Voici un disque des plus originaux qui croise, fait surgir l’un de l’autre, donne en héritage l’un, habite l’autre, deux Stabat Mater, celui, baroque, de Domenico Scarlatti, et le chef-d’œuvre qu’on dira encore très romantique de Dvorak. Le texte est en latin ; il provient du commentaire mystique par le moine Jacopone da Todi (circa 1300) et célèbre la fête des Sept douleurs de la Sainte Vierge, chaque 15 septembre.
Un savoir très spécial, fait d’intuition et de connaissance musicologique, a en effet amené Simon-Pierre Bestion, à la tête de la formation la Tempête, avec Amélie Raison (s), Aline Quentin (a), Édouard Monjanel (t) et Florent Martin (b), à donner une version, plus exactement pour les interprètes une transcription pour solistes, chœur, piano soli et cordes (Dvorak) et continuo (Scarlatti).
On a pourtant dit « version », car il s’agit, si l’on peut se permettre, d’autre chose que d’une transcription. D’autre chose, soit quelque chose de plus, qui fait entendre ce qu’on n’entendait pas jusque-là, du moins dans l’écoute récurrente de ce chef-d’œuvre qu’est le Stabat Mater de Dvorak dont le disque vinyle avec son image, son icône, dans la version de Rafael Kubelik n’a jamais quitté le premier rang d’exposition de la discothèque personnelle (et on se souvient de l’avoir remarquée dans celle de Philippe Lacoue-Labarthe, car il constitue le grand motif de Phrase VIII de ce très grand livre de poésie, mais là également il s’agit de bien davantage que cela, qu’est Phrase, Bourgois, 2000).
Simon-Pierre Bestion rend compte dans un bel échange contenu dans le livret du disque de son intuition concernant la traversée des chefs-d’œuvre dans l’histoire, une traversée qui peut se penser autrement que par la pratique d’un même genre, donc également comme infusion, héritage, transmigration, métempsycose musicale, etc. Peu importe, le résultat est saisissant, de beauté souvent, d’intensité dans l’étonnement aussi, de mise en relief musical du texte également.
On ignorait que la première version de l’œuvre de Dvorak était pour voix et piano, et on en est surpris, parce que la dimension symphonique est si saisissante et qu’on éprouve des difficultés, à la première écoute à faire place à cette transcription. Ce que cette dernière apporte, on peut tenter de le dire un peu, par exemple en soulignant le caractère déchirant de l’œuvre, une sorte de violence entre des parenthèses de douceur (Fons amoris !) on entend les contrastes, la quasi percussion des mots latins qui travaillent la musique (d’où, peut-être, l’intrusion, sous forme de rappel, de mise en relief et aussi en abyme, dans l’œuvre de la « séquence grégorienne issue du Graduale Triplex (Solesmes, 1979) », en somme l’œuvre acquiert ici une dimension nouvelle, comme une sorte de plan d’écoute inouï selon les moments. Certes, Dvorak était catholique, mais il était également imprégné de la culture de son propre pays. Ainsi, on peut entendre l’un, pas l’autre, les deux, ou autre chose encore, ce qui est le cas, par exemple une œuvre qui évoque, voir dit, comme nulle autre la finitude. Et c’est un peu l’effet qu’on remarque pour sa part et même qui touche au sens le plus fort du terme.
Retour aux deux œuvres, même s’il nous est impossible, outre la beauté de sa découverte, de nous prononcer en connaissance de cause, sur celle de Scarlatti. Simon-Pierre Bestion affirme que « je [il] trace finalement un lien assez subtil entre les deux pièces – un lien plus esthétique et métaphysique que scientifique – pour prouver qu’elles peuvent ne faire qu’une. » Et aussi : « Je ressens dans ces deux œuvres une même tonalité, une même expression de douleur, des mouvements qui se font écho ». En lisant ces lignes vient à l’esprit un autre prolongement, plus théorique, celui de l’unicité de l’œuvre dans l’histoire, comme un commentaire infini du même texte, une « poésie universelle et progressive » comme disaient les romantiques d’Iéna dans un fragment célèbre dû à Friedrich Schlegel. Sans entrer plus avant ici dans cette considération, on parlera de la communauté d’une expérience, de celle d’une vérité que recèle un « lyrisme commun » (Simon-Pierre Bestion), par conséquent une écholalie comme celle qui existe, ailleurs, autrement, entre la poésie et la musique (Wagner dans Baudelaire, par exemple).
On s’attarde donc un peu sur l’œuvre de Dvorak puisque celle de Scarlatti nous est inconnue, ce qui certes n’est pas une raison pour ne pas en parler, mais elle apparaît, sur le fond, on veut dire la foi, sans ambiguïté. C’est une œuvre inscrite, inféodée, ce qui ne constitue pas une critique. De surcroît, elle revit ici, s’éveille et pourra peut-être être en mesure de réaliser ce que depuis longtemps l’œuvre de Dvorak avait laissé comme trace en nous. Toutefois, le mérite principal de cet enregistrement est de faire saisir les deux œuvres comme un tout, comparable en image à une agglomération de nuages, ou chimiquement à une sorte de capillarité musicale.
En faisant mention de la douleur et plus généralement de la souffrance d’exister, c’est-à-dire de devoir mourir et parfois, s’agissant d’un enfant, de son enfant, de le perdre avec le sentiment de l’injustice et de l’absence de sens de tout cela. Souffrir, mourir, sans rétribution. Ce à quoi, on le sait, trop ou pas assez, ce qui en l’occurrence revient au même, les religions estiment pouvoir répondre comme à ces questions pourtant béantes, en les refermant. On comprend, on dira ironiquement qu’elles n’ont pas tort, du moins formellement, car sinon comment exister dans l’absence de réponses ? C’est pourtant cette absence que chaque douleur réveille en rappelant en premier lieu qu’une question ne se referme jamais. La cicatrice est donc toujours là, prête à suinter.
Dvorak, on l’a rappelé, était catholique, sans doute croyant, on ne sait pas, on ne l’a pas vérifié, mais on l’a compris, à la fin de son Stabat Mater, lorsque la transfiguration de la douleur et la rédemption se révèlent comme ayant constitué le ressort de l’œuvre. Alors, son début est comme retourné, la souffrance se teinte d’une lumière jusqu’à devenir transparente. Autant qu’on puisse en juger, c’est un ré majeur majestueux qui porte l’œuvre.
Et c’est bien ce à quoi on voulait en venir parce que la musique elle-même nous y a amené, la transcription réalisée par Simon-Pierre Bestion pour le piano et les voix fait apparaître, volens nolens, tout autre chose, qui est en effet l’épaisseur de la finitude dans laquelle nous sommes irrémédiablement pris. L’élan dernier, triomphant, de la transfiguration, s’arrête alors à la sensation d’une percée dans cette opacité de la finitude ou à l’expression d’un désir, mais pas nécessairement à une foi. Une percée, autrement dit, non pas une échappée, mais une intensité de sensation, ou un approfondissement de la souffrance, sans doute le sens même de la croix, un sens qui ne (se) raconte pas d’histoire, ce qu’au contraire fait toujours la signification au titre d’aboutissement d’un récit qui console. Le sens, en revanche, se tient au plus près de cette souffrance, qui ne la justifie pas, en définitive, en fin de compte, à la manière, effectivement, d’un deus ex machina. La souffrance, et telle serait la nature de ce qu’on peut considérer, faute de mieux, comme un retournement, se confond non seulement avec l’existence, mais fait un avec le sens. Celui-ci, une fois dépouillé de l’apparence de la signification, ne se situe nulle part, encore moins dans un ailleurs, mais se dévoile comme la pure manifestation de l’existence nue qui est là et qu’il s’agit d’habiter, sans adresser quelque demande à une transcendance. C’est ce qu’il est possible de comprendre dans le propos de Simon-Pierre Bestion lorsqu’il avance ceci : « Je tente de rapprocher au maximum cette musique de notre quotidien ». Évidemment, c’est peut-être autre chose qui est présidait à l’intention de cette transcription. Il reste qu’à l’écoute le lamento de la finitude que constitue le Stabat Mater comme « écho dans l’expression lyrique de la souffrance », ainsi qu’il est également dit, ne s’en trouve que davantage mis en relief.
Perdre ses enfants, l’un après l’autre, se retrouver soudainement sans enfants, doit être, est-il bien utile de le dire ? une expérience épouvantable, pas même une expérience, mais sa croix précisément, un au-delà de l’expérience, et par conséquent de toute parole, en vérité un dehors radical que la musique seule peut certainement ne pas remplir mais porter. Cette expérience fut, on le sait, celle de Dvorak. Là où la signification rapporte, au sens de l’échange réussi, le sens est ce qui ne se récupère pas. C’est sous cet angle qu’il est infini, positivement comme négativement, c’est-à-dire au titre de répétition et de ressassement. Le sens fuit, s’enfuit, depuis toujours, il se confond effectivement avec ce qu’il y a. Il ne demande aucun remerciement et n’en mérite d’ailleurs aucun. Le sens est du sens, il est sa propre histoire, celle de chacun qui existe, il ne se tient ni dans les choses, ni dans les mots, ni dans les récits. « La littérature », elle aussi se confond avec ce sens qui n’est que du sens, et ne se raconte pas d’histoires. Elle dit cette mort qui nous a fait naître, d’où nous venons et vers laquelle nous retournons. Et il y a là un éblouissement dans lequel la musique se mêle à la sensation en envoyant quelques mots comme arrachés au silence et répercutés dans un goulot, celui de la gorge étranglée de chacun. Mais c’est bien ce silence épais, cet élargissement de ce qui de toute origine était si large, en débordement de toute verbalisation qu’on entend dans l’existence et la finitude pour commencer comme pour ne pas finir lorsque la musique vient à nous traverser.
Une mère, puisque c’est elle que chacun retient en soi, est toujours présente, qu’elle soit vivante ou morte, qu’elle ait été suffisamment aimante ou non. Plus présente en nous que nous-même, elle conjugue l’amour et la souffrance, le sentiment le plus inextinguible et aussi celui de l’abandon … Plus profondément, n’est-ce pas en s’adressant à elle qu’Augustin pouvait affirmer « interior intimo meo » ? Ce qui signifie qu’une mère est ce qu’il est impossible de rejeter de soi. Et c’est la raison pour laquelle le premier amour se joue avec elle, le rejet éventuel également, mais les deux resteront indétachables plus qu’indéfectibles dans ces relations. Une mère est plus nous que nous, elle nous survit dans toutes les dimensions temporelles puisqu’elle existait avant soi, qu’elle vit en soi, et qu’elle s’en ira avec nous. C’est ainsi que l’on peut entendre, comprendre, sentir la tenue de la mère, devant la croix, c’est-à-dire devant n’importe quelle souffrance qui vient de se conclure dans la mort : stabat, elle se tenait debout, peut-être à genoux, mais droite, la tête levée vers celui qui est resté son enfant et que Dieu a abandonné (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »)
Mais le père, demandera-t-on ? Il est loin, et même tout près il est loin comme le langage l’est des êtres et des choses. Le père n’est que langage, sa présence relevant d’un tout autre genre, celui du nom, là où celle de la mère est de chair. Une mère est un poème incarné que l’enfant dépliera ou non, dans le bonheur ou bien dans son inverse. Cependant, comment pourrait-on en vouloir à une mère ? Aimer ne s’apprend pas, ni ne se commande. De même, élever un enfant est un art supérieur dont aucune règle n’est donnée. Et ce serait cela l’amour, le dehors des mots et de la loi. Se tenir ainsi, quoi qu’il arrive, et ce serait cela, être mère, en pietà, cette présence (stare et dans la mémoire stabat, elle se tenait là, ainsi, mais debout), démunie, sans pouvoir demander l’aide de quiconque ou de quoi que ce soit. Ce serait elle, le sens, cette présence qui est celle du sens à défaut d’avoir la moindre signification, comme l’amour même.
Et se tenir ainsi, ce serait plutôt cela la prière, autrement dit l’élan qui vient d’en deçà des mots, et qui se prononce sans même le secours de quelque religion. La prière qui habite ce regard pénétrant vers le haut de la croix, tout comme il se portait plus tôt sur la tête du petit enfant en train de s’endormir, s’adresse à ce qui d’elle l’excède. « Que veut la femme ? », demandait Freud. Il est étrange qu’il n’ait pas demandé ce qu’elle désirait… Et ce serait son enfant. Que ce désir soit heureux et qu’il se réalise en quelque façon avec l’enfant, ou bien qu’il souffre de lui-même, de son incomplétude et de la défaillance de son contenu, en effet, ne change rien, à ceci du moins, que l’enfant est là, qu’il est sien, qu’il est elle, plus elle que soi-même. Interior intimo meo retourné…
Il existe une loi de la nature, qui est parfois transgressée, selon laquelle un parent se doit de mourir avant son enfant. Celui-ci se doit d’enterrer mère et père. L’ordre est ressenti comme une douleur, la transgression comme une injustice de la douleur. On ne quantifie ni les larmes ni les douleurs, mais leur objet peut l’être (ainsi le si petites vies des enfants qu’évoque Gustav Mahler dans ses Kindertotenlieder, les courtes de vies des jeunes gens, même celle des parents morts qui nous ont laissés très tôt démunis, parfois jusqu’à notre propre effondrement).
On regarde cette icône, « La Madone des Douleurs », une peinture sur verre de Chrysostomus Geiger (au Heimatmuseum de Oberammergau), avec Philippe Lacoue-Labarthe écrivant Phrase VIII (La signification des larmes). Et ce serait en effet l’origine des larmes.
© André Hirt
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