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Carlos Païta – Brahms, Beethoven, Carlos Païta, (Ayla Erduran, violon, dans le concerto de Brahms), Le Palais des Dégustateurs, 2025.

par | 7/01/2025 | Classique, Discothèque, Musique, Notes d'écoute

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

La publication des enregistrements, dont des inédits, du chef Carlos Païta se poursuit grâce à l’engagement d’Éric Rouyer, producteur sur le label Le Palais des Dégustateurs, avec un coffret de deux CD comprenant sur un mode croisé, pour le premier, la 1° Symphonie de Brahms avec le National Philharmonic Orchestra of London, 1981, la 7° Symphonie de Beethoven avec le Philharmonic Symphony Orchestra, août 1983, et pour le second la 5° Symphonie de Beethoven avec le Philharmonic Symphony Orchestra, Septembre 1981, et le concerto pour violon de Brahms avec Ayla Erduran au violon, et le London Philharmonic Orchestra, janvier 1985. Le coffret est présenté avec un tableau de couverture que l’on doit à Korin, artiste-laqueur, et connaît un son qu’on qualifiera d’extraordinaire auquel Alain Gandolfi n’est pas étranger. Il s’agit donc d’une très belle publication qui fait honneur aux enregistrements historiques dont le disque matériel est la véritable destination en se situant à la hauteur véritable des artistes.

Quant au contenu à présent, que l’on enveloppera dans l’interprétation, plutôt le vécu et l’engagement de Carlos Païta, on sera impressionné par une direction bien plus pénétrante qu’audacieuse, afin de contrecarrer la « mauvaise réputation », pour parler comme Guy Debord que l’on a faite au chef – on se demande d’ailleurs aujourd’hui encore pour quelles raisons réelles, si ce n’est que ses disques paraissaient dans les années 80 de façon anachronique pour la mode journalistique, en pleine période de dévotion au baroque –, une direction plus performative, donc vivante et existentielle (on dirait que la musique s’y joue comme la vie du chef !) que démonstrative, c’est-à-dire artificielle, purement gesticulatoire, un façon de conduire la musique plus vraie qu’authentique, « historiquement instruite » comme disent les cuistres parmi les baroqueux.

Et pour qui reproche à Carlos Païta de s’engager à la suite des Furtwängler et autre Klemperer, on répliquera que loin de suivre aveuglément la tradition (au demeurant, conserver est souvent plus créatif et même créateur que les prétentions à  innovation à tout prix), on dira qu’il s’y enfonce jusqu’à en faire remonter une vérité émotionnelle, autrement dit un rapport étroit et communicatif avec le monde et cela, l’écoute réelle ou en aveugle (ce qu’on a fait subir à un amateur musical averti confirme), contredit toutes les critiques négatifs à l’égard de l’art du Maestro, au moyen d’une grande maîtrise formelle. L’orchestre est toujours tenu, jamais abandonné à lui-même, ou alors, comme c’est à présent si souvent le cas, suscitant de la sorte bon nombre de contresens, retenu comme des chevaux auxquels on refuse la moindre liberté émotionnelle. L’art de Carlos Païta ne fait jamais déborder la musique d’elle-même, mais il la laisse s’intensifier lorsqu’elle l’exige, et, à cette fin, il la réveille d’abord comme pour lui rendre son énergie endormie dans la partition. En cela, la musique n’est pour le Maestro qu’un éveil au monde, l’affect de la jubilation d’y résider jusque dans la douleur et la mélancolie, grâce à, reprenons le mot le plus précieux : une tenue, celle qui se tient avec lucidité et intransigeance, autre trait de l’art du chef, face au même monde.

On l’a relevé, cet art surtout concernant les compositeurs en B comme il y a les philosophes en H, Beethoven et Brahms (on a déjà entendu et on le réentendra bientôt dans Bruckner) donc, se tient au plus loin de la confusion, ne serait-ce que parce qu’ils ne le supportent pas, tout comme ils refusent, on les sent parfois protester à l’écoute, les étouffements ou les raidissements dont ils font l’objet comme s’ils étaient des objets, ce qu’ils ont malheureusement tendance à devenir dans bon nombre d’entreprises actuelles. La preuve de cette clarté réside dans l’étagement des plans sonores comme des tempi, celui des pupitres comme des voix, la distinction des degrés d’intensification, la dilatation, très sensible, de l’espace, et enfin la mise en évidence des percussions qui forment, comme on sait ou devrait savoir, l’alter ego du chef, leur réalité-miroir, eux qui insufflent et donnent le tempo comme le ton. L’effet majeur qui en résulte est que l’interprétation n’est jamais lourde, mais profonde. La musique vient dans notre proximité depuis le lointain dans lequel elle résidait, en attente, et dans sa venue elle prend les apparences d’une hallucination du vrai. Pourtant, rien n’est exagéré, ce serait un effondrement artistique, une dislocation de la forme, ce qui n’est pas du tout le cas. En revanche, la musique traduit sa portée visionnaire. Car elle voit, voit loin, bien au-delà du présent. Elle fait entendre l’écho de l’avenir et dans les plus grandes œuvres, comme c’est le cas ici, de tous les temps.

On ne s’attardera pas sur la nature et le statut des œuvres présentées ici. Sans doute s’agit-il de quelques-unes des plus célèbres du répertoire. Comme on l’a noté, elles sont couplées, ou doublées en tête-bêche, formant ainsi un Quadrat, diraient les Allemands, de telle sorte qu’à l’écoute quelque chose d’inouï ait lieu, à savoir le jeu de chaque œuvre dans les autres grâce à leur croisement. À vrai dire, il manque ici la IX° Symphonie de Beethoven qu’on aurait pu mettre en regard de la 1° de Brahms, elle qui se voulait être, justement, et dans l’absolu, la X° Symphonie ! On ignore toutefois si le Maestro a un jour enregistré cette IX° de Beethoven…

Un mot s’impose à propos de la violoniste Ayla Erduran dont on ne sait à peu près rien, ce qui, au fond, n’est pas une mauvaise chose dans la mesure où aucune influence ou cliché journalistique n’auront été véhiculés en brouillant l’audition. Toujours est-il qu’on a apprécié son jeu, en raison de sa singularité. Le plus beau violon, et cela tient aussi pour n’importe quel autre instrument, pour n’importe quelle œuvre d’ailleurs, qu’elle soit musicale, plastique ou littéraire, ne dérive pas de la perfection de l’exécution, ni de la virtuosité, qui n’est jamais que technique et non pas art, ni d’autres qualités évaluables par les jurys de concours, mais dans ce qu’il laisse deviner d’une pensée, d’une émotion et d’une faculté expressive, même maladroite et parfois grâce à cette maladresse. Le jeu d’Ayla Erduran est âpre, ainsi le qualifiera-t-on, on dira également ascensionnel ou montagneux pour donner l’image des sentiers difficiles, ceux-là mêmes de la création artistique qui s’avance dans la nuit ou qui tombe sans fin, avec conscience, dans le vide. Ainsi, le violon d’Ayla Erduran échappe-t-il, osons l’oxymore, aux facilités de la virtuosité qui finissent toujours, parce que c’en est le principe, par homogénéiser la partition comme son expression, si bien qu’à terme on confond à l’écoute tous les virtuoses du monde.

Pour en revenir, et y venir enfin, à ce que les œuvres contiennent et que de tels interprètes parviennent à délivrer à nouveau en elles, on ne passera pas à côté du souffle de l’âme qu’elles transpirent. De l’âme, en effet, pour faire usage de ce vieux mot pour désigner un réel qui antécède comme il excède l’esprit, celui-ci n’étant jamais que son effet sensible, ou son phénomène, toujours marqué par une événementialité puisqu’il vient et renaît autrement, se métamorphose et en même temps façonne un temps ou une époque. L’âme est à chaque fois un monde singulier et à la palette singulière, aussi individué que l’est n’importe quel vivant, mais qui en même temps communiquera avec tous les autres, en les ouvrant et pour prendre cette image en les enrichissant. Lorsque la création ne provient que d’une singularité, en ne s’adressant de fait qu’à soi, elle s’annule dans sa créativité et son expressivité en se vidant de tout sens.

En revanche, ce qu’on nomme inspiration et Carlos Païta est un chef d’orchestre inspiré au service d’œuvres qui le sont ô combien, signifie cette faculté d’innerver les êtres que son souffle traverse. L’exécution des œuvres par Carlos Païta est une immense et intense expiration, de la vie jusque dans la mort, depuis la mort dont provient toute naissance jusqu’à cette autre naissance dans la mort. À chaque concert, l’œuvre et son chef reprennent leur souffle. Les modes sont moquées, elles deviennent dans ce grand art insignifiantes parce qu’elles sont de fait toujours régressives (retourner à… faire retour à…). Or la musique ne supporte pas d’être commandée, mais c’est elle qui confère l’énergie pour l’inspiration et le souffle qu’elle nécessite.

Là où on veut en venir, c’est précisément à cette question de l’inspiration, dont Carlos Païta est une incarnation encore trop peu reconnue, justement parce que désormais il s’agit pour nous d’une question, donc d’un problème, par conséquent d’une difficulté ou d’une impossibilité, voire, de quelque chose qui serait devenu proprement inconcevable. On peut soutenir en effet que notre temps, s’agissant plus généralement de ce qu’on nommait « art », et qu’il faudrait peut-être dénommer autrement, mais on ne sait décidément pas comment, est en difficulté avec l’inspiration et la créativité, à laquelle elle substitue une capacité productive indéfinie.  

Ces considérations reconduisent à la foi dans l’art à ce qui en constitue le cœur, à savoir l’articulation de l’existence en elle-même ainsi que la combinatoire de la pensée et de l’émotion qu’elle contient, l’imaginaire et la représentation en général également ainsi que les perspectives d’action singulière et éventuellement collective qu’elle y décèle. La foi dans l’art ? donc non pas simplement dans la musique, restrictivement comme genre, mais la foi dans l’inspiration et le souffle. La foi de l’art dans la musique, par conséquent. Et si l’on désire faire le point sur ce qu’il convient d’entendre par « art », et peu importe le nom qu’on lui donne (on a penché pour celui plus concret d’articulation), on pourra faire mention de la tripartition de la pensée, du corps et de l’existence dans toutes ses dimensions.

L’art de Carlos Païta, parmi d’autres, importants, nous apprend que « la fin de l’art » annoncée par Hegel (même si on n’a pas rendu justice à ce que le philosophe avançait, à savoir « l’art, quant à sa plus destination… », mais restons-en au cliché qui a effectivement pris très concrètement forme depuis avec les termes de « liquidation », de « post-moderne », de « fin de la peinture », etc.), alors même que dans son histoire l’art n’a jamais connu que des « fins » (de la forme, de la figure, de la représentation, de telle ou telle dimension, de genres…), mais guère de fin de ce qu’on doit appeler « origine », qui ne cesse de se relancer, « origine », qu’une fois de plus on ne confondra surtout pas avec le commencement.

Nietzsche a parfaitement compris et analysé la question de la fin de l’inspiration. Il voyait, à juste titre, dans Wagner le dernier inspiré (« je suis d’abord un wagnérien », avouait-il), mais dans le régime maladif de l’expiration. Cette fin a inspiré Nietzsche dans ses œuvres – l’inspiration fondamentale, originelle, est celle d’une négativité, à commencer par les leçons de Schopenhauer ! –, lui qui ne cesse de parler d’inspiration, malgré quelques moments de glorification du seul travail (ainsi, à propos de Beethoven par exemple). Nietzsche a su saisir ce que fin de l’art pouvait vouloir dire : « moderne », « romantisme », « décadence », « épuisement »… C’est le philosophe qui a tracé, pour le meilleur, la lumière, l’écarquillement des yeux, l’élargissement de la pensée, la critique de la religion, et aussi, au-delà de sa sanctification actuelle, pour le pire (les influences politiques, quoi qu’on dise, le lexique surtout, de la « puissance », de « l’esclavage », des « faibles », de plus en plus insupportable à la lecture qui désormais se passe des surinterprétations, qu’on se rende donc compte un instant .. !).

Il existe toutefois une résistance, des lumières, pas seulement celles qui éclairent, mais ces autres qui font état de la noirceur des choses et des situations, comme Freud l’a dévoilé aux yeux et aux oreilles inacceptables pour les idéologies dominantes de notre temps, qui, dans la réactivation possible, dans l’interprétation au moins, ainsi Carlos Païta, fait, par l’art, réapparaître l’origine, l’Ursprung, le saut originel, celui qui désire se répéter comme la vie même, comme Eros, dans la capacité à faire émerger des images, en délivrant l’imagination comme savait le faire en son temps, mais c’est encore une leçon, Diderot, puis les romantiques, c’en est une autre plus que jamais actuelle, à élargir l’existence, ce que Baudelaire, enfin dans sa Lettre à Wagner, avait mis en mots.

© André Hirt

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