On dira tout d’abord, avec reconnaissance, que cet ouvrage à la fois rédigé avec bonheur (celui de sa lecture est réel grâce à de beaux portraits d’interprètes) et très instruit, on dira de première main, et accessible, est destiné à devenir une référence concernant ce que revêt, de manière toujours complexe, il convient de le noter, le terme de « baroqueux ». Surtout, le trait remarquable du livre tient à sa décision d’opérer, au sein de ce mouvement musical, un parcours, par les interprètes, entre autres Alfred Deller, Gustav Leonhardt, Philippe Herreweghe, Scott Ross…, et, plus original, par des enregistrements dont la plupart constituèrent des événements majeurs (et des bonheurs d’écoute !), même pour ceux qui ne prêtait qu’une attention réservée à ce très nouveau phénomène. Dont acte, par conséquent, quant à l’intérêt principal de cet ouvrage.
On l’avoue, les « baroqueux », on les a « connus », on a assisté à leur développement, néanmoins on ne le partageait pas au titre de mainstream qu’il est devenu, mais on est certain, et de plus en plus de leur importance dont la nature est encore à déterminer. On se demande néanmoins quel autre grand mouvement les excédera et même les transcendera en dégageant une nouveauté musicale, en l’état, toujours imprévisible.
Quel est au fond l’enjeu, si l’on se décide à parler encore au présent ? Le mot de « baroqueux », de péjoratif, indéniablement, injustement, est désormais admis avec des modalités d’usage neutres, voire en déterminant un genre de musique au-delà même de ses caractéristiques d’interprétation.
Partons de ceci : une expression traverse l’ouvrage pour définir ce que « baroqueux » veut dire, au-delà des instruments « anciens », des cordes en boyaux, etc. : « historiquement informé ». Ce serait donc cela. « Cela » laisse quelque peu perplexe, car on suppose que jusqu’à l’apparition du phénomène des « baroqueux », les musiciens autant que les interprètes n’étaient guère « informés », ce qui est tout de même quelque peu embarrassant… À vrai dire, les musiciens en général s’inscrivaient dans une tradition qui peut certes aujourd’hui paraître « dépassée » (ce qui ne veut strictement rien dire, à la réflexion, même en science – par exemple, Aristote est certes scientifiquement dépassé, ce qui n’empêche pas sa pensée de la physique, à laquelle appartiennent les vivants, d’être vraie – par conséquent, réfléchissons un peu…), mais qui n’en contient pas moins des événements d’interprétation qui auront dégagé et mis au jour la teneur de vérité des œuvres. En cela, la tradition porte en son sein la musique elle-même, qu’elle touche et éveille à chaque fois différemment, mais continument. Toutefois, le mot qui résonne le plus à l’oreille est « historiquement », ce qui fait pencher la musique vers le passé, et cette impression s’est transformée, à un moment au moins, qui n’est peut-être pas entièrement révolu, en réalité. Quant au terme d’ « informé », pour y revenir un instant à cet égard, il rentre dans la notion d’histoire, comme si la musique devait, principiellement, toucher à une vérité d’ordre historique, et en réalité matérielle (la nature des instruments). « Historiquement informé », veut donc dire « technique », au mieux « savoir ». Si ces conditions matérielles régissent la pensée et l’action de jouer, alors on se tient encore au bord de la musique qui appartient à un tout autre ordre.
Or, et c’est à quoi on s’attache parce qu’il s’agit de ce à quoi se sont résolus les meilleurs des baroqueux, à notre sens du moins, loin de l’humeur passéiste, sombre, triste, de Gustav Leonardt qui ne fait pas vraiment toujours sens, Herreweghe et Harnoncourt essentiellement, grâce à leur ouverture historique (l’élargissement de l’histoire au présent et à l’avenir !). Par exemple, cette formulation d’Harnoncourt, que cite l’ouvrage, en tout point remarquable de précision et d’intelligence : « Je ne crois pas à “l’authenticité” et je suis perplexe quant à l’évolution des orchestres au XIX° siècle. Je crains qu’on en sache davantage sur les pratiques avant 1800 qu’après. Le risque aujourd’hui, avec la volonté de tout jouer sur instruments anciens, est de se contenter d’une sensation superficielle. Le “pittoresque” et l’“intéressant” ne sont pas ma préoccupation. Seule la nécessité de la musique doit compter ». Tout est décisif dans ces lignes dont on se doute qu’elles contiennent des allusions polémiques, dirigées, c’est un comble, contre les « baroqueux » eux-mêmes par un des premiers « baroqueux » ! Il faudrait les analyser longuement, ces lignes, à commencer par le terme d’ « authenticité » qui, en effet, est toujours idéologiquement douteux (ne serait-ce que dans sa dimension franchement régressive), autant que celui qui parcourt bon nombre de déclarations de baroqueux, de « pureté » (sur ce point l’idéologie se combine avec la puritanisme dont Leonhardt constitue l’exemplification majeure). Cette terminologie relève d’une volonté de révision de l’histoire, ce qui n’a aucun sens, d’une mise à l’écart du présent auquel on veut substituer le passé, comme s’il fallait « nettoyer » l’histoire de la musique (Mengelberg en fait les frais, alors qu’il obéit lui-même à une « nécessité » à laquelle Harnoncourt fait très directement et avec tact référence). Le « baroquisme », disons-le ainsi, a opéré, par réduction, une « déconstruction » assez mécanique de la musique, on veut dire sans les subtilités qu’une déconstruction philosophique nécessiterait.
Au-delà de ces réserves, on avouera aussi son admiration pour certains interprètes baroqueux (Henri Ledroit, son disque Haendel !, Herreweghe tout le temps à cause de son sens musical infaillible, Bylsma et ses enregistrements de Bach qu’on écoute chaque semaine, les cantates du même par Masaaki Suzuki et bien d’autres…) pour ce qu’ils ont apporté à la capacité d’écoute, en l’élargissant elle aussi, en l’éveillant, en la révélant comme s’il s’agissait d’essayer des instruments en réalité très modernes, faits pour des œuvres d’aujourd’hui, ou pour demain. Et c’est en ce sens que les styles révélés par les baroqueux ont pu faire redécouvrir des œuvres plus récentes du répertoire, non par conséquent dans le but de retourner à on ne sait quelle source d’authenticité, par une sorte de préoccupation d’écologisme musical, mais afin d’ouvrir la musique en et à elle-même et, en même temps, celle de l’avenir. À cet égard, les baroqueux furent et sont encore décisifs.
© André Hirt
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