La musique du Grand Siècle français exprime un microcosme régi par un rituel immuable, se suffisant à lui-même, autarcique. Les instruments à vent, sans cesse sur le point de dépasser toutes mesures, célèbrent la structure imperturbable, solennelle à force de cohésion, de ce rituel, soulignant ainsi l’autoréférentialisme, l’autotélisme, de ce microcosme. Et, les cordes qui résonnent le grain d’un son comme celui d’une texture ancestrale. Une musique qui claironne, célèbre, sa propre gloire, son rayonnement royal, presque sa déité. L’ampleur de ses respirations ouvre des galeries d’ors, de bois vernis, de lustres chargés de cristaux miroitants et de miroirs ternis.
Le Grand Siècle, son idéal d’équilibre parfait, épuré, contraignant et ambitieux régit une mise en scène très normée, codifiée, des rapports humains. La musique du Grand Siècle nous rapproche d’une grandeur légendaire, hautement admirée, en rendant sensible la matière même de cet équilibre. Tel un marbre austèrement équarri, dont les veinures sinueuses, à peine visibles, comme un calque, dévoilent une certaine mégalomanie. Et, pour cause, la recherche d’un équilibre ne signifie aucunement l’éradication de toutes démesures. Celles-ci sont proportionnées les unes par rapport aux autres, déterminant ainsi le curseur de gravité qui les lie. Elles ne perdent pas leurs mesures, ou leurs outre-mesures, ce sont leurs intensités qui sont relativisées, pondérées, par leur mise en rapport mutuelle.
Et, c’est cela que réalise la musique du Grand Siècle français, la maîtrise d’un équilibre. Bien que ce dernier semble austère, ayant l’ambition de s’inscrire dans le temps, d’intégrer le monde comme une règle constante, il n’en demeure pas moins que sa recherche demeure profondément humaine. Si l’on creuse subtilement l’écoute de cette musique, l’on note, comme une heureuse circonstance qui émeut parce que l’on découvre tout à coup la familiarité insoupçonnée d’une chose en apparence impersonnelle, insensible, qu’elle hésite, qu’elle doute face à l’attaque de certaines mesures. L’on est même bouleversé qu’elle fasse, certes timidement, l’aveu de son illusion d’omnipotence.
Cette fêlure est d’autant plus significative que la musique se déploie dans le cadre intime du monarque. Loin du cadre fastueux des divertissements royaux, richement mis en scène, la musique de chambre n’est pas destinée à distraire l’être de ses tourments intérieurs. Dans le répertoire vocal, la voix permet de dépasser la fonction purement sociale, fonctionnelle, de la musique royale. Elle installe une proximité entre l’être et ses pensées. L’introspection y trouve à s’exprimer jusqu’à résonner dans la voix musicienne qui multiplie les modulations, sans pour autant verser dans la larmoyance. L’on sent profondément cette voix s’émouvoir de la fêlure qui l’assiège soudainement, comme si elle était surprise de découvrir en ce monarque, pourtant si rayonnant, portant la démesure de l’absoluité, des fragilités.
Cette résonance humaine, bouleversante, s’épand également aux cordes qui semblent tellement tendues d’émotion, de gravité, qu’elles sont sans cesse sur le point de rompre. Mais, lorsque le son survit à cette menace de précipice, de silence, il émerge dans l’élégance des roulements de [r], et l’attention portée à une articulation claire, gracieuse, tandis que la voix couve une émotion, comme si la figure du roi se travestissait de grandeur, endossait véritablement le pouvoir. C’est l’incarnation de ce pouvoir, à travers les accidents de la voix, qui se réalise progressivement.
Le pouvoir du roi, figure bicéphale, à la fois homo sacer et homo politicus, s’exprime ici à travers la représentation délicate, maitrisée, et, par conséquent, dénuée du caractère obscène qu’une exposition chaotique de l’intimité est susceptible d’endosser, de l’espace intérieur du roi. Il ne s’agit pas d’une expression tyrannique, mégalomane, d’un narcissisme, mais plutôt de la réconciliation émouvante d’un être avec lui-même, et qui demeure profondément humain. La musique semble résonner de cette vérité, cette prise de conscience en le roi même, celui-ci devant juguler les divers pôles de sa figure complexe.
Est omniprésent ce souci de mise en scène, bien que ce qui se produise relève d’une redécouverte subite et sur-prenante de soi-même. L’humble dimension du roi est donc, elle aussi, soumise à la mesure. En revanche, elle apparait d’autant plus sublime qu’elle est délicatement raisonnée, retenue, elle n’est pas violemment enfouie, déniée sans concession. Une place lui est accordée dans l’échiquier royal, une place qui ménage une mesure viable à chaque entité qui la constitue. Comme si l’homme, en ce roi si puissant, était discrètement invité à s’exprimer en tenant compte du contexte dans lequel il se déploie, sans pour autant dénaturer, amoindrir ou bâillonner sa force suggestive. Elle est contrainte de s’accorder, ce qui ne peut, au demeurant, que potentialiser efficacement son expression.
© Sara Intili.
À l’écoute :
(Youtube) : https://youtu.be/W3tciOXERFM?feature=shared
Image : Musée Ingres-Bourdelle, Charles Le Brun, Allégorie de la gloire de Louis XIV (Domaine public, Wikicommons).
0 commentaires