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(Note d’écoute)Quatuor Emerson, Barbara Hannigan, Bertrand Chamayou, Infinite voyage, Alpha.

par | 20/10/2023 | Classique, Contemporaine, Disque, Musique, Notes d'écoute, Philosophie

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Toute chose, à l’instar de l’événement, livre sa vérité lorsqu’elle est en train de se manifester, de s’achever et parfois de se révéler. Vérité, donc ? En l’occurrence quelque chose que Mallarmé aimait, quelque chose de fané, baignant dans la couleur correspondante, des jaunes magnifiques qui font songer à travers la voie recherchée dans les rouges  à l’été indien des Amériques et du Canada, le pays justement de Barbara Hannigan dont quasiment chaque réalisation au disque est remarquable non seulement techniquement, artistiquement, mais au préalable dans le savoir qui autorise la composition d’un programme. Ainsi, est-on à nouveau époustouflé par l’énergie déployée, qui ne déborde jamais la rigueur exigée, surtout par la musique si complexe jouée ici, non seulement celle de Hindemith que l’on découvre avec un peu de stupéfaction tout de même (on restait sur l’impression d’un musicien certainement, estimait-on, un peu ennuyeux), celle du quatuor, si difficile au sens le plus noble qui soit, si opératique déjà ou encore, d’Alban Berg et enfin du déterminant et abyssal quatuor n° 2 en fa dièse mineur, op. 10, à l’allure fulgurante de comète, d’Arnold Schoenberg (la Chanson perpétuelle d’Ernest Chausson apporte sa couleur d’automne sans fin à l’ensemble).

C’est cette dernière œuvre qui permet de reprendre en les conjoignant, ou plutôt en les superposant, les deux grands termes romantiques que sont le voyage (aussi bien Schubert et son Wanderer que Baudelaire et son Voyage, la dernière pièce tout de même, donc conclusive pour ne pas finir, des Fleurs du mal) et l’infini, dans sa forme romantique qui pour sa part noue ensemble les deux sens philosophiques du mot, celui, radical, d’absolu, et, par contraste celui du « mauvais infini », donc d’un indéfini, à savoir ce qui, pourtant fini, n’en finit pas.

Nous sommes encore, à tous égards, et pas seulement sur le plan musical, dans ce qui n’en a pas fini, donc la séquence, elle-même en quelque sorte infinie, du « romantisme » qu’on perçoit si clairement dans ce qu’on nomme la 2° École de Vienne, une école qui justement découle, au sens propre et strict, de ce que Haydn avait envoyé à travers le temps et l’espace depuis la période Sturm und Drang, que Mozart aura métabolisé et creusé, que Beethoven a cette fois-ci propulsé dans l’Histoire et à travers elle son contenu émotionnel que rien ne peut satisfaire.

Et c’est par ce biais que la sexualité, elle-même infinie, incompréhensible, traverse plus ou moins explicitement toutes ces pièces, mêlant la mélancolie, des formes de tristesse et d’impuissance avec un érotisme dont notre présent n’est plus capable et auquel pourtant il aspire sans même le savoir avec ses faibles moyens. La pièce de Schoenberg est pour le moins complexe, presque dialectique dans l’empan qui est le sien. Car ce romantisme finissant au sens qu’on a dit se tient au fond, dans l’intense énergie épuisée, n’ayons pas peur en l’occurrence de cet oxymore, des couches symbolistes et expressionnistes. La matrice demeure en effet ce « romantisme » exacerbé et non tempéré comme on pourrait le croire d’un mouvement et d’un moment finissants.

Le quatuor Emerson, dont c’est aussi à sa manière, glorieuse ici, la fin (il a décidé de mettre un terme à sa carrière), s’y connaît dans cette œuvre. Son interprétation complète, ou peut cohabiter avec celle du quatuor Arod, en compagnie de la plus mesurée mais magnifique Elsa Dreisig, qu’on a eu le bonheur d’entendre au disque il y a peu, en 2019, sous le titre de The Mathilde Album (une remarque : toujours cette même coquetterie de l’anglais dans les publications, comme s’il était nécessaire de présenter les choses en anglais, comme si une seule langue au monde détenait le pouvoir de ne pas avoir à se traduire… C’est ainsi, comme le latin dans le temps, qu’elles commencent à décliner.)

Mathilde ? Justement, il s’agit de l’épouse d’Arnold Schoenberg (« Meiner Frau » ajouta, pour dédicace, ce dernier sur sa partition du quatuor) qui connut une aventure avec le peintre Richard Gerstl, un adultère qui se conclut très vite par le retour au foyer de l’épouse et le suicide du peintre quelques mois seulement après l’événement… Ce trait biographique qui aurait pu donner lieu à un épanchement purement psychologique, se trouve sublimé, exacerbé dans la musique, en se revêtant de dimensions métaphysiques et même physico-cosmiques que mentionne le dernier mouvement du quatuor à travers le poème de Stefan George, « Ravissement » (Entrückung), à entendre aux différents sens du terme : « Il fühle Luft von anderen Planeten – Je sens l’air d’autres planètes ».

Loin cette fois-ci de toute dimension biographique ou anecdotique, cette musique peut s’entendre pour elle-même, elle porte son élan par sa seule puissance expressive, elle possède celle du transport tellement la composition connaît une densité exceptionnelle, ainsi le 3° mouvement intitulé Litanei, formé de variations sur les deux mouvements précédents qui se souviennent de la V° Symphonie de Mahler, plus exactement de son deuxième mouvement, en est la preuve virtuose. Pourtant, dans ce même 3° mouvement, surgit l’air populaire, qui résonne, pour qui le connaît, dans la tête comme une litanie, Ô du lieber Augustin », et dont l’énoncé consterné est « Alles ist hin » (tout est foutu »), en faisant brèche, presque césure, tout en souvenant là aussi de Mahler (« Frère Jacques » dans la I° Symphonie), ce qui déclencha des rires frénétiques à la création du morceau, et par conséquent un scandale.

Le temps est bien loin où une pièce de quatuor pouvait provoquer ce type de réaction… (Il est très important d’y songer pour évaluer le nôtre.) Mais le plus important tient à ce qu’il faut percevoir dans cette œuvre.  Adorno, pour sa part, dans Quasi una fantasia (252), y voit, c’est le terme central qu’on n’a jamais fini, il est inscrit dans sa nature même, de commenter et au préalable de comprendre, une « percée ». Et celle-ci ne peut avoir lieu que pour la raison suivante : « Les moments du Quatuor en fa dièse mineur de 1907-1908, œuvre que Schoenberg n’a peut-être jamais dépassée, où l’intensité de la musique croît jusqu’à la percée – notamment dans le final « d’une autre planète » – ont une authenticité et une puissance dont on ne trouve d’équivalent que chez Mahler. Le besoin d’expression schoenbergien, qui rejette toute médiation et toute convention pour nommer le contenu d’expression lui-même, trouve son modèle secret dans la révélation, comme révélation du Nom ».

Bien sûr, ce texte est difficile, mais déjà il essaie de se mettre à la hauteur de cette œuvre « de l’absolu » dirons-nous – qui ici chercherait à le nommer –, dont il est dit qu’elle est de toute première importance non seulement pour la musique, mais aussi sur les plans de l’existence, de la philosophie et de la religion. C’est cette dernière voie qui semble la plus importante pour Schoenberg lui-même si l’on se fie à sa trajectoire vers le religieux, celle d’un déplacement nécessaire de la pensée, de toute pensée, donc tout spécialement de celle de la musique puisque définitivement, après Bach et Beethoven, la musique est une pensée, pour ne pas dire cette pensée qui excède les moyens même de la pensée par la puissance de l’expression. S’ « il n’y a probablement de véritable expression (…) que comme expression de la négativité, de la souffrance », la souffrance de l’individu Schoenberg est aussi, au-delà de toute psychologie ou de psychologisation (qui, on le constate, a le vent en poupe dans les tentatives d’explication des œuvres, lorsque l’affect et la moraline font obstacle à la pensée), alors la religion seule serait en mesure de prendre en charge cette souffrance.

Cette souffrance est en effet d’abord subjective, elle incarne à vif la solitude, dont parle aussi Adorno à propos du contenu expressif de l’œuvre. La souffrance devient la négativité aux yeux du dolent. Comme si la négativité envahissant toute réalité en s’y répandant, la subjectivité désespère d’elle-même comme du tout. Il est vrai que le dernier mouvement du quatuor cherche encore une échappée, c’est le moins qu’on puisse dire, vers un « infini », « n’importe où hors du monde ». Toutefois, Adorno parle à cet égard de « fantasmes de transcendance », à quoi on se doit de souscrire tellement le religieux, outre d’être l’opium que l’on sait, ne résout rien sur terre, mais ne perd jamais de sa puissance comme instrument idéologique du pouvoir et matrice de la guerre. C’est du moins ce qu’on éprouve aujourd’hui au sortir de l’écoute de cette œuvre grandiose par elle-même, mais qui, nous l’ajouterons, se termine sur une aporie. Car comment déplacer, ne serait-ce qu’un peu, la souffrance, à défaut de pouvoir lui conférer un sens, sans davantage se complaire ainsi que le fait le névrosé de guerre ou plus couramment de l’existence douloureuse, par compulsion, dans la mélancolie dont Hindemith livre ici peut-être le chef-d’œuvre moderne, une tristesse dont Ernest Chausson souligne au demeurant l’aporie devenue éternelle avec sa Chanson perpétuelle que Bertrand Chamayou éclaire étrangement avec délicatesse ?

On se rend à l’évidence : voici un disque remarquablement composé, qui non seulement fait honneur aux artistes et à la musique, mais qui se met à la hauteur de la pensée.

© André Hirt

NB : une tache, néanmoins, dans la présentation de ce disque Alpha, alors même qu’il se dit que l’industrie du disque est à la peine, une industrie qu’on soutient sur ce site dans sa forme exclusivement matérielle qui seule lui permet d’exister, les autres formes de streaming disparaissant aussitôt, englouties, dans les nuages : la pochette confond l’intervention du quatuor Emerson avec les propos de Barbara Hannigan, qui ne sont pas même traduits en français, alors qu’ils le sont en allemand… C’est à croire qu’on pourrait donc se passer du disque matériel.. ?

Une présentation du disque Infinite voyage : youtube :

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