D’un livre de musicologie pour musicologues (que de science dans celui-ci !), il faut, par un effort certes réel de lecture et de patience, remonter d’une expérience musicale, en l’occurrence étonnante, celle de Gruppen (1957) de Karlheinz Stockhausen, à la réalité musicale elle-même, à savoir, en principe du moins, le temps comme source de toutes les dimensions de la musique. Qu’il s’agisse de mélodie ou d’harmonie, le temps, donc… Mais il faudra y revenir, puisque l’auteur signale que l’œuvre de Stockhausen inscrit « une nouvelle morphologie du temps musical » (59).
De la création musicale, référée à l’écoute de ce qu’est la musique, on remonte cette fois-ci à la création elle-même. Et aussitôt, du temps on glisse à sa production qui est l’espace ! Ainsi, les trois orchestres de Gruppen donnent lieu à l’expérience inouïe de la circulation, au sens strict du terme, à un envoûtement, en un mot à un encerclement par la musique dans sa réalité actuelle comme dans sa provenance. (On aimerait assister à cette circularité, alors qu’en concert c’est une disposition en fer à cheval ou en U qui est proposée, comme dans la version filmée mentionnée ci-dessous).
Au moins est-on immergé dans un jeu entre espace et temps, dont les vitesses différentes, par séquences, forment les effets et les variations. Cela va de soi, l’expérience est perceptive, mais on peut vérifier, et c’est encore plus fondamental, on veut dire profond et intense, qu’il s’agit en réalité d’une refonte de la perception. Celle-ci, dans ses habitudes les plus ancrées, sortira modifiée, peut-être parfois bouleversée, de l’audition de Gruppen. Et on se rend compte que la vitesse, quelle qu’elle soit, au titre d’effet, n’est rien d’autre qu’une des manières de « faire monde », ou qu’a pour se faire un monde. La vitesse produit une simultanéité, comme la peinture de Cézanne, ou un co-présence. La vitesse se joue des pouvoirs singuliers et des prétentions à s’inscrire au centre. Ainsi les mauvais concertos en musique…
Comme la source de la musique n’est pas unique, à même les croisements des trois orchestres, c’est au-delà de la vitesse le son lui-même qui dans ses propriétés vibratoires accède au langage musical. Cet ensemble de considérations concernant les sources et l’origine de la musique implique en effet qu’on remonte au jeu lui-même, au plus près du ressort qui l’anime, du rythme, donc de la forme qui en est le marquage, vers l’infra-musical, si du moins on peut envisager quelque chose de tel. Ou bien, si l’on préfère au non-composé.
Pendant très longtemps, on se demandait ce qu’était la musique (la question est épuisante, fatigante, usée, mais dans la même mesure insistante comme analogiquement l’infantilisme dont aucun être humain ne se débarrasse et qu’il cultive d’autant plus …), à présent, depuis et avec Gruppen, on se demandera quelle est sa réalité, non seulement quelle réalité objective, mais aussi perceptive (au titre de résonance anthropologique), existentielle (c’est-à-dire aussi métaphysique) et cosmique (le monde, les mondes, des mondes) est la sienne. La musique atteint ainsi un degré d’ampleur méthodologique pour la pensée. Et c’est une des raisons, en plus de celle formelle répétée par Nietzsche concernant « l’erreur » et la « faute » que commettrait une existence, et par voie de conséquence également une pensée « sans la musique », pour lesquelles il est inconcevable que la pensée, et il n’y a d’art qu’à cette condition, s’en passe.
S’agissant de la réalité de la musique, on considérera d’abord le matériau brut, celui de la nature (comment le penser autrement ?), puis celui qui résulte de l’Histoire et des minéralisations de la composition. Déjà beaucoup de sens s’est disséminé dans ces étapes qu’il faut prendre en compte s’agissant du matériau musical, ainsi que l’a fortement développé à plusieurs reprises, toujours en l’enrichissant, le précisant, et se corrigeant parfois lui-même, Adorno.
La pensée, au demeurant, a affaire au matériau et à se degrés d’élaboration, dont l’héritage musical dernier, le sérialisme, et impose que la composition se distingue de la pure et simple production machinale, dans la mesure où elle introduit dans le matériau un clinamen, par conséquent en bifurquant, le compositeur avec tout ce que ce statut, toujours très complexe, enveloppe. Stockhausen, donc.
C’est en effet ce qui ressort, du moins dans la lecture qu’on peut faire philosophiquement de ce livre manifestement important, car techniquement le jugement pour un amateur est bien difficile. Il s’agit du traitement du matériau par le compositeur. Et la musique, par ce truchement, se retrouve en face de sa propre énigme, ce qu’Adorno nomme dans la Théorie esthétique, l’ « expansion vers l’inconnu », ce qui présuppose qu’on rompe avec « le fétichisme de la série ». Il vaut donc la peine de citer :
« Le matériau, c’est ce avec quoi opèrent les artistes : ce qui s’offre à eux en tant que paroles, couleurs, sons, jusqu’aux connexions de toutes sortes et aux procédés techniques développés pour gérer le tout : dans cette mesure, les formes aussi peuvent devenir matériau ; c’est-à-dire tout ce qui se présente à eux et dont ils ont à décider ».
On se dira à la lecture que peut-être aucune autre pièce de musique, en tout cas contemporaine, ne correspond autant avec ce texte d’Adorno. On entend quelque chose de « total » dans Gruppen (et le titre n’est pas neutre à cet égard, comme en évitement, du moins contournement, du « grand art » wagnérien).
La pointe de cette musique, assez grandiose il faut bien le redire, et le sentiment n’en est que plus fort à la répétition de son écoute, est la mise au premier plan du son, dans toute ses dimensions, de nature, de matériau et de composition. La musique elle-même s’articule ainsi à sa source majeure par-delà toute son élaboration historique. L’effet de cet effet serait d’envelopper l’auditeur dès le moment de la composition avec sa puissance de sentir et de ressentir. La musique ouvre ainsi à des ciels nouveaux.
© André Hirt
À l’écoute : Gruppen de Karlheinz Stockhausen par l’Ensemble Intercontemporain : (Youtube)
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