Il y a l’existence et ses abîmes, le désir et la mort, l’épuisement et la solitude. Ces abîmes en rejoignent d’autres, en vérité comme en réalité les mêmes, parce qu’ils en proviennent et surtout parce que ces dernières donnent figure à ce que chaque existence, au moins à un moment ou un autre éprouve, ressent en le réfléchissant au plus profond de soi. C’est en cela que le mythe est vrai, d’une vérité qu’aucune science ne peut contester. Qu’est-ce qu’un mythe de ce genre, au fond ? Au moins ceci : la figure et le nom donnés à des forces naturelles. Et que ces forces, disons plus exactement des puissances, ne soient pas domesticables, mais qu’elles se manifestent, parfois se révèlent dans l’existence comme ce qui les soutient et les commande plus qu’elles ne les guident dans telle ou telle voie, dont elles portent en tout cas la vérité, est encore plus indéniable.
Il est arrivé très souvent à Schubert de nouer les drames personnels aux mythes originels. L’Hadès, Kronos, les Dieux de la Grèce par exemple, supportés par des textes poétiques de Goethe, de Schiller et d’autres encore. Alors le Lied, d’intime qu’il est, accède directement à l’universalité. Il change de plan pour revenir à soi, dans un aller-retour bouleversant, une sorte de voyage dans le temps et l’immémorial qui est tout autant un mouvement d’approfondissement sur place.
On connaît moins sous nos latitudes latines les Lieder de Carl Loewe (1796-1869), strict contemporain de naissance de Schubert, à un an près, mais qui lui survécut quarante et un ans ! Ce qui laisse effet le temps et du temps. De vivre bien sûr et également de composer. Il faut savoir que Carl Loewe fut peut-être pendant longtemps le compositeur de Lieder le plus interprété. J’en veux pour preuve, en prenant directement la parole après, à l’instant, dans la discothèque, une vérification tout de même un peu signifiante, que le grand accompagnateur de piano Michael Raucheisen (1889-1962) dont on a publié en soixante-six (66) CD l’œuvre aura consacré pas moins de huit d’entre eux à Carl Loewe, en faisant par conséquent de lui le compositeur de Lieder le plus interprété. L’œuvre de Loewe est en effet imposante, profonde – à découvrir une bonne fois ! – à l’intersection musicale de Schubert et de Hugo Wolf, romantique et déjà post-romantique dans son fond, et toujours de très haute tenue intellectuelle. Le recours au mythe y est constant.
On pourra le vérifier avec ce CD précieux à tous égards, qui rend justice à la fois au Lied dans ses attaches mythiques et à la musique des deux compositeurs ici croisés dans leur présentation. Le baryton Konstantin Krimmel en impose par sa capacité à rendre sa voix ombrageuse, parfois fantômale, comme venue de vraiment très loin. Jamais le texte n’est simplement déclamé. Il est toujours pensé sans recourir aux artifices parfois très limites de Fischer-Dieskau lorsqu’il creuse trop le détail des textes en rejetant à l’arrière-plan leur provenance réelle, en l’occurrence mythique (c’est, on le note, au-delà de cet immense artiste qu’était Fischer-Dieskau, un travers d’époque qui mettait encore tout récemment l’interprète au centre de ce qu’il interprétait). Konstantin Krimmel a su éviter ce travers en témoignant de son art, d’une diction et d’une pénétration des textes remarquables. Quant à Ammiel Bushakevitz au piano, il a su relever le défi de l’accompagnateur qui loin de matérialiser un simple support est en réalité celui qui donne le ton et l’élan indispensables d’un Lied. Car si l’entame de ce dernier n’est pas finement ajustée, la pièce tout entière s’effondre. Il a su persuader de la pertinence en termes de vérité de ces Lieder. On quitte leur écoute ébranlé.
© André Hirt
(On renvoie au texte pénétrant de Clemens Matuschek, Mythes du romantisme, contenu dans le CD.)
À l’écoute : une présentation du disque par leurs interprètes,
Youtube : https://www.facebook.com/watch/?v=531334862549518
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