Le sang et les nerfs ont quitté les doigts de la musique, les quelques minutes d’une Gnossienne défient la gravité. Une confusion air-eau pour une embarcation chargée d’âmes qui glisse, à allure modérée les lacets se rebouclent derrière elle, l’absence de vagues supporte la tension parfaite des notes, feuilles presque volantes mais posées, l’une après l’autre, en un lé que l’instant ne peut que conserver intact.
Pour certaines œuvres dont la profondeur ne nous attendra pas, le chef d’orchestre espère toujours nous laisser une chance avant d’opérer en attendant la fin des toux.
Impression souvent première à l’écoute des pièces pour flûte seule de Salvatore Sciarrino qu’un souffle escorte l’urgence et le drame approchant. Mais quel drame et quel degré d’urgence entendons-nous là ? Clapets de l’assistance respiratoire, la flûte paraît respirer difficilement, comme si elle était victime de contusions, d’une fièvre, d’une glissade sur un toit givré, d’une insolation, ou même d’une allergie aux pollens de l’air qui la traversent. Elle fait corps obligé avec un flûtiste qui chaque fois se surpasse pour reconsidérer l’état de santé de son instrument et pour le remettre sur pied. Au fur et à mesure que la musique se développe, on comprend que l’on s’est fait duper. L’instrument ne projette vers nous que des éclats de sa santé de fer ! au même titre que l’énergumène qui en joue avec un brio absolument surhumain (dans le cas présent il s’agit de Matteo Cesari interprétant Hermès, L’orizzonte luminoso di Aton, et Cresce veloce un cristallo). En réalité le drame est passé, il est même loin en retrait, derrière nous, et ne nous devancera plus. Les deux compères – flûte et flûtiste – en sont les rescapés et un monde neuf s’est ouvert devant eux, dont ils prennent mesure et connaissance, un peu comme le fait un échassier qui scrute dans les moindres détails son environnement direct en posant et reposant prudemment sur le sol chacune de ses deux pattes. La mobilité de l’air est réquisitionnée, l’espace vierge est progressivement vérifié par des ébauches de sons, des claquements de langue, toute une syntaxe en apparence primitive s’y installent comme au premier jour de l’art. Voilà ce qui nous salue dans cette musique, capable de se limiter au strict minimum, comme d’imiter le vent, les assauts du gros vent qui ne tolère aucun autre narrateur que lui-même.
[01/01/24 – un Quadrille de Bruckner donné au Musikverein de Vienne lors du fameux concert du nouvel an, quelle revanche ! Fallait-il une bonne résolution ou un bicentenaire de la naissance du compositeur pour entendre cela dans cette capitale qui l’a tant rejeté ?]
N’y a qu’à frotter deux ou trois ballons de baudruche simultanément à l’aide d’éponges sèches pour que monte irrésistiblement l’inventaire angoissant des faillites. La coulisse d’un trombone se relève d’un épuisement passé. Sur quoi compter pour éclairer ? des bruits d’insectes ? des bruits de sécrétion piu mosso qui exciteraient de nouveau ? ou d’humus qui se contracte en séchant ? On dirait qu’il est bien mort, qu’elle l’est aussi, qu’eux le sont tous depuis quelques années. Dans le quartier qu’est l’instrumentarium, semble-t-il vidé de ses habitants, un spectre solitaire se promène librement et laisse partout où il passe, sur les murets, sur les mobiliers des maisons, sur leurs boîtes aux lettres, sur les graviers abandonnés aux herbes dites mauvaises, sur les barbecues, de grosses gouttes de sang rouge clair. On l’entend murmurer que la liesse qui régnait, que tous étaient, s’en est allée pour ne plus jamais revenir. Quelques araignées restées en travers des épisodes de vie se relaient pour tendre de gigantesques toiles tissées d’une pièce à l’autre, d’une maison à l’autre, où se prennent et restent suspendues les images étranges des habitants de jadis. Une chair jaune de poule glisse sur toute la surface de la peau, d’oreille à orteil, on entend en première mondiale un enchantement sonore de 13 minutes tout rond : Vendre le ciel aux ténèbresde Bastien David.
Un cumulus bien haut crée une césure, un angle mort dans la surveillance. Une flûte traitée comme une flûte, et dans laquelle pourtant entendre en simultané tant d’instruments à percussion.
Fluorescences de Penderecki (1962) – chevauchée prométhéenne de l’écoute parmi un attirail grandiose d’instruments peu conventionnels – on reconnaît une enclume, une sirène, des woodblock, des plaques d’inox brossées, du verre frotté, une machine à écrire. L’alerte est donnée générale quand une sirène de fin du monde se déclenche et engendre l’affolement. Des messages en morse, des SOS express anxiogènes fusent et fourmillent de tous les recoins de l’orchestre. Le son musical devient acoustique pure avec ses phénomènes d’explosion, de dispersion, d’accélération sensibles, d’extinction, ses dynamiques, couleurs et intensités des textures sont prophétiques et comme captées dans leurs infinies dérives, elles préfigurent presque les clips vidéo nés dans les années 80.
On questionne ce qui ne peut répondre : – Est-ce l’heure enfin souhaitée de la cécité ? Vigueur molle de l’eau, au ras. Pointes de nerfs qui n’ont que l’air d’être accrochées, sans la tringle, de sorte qu’elles n’ont de cesse de percevoir des décalages dans le vent. Du pollinisateur ? Du colibri passé par là ? Seul le vibrant contour de l’excitation semée dans l’envergure du chèvrefeuille. (D’après Voilages de Misato Mochizuki)
Etre à l’écoute de son propre tour de circulation sanguine. Bien qu’il soit continûment en sourdine.
Les doigts qu’on voit carillonner, qui font aux accords graves de la main gauche sonner le glas dans de nombreuses partitions de Rachmaninov. Glas du temps qui fauche sur son passage, qui déshérite de ce qui fut acquis, qui tourmente, qui désillusionne, ce glas, à gauche, qui nous concerne, pendant que tant de pattes d’insectes singées par la plus filiforme des mains droites sont comme rescapées des doubles et triples croches. A ceux qui n’en sont pas encore tout à fait certain, oui les insectes nous survivront, cela est aussi écrit en filigrane dans plusieurs Etudes tableaux des opus 33 et 39.
N’aurait-on pas inventé la musique rock à Venise vers 1650, pour qu’après la délibération de Saint Pierre, celle-ci nous accompagne au paradis ? C’est ce que me fait entendre l’enjoué Capriccio sopra sette notte de Cazatti.
© Mathieu Nuss
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