On a déjà par le passé parlé de nombreuses fois au sujet de Jean Sibelius, certainement pas pour des raisons exclusives parce qu’on y avait été conduit par l’occasion, ce fut le cas, très heureux, à propos des peintures de Hélène Schjerfbeck, mais contraint lorsque l’existence se donnait par-devers soi la parole en ressentant la nécessité d’une expression. Car c’est avec Sibelius, ou plutôt en lui si cela est concevable, on parle de ses œuvres, à travers lui encore, et la personne mystérieuse qu’on intuitionne plus qu’on ne la devine (obscure, silencieuse, comme soulevée par l’enthousiasme parfois ainsi qu’il est possible de le deviner à la lecture des quelques lettres de lui, ou d’extraits de son journal, qu’on a eu la possibilité de lire), qu’on sent, ressent, regarde, entend bien sûr, et aussi imagine et pense. Tout semble banal, cela dit, puisqu’on ne fait qu’évoquer ce qu’opère, ou peuvent exprimer pour soi, en se trouvant ainsi élargi, les œuvres d’art.
Toutefois, une certitude s’impose que le mystère de l’œuvre de Sibelius nous laisse désarmés, et nous dépose ainsi au bord du silence. Quelle singularité artistique pourtant, musicale en l’occurrence, donc en quelque sorte hors-langage, qui fait contraste avec les malheureuses et en vérité dérisoires et insignifiantes au sens le plus fort du terme, et qui ont fait tellement de mal à la musique du XX° siècle, celle qui fut étouffée par idéologie, déclarations de René Leibowitz (Sibelius : « le plus mauvais compositeur du monde »), relayées par Pierre Boulez, et reprises sans examen, par Adorno, alors qu’elle fut saluée comme importante et grande par des compositeurs qui eux possèdent une œuvre, on pense à Morton Feldman et à Gérard Grisey !
Car la musique de Sibelius ne ressemble à rien, et ce n’est pas la mimétique que l’on peut éventuellement inférer du Cygne de Tuonela ou encore de la Valse tristequi corrigera cette impression. Musique pure par conséquent, se dit-on. Oui, dans la mesure où elle se soustrait aux formes reconnues du langage et de l’expression en général. Une musique se fait d’elle-même, en se dépliant, sans la moindre considération pour les hommes, leur présence, et, cela va sans dire à cet égard, pour leur psychologie. Cela n’empêche aucunement que la musique de Sibelius soit l’expression, ce sera la seule mimétique concevable dans sa signification originelle de « présentation » ou de « mise en scène » de quelque chose (Friedrich Schlegel traduit très avec rigueur mimèsis par Darstellung). Qu’est-ce qui s’exprime par conséquent ? La nature, comme cela vient immédiatement à l’esprit ? Sans doute, mais plutôt quelque chose qui en elle ne se laisse pas réduire à ce mot, si abstrait et si imprécis. Disons alors des forces, des poussées propres à des plans à la fois minéraux et vitaux (la vie, ou la respiration des choses, à l’intérieur d’elles-mêmes). Il existe un portait de Sibelius, en 1949, de Yousuf Karsh (à regarder en-dessous de ces lignes), qui traduit, à la pointe de l’expression, une concentration conjuguée avec une force dont le point serré est la manifestation extérieure. Mais c’est bien une intériorité, sans psychologie, qui se laisse percevoir dans cette image, sans qu’on sache quelle pourrait être sa forme puisqu’on n’y devine que l’énergie, une sorte de crispation, de celle qui s’efforce de saisir les différentes tensions matérielles et spirituelles, les deux ensemble nouées, c’est ce qui définirait en première instance la musique de Sibelius, qui la traverse.
Ainsi, au début du premier mouvement de la 4° Symphonie dont Rouvali détaille si remarquablement les plans d’intervention, les contrebasses, les violoncelles ensuite et puis toutes les cordes jusqu’à une sorte de point d’arrêt très étrange, la musique trouve une origine tellurique, ce qui ne l’empêche pas, par sa vie propre, de chercher à s’élever, elle qui est pourtant si lourde, à se suspendre, comme si elle visait sa délivrance. L’absence de lyrisme de cette musique est en vérité un lyrisme contenu. Et nous qui étions habitués à Karajan, surtout la version de 1953 avec le Philharmonia, une version littéralement adorée par Glenn Gould, à l’intégrale de Sir John Barbirolli, et aussi à celle de Leonard Bernstein chez Sony (malheureusement, le dernier Bernstein ne nous a pas gratifiés d’une version de la 4° Symphonie chez DG), nous trouvons avec Rouvali des détails qu’aucune interprétation jusque-là ne révélait. Il permet, très concrètement, d’entrer dans cette musique, et ce n’est pas sans frayeur, en effet, puisque le monde dans lequel elle fait pénétrer est à tous égards inhospitaliers, inhumain même, on veut dire qu’il n’est en rien fait pour l’homme ou pour que ce dernier puisse y exister. Dans cet ordre de choses, on est en mesure de comprendre, pour certains certainement à leur corps défendant et très paradoxalement, que c’est seulement en se mettant dans cet état d’esprit que l’on peut parler d’homme, qu’il y a « homme ». Ce monde et cette nature ne sont pas faits pour l’homme. Celui-ci existe seulement en eux, qui sont indifférents comme des dieux, et c’est même pour cette raison et grâce à cette distance qu’ils sont des dieux dont l’existence est irréfutable. Et, pour aller plus loin, si cela se peut vraiment, l’écoute de cette musique permet une appropriation de l’homme par lui-même dans son être. Un grand philosophe appelle cela Ereignis, « événement » au sens de faire la rencontre avec l’être, une rencontre qui fera ce « propre » de l’homme, qui n’est justement pas l’homme, cet homme qui n’existe d’ailleurs pas puisqu’il existerait à part.
Expansive, la musique l’est. Il s’agit de concentration, en réalité l’inverse de tout ce que notre présent est. Tout aussi bien elle est réservée, mais au sens le plus fort du terme. La somme pourrait se dire en termes d’épanchement d’un lyrisme sobre, tenu par la matière, la glace et la neige. La musique ne serait, pour tout dire que cette mince pellicule de l’atmosphère, certains disent Gaïa, mais on pourrait convoquer le terme forestier de canopée, qui autorise la vie et qui, suspendue, plane au-dessus de la terre.
Il y a quelques années, par un froid glacial, on s’est aventuré dans Helsinki et il a fallu traverser toute la ville, très étrangement déserte, en toute fin d’après-midi, de nuit déjà, afin de visiter le mémorial consacré à Sibelius. Dans un parc lugubre, dont on devine qu’il doit être ouvert et beau l’été, voici enfin une statue, plutôt la tête du musicien émergeant entre des truffes de sangliers… La déception était grande, mais l’image resta en mémoire. Et à présent, cette installation, qu’on continue néanmoins à estimer, considérée en et pour elle-même, assez vulgaire, contient néanmoins quelque chose de juste, et révèle une appartenance, se dit-on, à la nature bien sûr, c’est facile, mais plus étroitement avec un secret et un silence, ou encore une profondeur dont aucune manifestation ne peut épuiser la retenue et la distance.
À la vérité, la musique qui émane de cette profondeur et dont le début de la 4° Symphonie constitue un exemple majeur vient de rien, on veut d’abord dire et souligner : certainement pas de la psychologie du musicien, lui qui a su faire silence, qui est de l’espace, afin de faire place à la musique qui le traversait de part en part jusqu’à s’éteindre un jour, sans que plus une aucune composition ne soit réalisée les trente dernières années de vie (la moitié d’une vie d’adulte lorsqu’on y réfléchit un seul instant). En retournant au silence, Sibelius, mine de rien, retourna au silence qui constitue sa substance, ne serait-ce, pour les profanes en cet art, qu’en se soustrayant aux bavardages ainsi qu’aux beaux discours. La seule proximité que la musique, en son silence, peut ressentir, est celle de la littérature correctement entendue, celle qui a si profondément affaire à lui, en parlant justement, c’est-à-dire en entendant le sens qui s’avance et se dérobe en même temps, et c’est là aussi précisément, sans le moindre reste, le sens lui-même. N’oublions pas, car on risque toujours de glisser sur cette musique si singulière, en en écartant la venue, donc en l’éloignant de soi, qu’elle est parcourue de trous, comme ceux qui se font, après des craquements qu’on entend ici, les lacs gelés de Finlande lorsqu’on marche dessus et que l’on sent la profondeur, qui ne se résume pas à celle de l’eau, mais qui provient de plus loin encore sous ses pieds.
De la profondeur et des distances comme silence, et réciproquement, jusqu’à l’élévation et retour à la nuit d’en bas, de dessous, qu’on ne sait pas nommer alors qu’on sait le faire au moins en parlant du ciel, des ciels et même des cieux dans la religion, le cycle peut en être entendu et parcouru dans cette IV° Symphonie. Ce silence qui retourne à lui-même, voilà la musique, qui est silence et retour, ce que celle de Sibelius avec quelques autres révèlent. On se persuadera que le silence ne traduit pas en l’occurrence une quelconque impuissance, en tout cas elle ne peut dans sa factualité qu’être un effet et non une réalité causale. Il s’échange, si l’on veut bien y prêter attention, et même s’agissant du mutisme complet du musicien pendant trois décennies qui est, on en fait l’hypothèse, encore musique, imaginée, rêvée, contemplée, par conséquent hors du temps que nous connaissons, il s’échange en effet avec une attente et un regard, autrement dit une vision qui désire se remplir, qui exige une concentration que l’image photographique de Sibelius qu’on a évoquée plus haut rend, on peut le croire, très bien. Et en regardant ainsi la musique, en s’y absorbant complètement comme lorsqu’on peut dire d’une grande peinture qu’on y a pénétrée comme dans un paysage, un jardin ou même une demeure, on ne se trouve plus dans le temps, qui devient accessoire, ou du moins qui n’est comparable qu’à celui que l’on redécouvre chaque matin au réveil. Et sur ce seuil, la musique, sans le poindre pathos, communique avec la mort, si l’on veut bien entendre par ce mot, le plus intimidant qui soit, en termes autres que dramatiques ou tragiques, un envers, ou un ouvert dont parle Rilke, on peut au moins désigner ce dont il s’agit autrement, par le terme de secret, parce que la musique le recouvre, et en même temps le lève en le manifestant sans que pour autant il se dévoile en son état. Ou bien serait-il cette chose en soi comme disent les philosophes, et à cette condition la musique n’en serait jamais que le mi-dire ?
Ce n’est sans doute pas pour rien qu’un des grands admirateurs de Sibelius et surtout, comme on l’a relevé, de sa 4° Symphonie, fut Glenn Gould. Celui-ci élabora « L’Idée du Nord », une sorte de concept ou de méta-concept pour dire ce qui s’étend au-delà de toute manière habituelle d’exister, d’imaginer et de concevoir la musique, ce qui est déjà la jouer (en se rendant dans le Grand Nord, Glenn Gould n’emmenait pas son piano), et la recherche, guidée par cette Idée en l’occurrence concernait le silence, qu’il n’était possible d’approcher que dans le vide de la blancheur, ou bien son intensité. Au retour de ce Grand Nord, la musique peut être habité par le silence, qui aura rayé de sa surface, qui est également sa profondeur, son étalement si l’on préfère, ou encore sa temporalité propre, les représentations communes du monde. C’est ainsi que l’on peut écouter une Partita de Bach, sans le moindre présupposé mimétique du monde, cette faute musicale et existentielle, une faute qui en vérité ne grandit pas celui qui la commet. Et d’une certaine manière, l’Idéal est d’entendre la musique sans la médiation de l’instrument.
Sur l’image, et en son intériorité, de Sibelius, dont on vient de parler, la musique est là, yeux et poing fermés. Ainsi a-t-elle rejoint l’existence, son lieu naturel, celui qu’elle a toujours risqué de perdre parce qu’elle s’en éloignait par souci exagéré et perverti de l’apparence, de la virtuosité, du cérémonial du concert, de la représentation en général. Jean Sibelius et Glenn Gould, en effet.
Cette assomption de l’existence ne doit pas susciter la remarque d’un paradoxe concernant l’élévation réelle bien que singulière de cette musique. On y perçoit l’effort de s’envoler, là où le Concerto pour violon débute pour ainsi dire, déjà, en plein vol. Au demeurant, lors de la création de la symphonie, en 1912, avec Sibelius lui-même à la direction, un journaliste écrit que « sa direction est faite pour l’essentiel de grands gestes effectués les bras tendus – on a l’impression d’un oiseau en plein vol, la musique semble vouloir s’envoler ». Bien sûr, ces « grands gestes » évoquent une convocation adressée au dieu Pan, à un au-delà de l’horizon, mais le plus important sans doute est de prendre en compte l’élan de la musique que ces gestes accompagnent, une musique qui cherche à s’élever le plus possible, pour se rejoindre, et cela alors même qu’elle contient ce qu’il y a de plus profond dans la terre, là où se teint recroquevillée sur elle-même dans le sommeil.
En dehors de toute technique, dont par incompétence il n’est pas possible de parler, le mouvement d’élévation d’une profondeur signe la grande, et trop méconnue, nouveauté de cette 4° Symphonie en 1912. La musique semble flotter, elle ne parvient pas (elle ne vise pas à cela) à se déterminer, à s’installer, au point qu’elle-même, comme l’auditeur ne savent pas où ils se trouvent. Un instant, le fameux tableau, Le Naufrage, de C.D. Friedrich traverse la pensée, et on se dit que la musique, cette musique-là en tout cas vient après la catastrophe qui aura englouti la terre et nos existences. On a pu lire un propos souvent répété de Herbert von Karajan, un important défenseur et interprète de l’œuvre, que « cette symphonie est, avec la 4° de Brahms et la 6° de Mahler, une des rares symphonies se terminant sur un complet désastre ». De partout, la musique, comme l’être, faisons usage de ce terme, qu’elle évoque, s’annonce avec ses grondements, ses craquements, ses grincements, ses soupirs, son souffle, sa lourdeur et ses terribles efforts.
On glose très souvent, et c’est légitime, sur l’origine de la musique, inassignable en réalité, en la registrant au mythe, mais, en élargissant le propos de Karajan, et même en le corrigeant un peu, on ne prête pas suffisant attention, ainsi qu’il convient de le faire en toute rigueur s’agissant de cette symphonie, à la musique d’après la fin, et non seulement de la fin. Et il existe même un point limite en cela, on le réaffirmera donc, que la musique ne concerne plus les hommes, de même que des paysages inhospitaliers du Grand Nord ou du désert, ne sont pas faits « pour » l’homme. Toute finalité est en effet retirée de cette musique.
Et puis il y a indéniablement cette tristesse qui forme un des attributs du silence (au demeurant, à l’évidence un silence ne peut être joyeux). Et voici la raison pour laquelle, avec Schubert, il est possible d’affirmer qu’il n’existe pas de musique joyeuse, ou plutôt, que le fond de la musique ne l’est pas. La Valse tristede Sibelius qui complète le programme de ce disque en fait état comme d’une vérité. « Valse triste » est un oxymore. Et on relève le flottement de la musique, cette lévitation qui trahit la danse. Quelque chose cloche et est manqué dans cette valse, quelque chose y est épuisé. Ravel lui-même en montrera l’engloutissement avec sa propre version de La Valse, là aussi indéniablement une musique de la catastrophe. La valse de Sibelius n’est plus que le fantôme d’elle-même, un souvenir lointain de ce qu’il y eut un jour des hommes sur terre ou, si l’on accepte de regarder le passé avec optimiste, qu’il y eut jadis, il y a si peu de temps, la promesse d’une humanité heureuse.
© André Hirt
Photo de Jean Sibelius, 1949, by Yousuf Karsh
© Yousuf Karsh
On peut écouter ce disque et d’autres séquences sur Youtube.
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