Voici un compositeur qui aura eu droit à beaucoup de mépris auprès des « connaisseurs » de la musique, ceux qui, pour couper court à toute discussion, le déclarent bien à haute voix et avec assurance vulgaire, et qui, dans le même temps, aura connu l’admiration pour ne pas dire la dévotion de la part d’amateurs et des simples auditeurs de musique. Parmi ces derniers, très nombreux furent ceux qui découvrirent la musique dite « classique » par son truchement, autrement que par les Quatre saisons, le Canon de Pachelbel ou le début de la V° Symphonie de Beethoven…
Rachmaninov rend en effet les choses bien difficiles dès lors qu’on prétend parler un peu sérieusement de ce que la musique peut être et au fond est. Et très certainement fait-il même quelque chose d’essentiel de cette dernière, la preuve en étant, justement, pour le moins l’irritation d’un côté et la passion de l’autre. La musique peut en effet se laisser toucher, parce qu’elle touche. Et la musique de Rachmaninov touche. Certains musiciens refusent d’être touchés ainsi, ce qui pose la question de savoir ce qu’elle représente pour eux, quel statut est exactement cette altérité qu’ils font leur en s’y reconnaissant … En revanche, ce qui est plus qu’évident, c’est que certaines formes musicales ne touchent guère, on ne se lève guère la nuit pour elles, on ne les entend pas, on les comprend seulement intellectuellement. D’autres diraient, et ils auraient également raison, qu’elles n’émeuvent pas. La musique de Rachmaninov fait en effet partie de celles qui émeuvent ; elle apparaîtrait inadmissible pour Platon puisqu’elle pénétrerait ainsi pour l’ « efféminer » dans l’âme. Soit.
Que l’on « aime » la musique de Rachmaninov ou qu’on la fuie, elle provoque indéniablement une réaction, d’adhésion spontanée ou bien, faisons d’abord usage de ce terme, on croit pouvoir le soutenir, de dénégation. Car même un rejet aussi catégorique ne peut en toute rigueur relever simplement du goût, mais plus probablement d’un rapport curieux, qu’on dira oblique, à sa propre sensibilité, qui signifie un obscur désir de ne pas se mêler à ceux qui admirent. Il y a dans cette attitude une prétention quant au savoir de ce qu’est la musique ainsi qu’une décision de supériorité. On relève un mépris de classe qui débouche sur des catégories hiérarchisées d’auditeurs. Plus profondément, on mettra de côté ceci, que la musique ne se résume pas à un savoir, qu’elle n’appartient même pas à ce régime, celui au sens strict, de la connaissance qui fait que le sujet et l’objet se font face et que le premier s’approprie l’autre avec ses catégories, alors que le savoir est incorporé, qu’il se laisse seulement reconnaître en soi sans qu’on puisse en déterminer les règles et encore moins la nature. La musique de Rachmaninov éveille l’intériorité physique et psychique. Le nier, c’est repousser la musique dans l’extériorité et en effet en faire un objet.
Si ces dernières remarques possèdent quelque consistance, alors il n’est guère interdit d’écouter cette musique par le biais de Charles Dutoit, par exemple dans la 2° Symphonie, une des plus belles œuvres symphoniques qui soient, ou dans les œuvres pour piano, de Martha Argerich, de Mikhaël Rudy ou encore de Vladimir Ashkenazy, Lugansky, Trifonov qui tous ne sont tout de même pas les derniers de la classe et qui pour la plupart n’ont guère besoin de flatter le public pour établir leur réputation, et en même temps d’être passionné par Schoenberg.
Sous couvert d’un jugement de vulgarité, on estime que cette musique de Rachmaninov est simple, voire simplette, qu’elle utilise, ce qui, ne le nions pas, est le cas, les voix les plus directes qui portent vers les soulèvements de l’émotion, alors même qu’elle est le plus souvent le contraire, complexe, ambiguë, parfois ironique, et, aussi, extrêmement inventive. Sans parler de sa virtuosité qui, pour une fois se déploie au service de la musique et non l’inverse. Et non seulement dans la musique pour piano comme les Études-tableaux. Ainsi il est passionnant de tendre l’oreille vers les petits (au sens de la durée) opéras comme Aleko ou Francesca da Rimini.
En résumé, il existe de la part des amateurs de la musique de Rachmaninov de l’ignorance (celle qui « devrait » porter sur les contemporains, ne serait-il question que de Prokofiev, de Chostakovitch, sans parler de Sibelius, de Schoenberg, de Berg, de Webern et de tant d’autres…), et il existe de la part des « connaisseurs » de la prétention, de la morgue, de la suffisance et, peut-être aussi, une autre sorte d’ignorance, ou bien, ce que l’on croit, de mépris beaucoup plus que de dénégation et d’oubli concernant la musique, sa nature et sa fonction, ainsi que les effets qui sont les siens.
En y réfléchissant, alors qu’on met personnellement, entre autres, la Seconde École de Vienne au plus haut, on se trouve ainsi bien démuni, on a la parole coupée, et on ne désire pas trancher entre ce qui apparaît comme deux camps. Car, contrairement à ce qu’on a suggéré plus haut, on n’a jamais vu ni entendu un admirateur de Schoenberg s’intéresser à l’œuvre de Rachmaninov. Toutefois, l’inverse se rencontre, la preuve !
La question n’est insoluble et les deux « camps » ne sont irréconciliables que si l’on reste dans le contexte de la mauvaise foi et de la représentation que l’on se donne en revêtant le rôle et en prenant la position (pose et posture mêlées) de l’auditeur averti de musique. C’est pourquoi, afin de comprendre, il est nécessaire de glisser du terme de dénégation à celui de mauvaise foi. Et si la mauvaise foi (autrement dit et sans entrer en profondeur dans la théorie, ce qui sociologiquement, du moins en terrain français, serait facile) parvient par miracle à s’évanouir, alors il devient possible de parler de musique, et non plus de goûts, en eux-mêmes et par eux-mêmes toujours construits, d’avis, c’est-à-dire ce que l’on répète, de savoirs réels ou prétendus, peu importe puisqu’ils ne sont que des connaissances et non des expériences de soi que la musique propose et au plus profond de son intention engage.
L’avant-garde, toujours auto-proclamée mais en exigence impérative de subventions, aura, n’ayons pas peur des mots, détesté la musique de Rachmaninov. Elle serait « sucrée », « facile », et pour tout dire, on l’a répété, « vulgaire ». Sous ce nom, on entend, on le suppose du moins à regarder les visages se prononçant à ce sujet, à la fois le trivial, le commercial et la trahison, c’est-à-dire la compromission de la musique avec ce qui ne lui appartiendrait pas, qui en constituerait pour ainsi dire le contraire, à savoir l’émotion que l’on éprouve au contact de la musique de variété.
Or, il convient d’y regarder de près, de soulever un peu cette musique, simplement de tendre l’oreille et de considérer ce qui s’y trouve et qui agit si puissamment sur les âmes et les corps des « amateurs ». L’émotion, donc, mais aussi une traversée accompagnée par la dépression, l’écart avec soi, à l’inverse et en même temps la plénitude explosive de soi (Rachmaninov, ce sont des climax répétés), quelque chose en effet de maladif, d’instable, cela est indéniable. Ce qui, au demeurant, inconsciemment, on le comprend à cet égard, susciterait une forme de rejet. Retenons l’instabilité, l’idiosyncrasie du compositeur, retenons aussi l’exil qui fait que Rachmaninov ne sait plus où se situer, à part sa magnifique musique religieuse (Les Vêpres), et que ses compositions pianistiques et orchestrales pourraient se définir comme la forme assez étonnante de la rencontre entre la Russie et l’Amérique. Une rencontre, autrement dit, en l’occurrence, le passage de l’une dans l’autre. Car, à n’en point douter ou même à n’en point croire ses oreilles, n’entend-on pas, aussi, l’Amérique dans certains détours des œuvres de Rachmaninov ? Mais c’est alors une Russie renversée, c’est-à-dire enthousiaste, fervente, optimiste, le regard porté au loin à la différence des effondrements russes et de ses replis pathologiques en tout genre. L’Amérique, ce « pays sans passé » comme l’écrivait Heidegger, ne se pose que peu de questions, il est si peu réflexif, il songe à demain, de quoi il sera et même doit être fait. La Russie, au contraire, en raison de sa profondeur, de champ en particulier, voit cette dernière sans cesse remonter à la surface, sans visage, ou alors emprunté, artificiel, pour tout dire pathologiquement hanté par le passé et bloqué sur ses rictus. On entend cela, tout cela, dans la musique de Rachmaninov et c’est pourquoi il arrive, quelles que soient ses passions musicales propres, aussi éloignées soient-elles pour l’essentiel de ses œuvres, que notre propre psychisme s’y reconnaisse.
© André Hirt
0 commentaires