Mon Opus 132. 3/3
par André Hirt
(Rappel de deux premiers moments) :
https://www.opus132-blog.fr/le-quatuor-a-cordes-en-la-mineur-opus-132-de-ludwig-van-beethoven-le-xv/
En pensée avec Philippe Lacoue-Labarthe
V
Césure
La césure, la vraie comme on peut dire, sans qu’elle soit la seule, mais certainement celle qui se fera rappeler par d’autres, est celle de la naissance. Car même la mort est passage à un autre état et on ne peut, à son égard, parler de césure qu’à la condition d’une naissance, ailleurs, on ne sait où, mais à et dans d’autres dimensions. La césure est coupure, bien entendu, oubli croit-on, peut-être que oui, elle est aussi et en premier lieu une ouverture en ce qu’elle expose à un seuil, à une porte à ouvrir, à un autre langage, en somme à une manifestation inattendue comme en proposent une peinture ou une musique jusque-là non seulement inconnues, mais apparemment improbables. Toute césure consiste dans le temps suspendu d’une convalescence, celle toutefois, parce qu’elle n’est pas en elle-même une fin, qui se confond avec une embrasure ou un seuil.
Et pour faire un pas au-delà de ce seuil, on doit faire mention qu’on aura connu, dans la césure, une expérience bouleversante du temps. En effet, puisqu’elle ouvre à un autre espace, et comme elle ne peut être appréhendée que par et sous le terme de « naissance », elle se laisserait dire, dans l’impossibilité même de sareprésentation propre, avec des mots faisant mention d’une désoccultation originelle, plus simplement d’une venue au monde, par conséquent dans le fil d’une naissance qu’on ne peut assigner que comme immémoriale. Un dévoilement par conséquent aurait eu lieu dans un passé qu’on ne saurait dater et (et aussi mais) dont l’écho ne cesserait de résonner au sein d’un présent qui ne passerait pas. Se fixerait, ainsi est-il possible de le dire, dans le mouvement de cet éclat de lumière, sur une existence, chacune, « quelque chose » qui arrêterait le cours chronologique du temps, d’où la légitimité de ce terme de césure. Et ce « quelque chose » serait une forme d’articulation dont le cœur pourtant ne se laisse pas, dans la distance, pour nous devenus intégralement des êtres parlants, articuler ou traduire. À ce propos, Philippe Lacoue-Labarthe, comme on sait, donne, dans son livre de 2000, Phrase, à ce « quelque chose » justement le nom de « phrase », ce qui est entendu, ce qui revient, ce qui dans sa clarté éblouissante ne se laisse pas mettre en mots, qui, telle qu’elle nous vient se donne dans la pelote confuse de langage et de musique, de bribes de significations et de sons : un ton, un chant, une musique, des langages et des mots…
Peut-être n’est-il pas illégitime de reprendre l’expression de « pur langage » qu’invente Hölderlin dans ses Remarques sur Œdipe et Antigone afin de qualifier la césure tragique. Cette césure renvoie au divin, à la divinité. Sans tenir rigoureusement à cette signification, on peut faire glisser la compréhension du terme de césure dans l’idée d’une réceptivité originelle, certes inassignable, mais qui fait rupture avec tout langage objectif en circulation. Cette réceptivité concerne une expérience passée et toujours présente (une expérience sans expérience qui puisse être formulée dans le langage en cours), sonore, mais venue du lointain, ce même lointain vers lequel la musique fait signe et, sans doute, regarde, puisqu’elle est incontestablement un regard, de celui qu’on ne peut ici même, dans la myopie à la fois visuelle mais aussi auditive, complètement partager, tellement il est éblouissant. Enfouie, parce seulement sonore, le son par sa vitesse et sa portée projetant plus loin et profond que la vue, la réceptivité qu’on a dite ouvre en soi une intelligibilité seulement ressentie, éblouissante en effet, au point de ne pas se laisser mettre en mots. La musique remplit l’espace de la césure et, pour nous, le déborde.
VI
Couleurs
Ce qui s’écoule et se perd pendant la césure n’est autre qu’une sinistre palette de couleurs, celles bien trop héroïques, déjà fauves, en tous les sens, comme le rouge qui teint les éclats de voix, les cris hystériques et les encouragements guerriers. Apparemment, on ne gagne vraiment rien en couleurs plus avenantes en écoutant la Sonate opus 111 pour piano avec ses teintes de plomb, ses aspects lunaires indéniablement, au mieux son gris de Payne, ou encore ses surfaces terreuses (on songe soit au désert, soit à quelque segment de l’arctique, impression confirmée par ces lignes du Docteur Faustus de Thomas Mann, au chapitre XX, lorsque le 3° mouvement du XV° quatuor opus 132 est considéré dans son « atmosphère étrange, son paysage lunaire »), sauf à la toute fin, que Thomas Mann justement a longuement décrite dans le chapitre VIII, celui de « l’adieu à la sonate », lorsqu’un peu de soleil semble se lever à l’horizon des derniers trilles sur lesquelles le personnage de Kretzschmar, alias Adorno s’est attardé. Et c’est en effet le lieu comme l’instant du lien avec l’opus 132 lorsque ce gris de Payne auquel on venait de s’habituer pour le trouver presque beau s’ouvre pour faire apparaître un bleu qu’on ne rencontre, avec le peu de connaissances qu’on a en ces affaires, que chez Botticelli ou encore Tiepolo. Et puis, dans une sorte d’évidence qui suit ce glissement du regard musical, la rencontre que le 3° mouvement de l’opus 132 déploie amplement entre la terre et le ciel, comme une grande toile, nous fait voir les grandes et lointaines perspectives qu’ouvre Mark Rothko auquel on est amené irrésistiblement à penser au moment de cette écoute.
Il est vrai aussi qu’on ne pense pas nécessairement à Mark Rothko en prêtant l’oreille à l’opus 132, ni même en méditant sur lui. Mais c’est que le peintre a peint, en définitive, « autre chose » que de la peinture. Ou bien qu’il a peint « mieux » (« schöner », disait Beethoven), ou, ajouterons-nous en nous entendant bien, pire que la peinture. En particulier, et on peut reprendre à cet égard l’idée partagée par Aldous Huxley dans son « commentaire » de l’opus 132 dans Contrepoint, concernant l’absence de signification de l’œuvre, celle du sens comme vidé de toute symbolique. Ainsi, regarder intensément les grandes toiles de Rothko, c’est progressivement entrer dans un flottement des couleurs qui communique avec cette musique de Beethoven lorsqu’elle produit un « schweben », un jeu de vibrations ou d’ondoiement, un flottement, ou bien la sensation d’un glissement. Gaston Bachelard, pourtant si peu musical, mais grand connaisseur des images de rêve, parlait d’ « images flottantes ». On devrait ajouter à cet égard l’épaisseur des « images profondes » dont parle Baudelaire, en ceci que le regard ne porte pas sur des objets déterminés, sur des motifs en quelque sorte, encore moins sur des idoles ou des fétiches, et pas davantage sur « rien », un néant en tout cas. En revanche, le regard est emporté et saisi, on dirait absorbé, et finalement englouti dans une dimension tout autre, qui reste inconnue alors même qu’on la fréquente déjà.
Ce « déjà » est la musique, c’est la musique du déjà. Ce qui apparaît clairement, cette fois-ci, est qu’au-delà des sons, que Beethoven n’entendait plus, tout comme la peinture de Rothko, à la lettre, ne voit plus (d’objets ou de réalités du monde), il existe une profondeur d’une tout autre sonorité qui est la musique. Et c’est bien en ce sens que l’opus 132, comme plus tard, mais pour nous en même temps, la peinture de Rothko, parvient à toucher ce que visent ces deux arts que sont la musique et la peinture, ces deux articulations du regard et de l’existence qui ne sont pas si éloignées que cela l’un de l’autre, dans une proximité sans le moindre doute réelle, que de son côté Kandinsky n’aura en tout cas pas à ce point atteinte avec cette musique, malgré (ou à cause de) la volonté de souligner « le spirituel dans l’art ».
Il faut également tenir compte, à y réfléchir davantage encore, mais la réflexion est en l’occurrence bien inutile, non pas vaine pour autant, de ce que l’opus 132 et la peinture de Rothko, si elles portent chacun des arts à sa plus haute intensité, comme une brûlure des yeux et un éclatement des tympans afin qu’yeux et oreilles perçoivent l’au-delà de leur possibilité, font accéder à la beauté, cette idéalité que le Moderne a sinistrée. On doit rappeler également, en effet, que « le beau », avant d’être à son tour considéré comme inconsistant, aura pris le relai de la préoccupation esthétique et de la chosification progressive qu’on voit s’exposer actuellement dans les matériaux bruts (au fond, il s’agit de l’échange ou de l’inversion dialectique entre le terrible et le beau), essentiellement s’agissant des arts plastiques, mais également dans la musique elle-même (les arts du langage n’étant pas indemnes eux non plus, comme asséchés et vidés dans une langue devenue purement factuelle et tenant lieu désormais de « style »). La beauté, donc, est celle que Youssef Ishaghpour rappelle, de si loin, depuis sa propre lecture de Walter Benjamin, et à propos justement de Mark Rothko (il faut lire son grand livre, indispensable pour entrer dans cette peinture : Rothko, Une absence d’image : lumière de la couleur, Editions du Canoë, 2023, p.36) : « La beauté, disait Benjamin, n’est pas l’apparence, ni la vérité devenue visible. Elle n’est pas phénomène, cachant autre chose sous le voile. Mais la beauté est voilante et voilée : pure essence. Ce que la beauté rend visible n’est pas l’idée elle-même : mais le mystère de cette idée ». Est-il vraiment nécessaire de commenter ces lignes qui contiennent celles de Walter Benjamin dans son Essai sur les Affinités électives de Goethe, si ce n’est en dépliant davantage la dimension explicite de ce qui, sur le fond, doit demeurer implicite ? On retrouve la « divinité » qu’évoque la didascalie de Beethoven portant sur le Chant de remerciement, une indétermination, une sorte de « dieu » étalé ou étiré, adoptant les dimensions sans bornes de la musique elle-même, ou bien une forme, des plus rigoureuses, celle de la composition, pour ce qui n’a pas réellement de forme puisque le contour d’aucun « objet » ne peut en être dessiné ou même représenté. Autrement dit, on n’est pas en droit d’attendre ici la moindre révélation, car la beauté se révèle plus profonde que le beau, et, en effet, elle ne peut être que voilée et voilante (c’est là l’effet très actif de la musique, comme d’un seul coup le tableau de Rothko vous enveloppe à la manière d’un grand manteau ou d’une houppa).
Plus profonde est la beauté dans ce qui est beau. C’est ce à quoi la peinture s’attache, et l’œuvre de Rothko n’en est que la mise en évidence. Dans une tradition qui remonte à Hume et à Kant, le beau s’est imposé comme goût, sensible pour le premier, formel pour l’autre. Il s’agit toujours de l’effet produit dans la subjectivité. Et celle-ci se révèle pour ainsi dire à elle-même en répondant à cet effet, harmonieusement par conséquent, avec reconnaissance dira-t-on. Dans ce cadre objectif, la beauté est devenue une notion abstraite, reléguée dans la sphère improbable d’une essence introuvable. Toutefois, c’est elle qui réapparaît dans la peinture de Rothko et dans la musique de l’opus 132. À vrai dire, malgré les apparences et les distinctions conceptuelles entre le jugement réflexif, dont il est censé relever, et le jugement déterminant, ou de connaissance qui porterait sur un canon objectif de la beauté, le beau reste néanmoins très déterminatif à même sa dimension subjective. Car le beau est désigné. Il se montre, il s’avance, en un mot il fait un avec sa phénoménalisation, et puis il pénètre en nous en produisant une satisfaction subjective et harmonieuse. Tout à l’inverse, la beauté est saisissante, active par conséquent, comme la présence d’autrui dont l’intériorité demeure inconnue, à la différence d’un simple effet produit sur la sensibilité. Elle demeure nécessairement mystérieuse, faute de disparaître. Sa résistance à la phénoménalisation intégrale, à l’épuisement qui guette le beau, lui interdit toute détermination. Il est « plus beau que beau », précisait, on s’en souvient, Beethoven.
Ce qui constitue à peine un détour par la peinture de Mark Rothko pour écouter l’opus 132 de Beethoven, met en lumière, et cette dimension est cruciale dans les deux cas, solaire et davantage même dirait la pensée qui s’adresse à l’au-delà de la représentation, c’est la pénétration dans l’image, une percée avons-nous dit, au point que l’image n’est plus pour elle-même visible. Et c’est alors comme si la peinture et la musique entraient dans l’existence et inversement. Dans cet échange, qui est éclairement de l’une par l’autre, l’existence, quant à elle, n’assiste pas passivement à un événement, mais à la fois en perçoit et en est l’expression. L’existence se tient au cœur de l’événement puisque l’image s’est de son côté muée en existence dans le mouvement et le passage de la percée.
Et puis, qu’est-ce au juste que cette percée ? Justement, le mouvement de l’existence vers son cœur, le passage de l’existence à sa tonalité de fond. Dans cette mesure, l’impératif d’exister comme sa modalité ne se règlent plus sur cette étoile que l’on croit résider dans tel affairement, mais sur l’horizon que peint sans cesse Rothko, lui le peintre des états tremblants de l’horizon, si bien que l’existence forme son propre horizon.
Voici que dans l’opus 132 la musique est entrée dans l’image, autrement dit elle fait entendre ce qu’il y a au-delà du seuil qu’elle présente. Et qu’est-ce qu’exister dans cette image, si ce n’est en ressentir les vibrations et les couleurs, les sons et les odeurs, comme au Paradis, déjà ? Y être au Paradis, déjà, donc, sans plus avoir à en produire quelque image ou le confondre avec la possession de tel ou tel objet, ou encore en étant séduit par les marchands d’images. Il y a dans l’écoute musicale, et c’est ce que l’opus 132 aura révélé, comme une entrée dans l’existence, la seule image qui n’en soit pas une, ou si l’on préfère l’osmose avec elle.
Nous ne disposons d’aucun contraire de l’image, en dehors, peut-être de la pensée. Mais cela fait de cet au-delà la seule image qui vaille et que Beethoven comme Rothko dévoilent. Cette lumière dans les couleurs, ce vibrant et sonore éclairement intérieur de l’existence à elle-même ! Dans l’opus 132, l’existence s’écoute, est d’abord, enfin, déjà parvenue à s’écouter.
Loin de se confondre avec la grisaille hegelienne, que la philosophie reprend en «peignant gris sur gris », parce que l’opus 132 ne possède aucun trait hegelien contrairement à ce qu’affirme de façon récurrente Adorno (« la musique de Beethoven est la philosophie hegelienne » (et bien sûr réciproquement), est-il écrit dans le Beethoven), dans la mesure où l’accord que cette musique expose n’est pas celui avec le réel supposé rationnel, mais avec le sentiment d’exister (c’est, un peu comme dans certains moments de la Critique de la faculté de juger de Kant, une harmonie subjective qui a lieu et de fait une harmonie avec l’objectivité, subjectivité et objectivité se fondant l’un dans l’autre). On pense à un réel délivré de son cadre inhospitalier, à un réel délivré.
Un passage a lieu dans le quatuor, comme celui de la Mer Rouge. Une percée avons-nous plus que suggéré. On peut dire également un retournement, celui que le monde de malheur pourrait, non : devrait subir, un monde lavé de ses ciels et de sa terre abîmés par l’usage, nettoyé de ses injustices, un peu comme ce qui résulte des catastrophes que décrit Heinrich von Kleist dans Le Tremblement de terre au Chili, et de bien d’autres manières dans ses œuvres (Kleist et Beethoven ! Il y aurait tant de choses à dire, ils en auraient eu tant à se dire en contemplant à deux le théâtre de marionnettes lorsque les problèmes philosophiques dus aux hésitations de la conscience, à sa maladresse, auraient été surmontés par la grâce des mouvements et en rétablissant ce que le texte de Kleist nomme « l’innocence » dans le cadre inédit, dévoilé comme un rideau s’ouvrant et faisant apparaître, en lui donnant lieu, « le dernier chapitre de l’histoire du monde »).
C’est ainsi qu’en revanche disparaîtrait du monde toute dureté avec ses arêtes, tous les murs et les obstacles aux mouvements, et puis ces gesticulations héroïques ou bien inversement pieux, tous ridicules. Ce n’est pas seulement le rapport au monde qui s’en trouverait modifié, mais de fait le monde lui-même, puisqu’il est ce qu’on fait. Et ce serait plus ample encore, un enveloppement du monde aurait lieu comme on tient un nouveau-né dans ses bras, un embrassement, une Innigkeit qu’auraient inspiré et Hölderlin et Rilke, une Innigkeit qui n’est surtout pas une intériorité en opposition à ce qui n’est pas elle, car en réalité elle n’a pas d’extériorité dans la mesure où elle le contient. Le monde n’est plus, pour paraphraser et reprendre Henry Maldiney une géographie que l’on peut cartographier, mais un « chemin paysage », c’est-à-dire autant un regard porté sur lui que les mouvements qui le parcourent. La musique et la peinture s’unissent dans un même sentiment et un même geste dans ce Weltinnenraum (l’espace intérieur du monde, Heidegger Réflexions IV, p. 237, Heidegger, Les Hymnes de Hölderlin, p. 229 sq.). À la mesure 170 de la partition du 3° mouvement, justement, la didascalie indique : « mit innigster Empfindung » et la mesure 32 du même mouvement disait déjà « neue Kraft fühlend » (en recouvrant des forces nouvelles). « Mit innigster Empfindung » peut se fondre dans l’Innigkeitpour dire la plus profonde tendresse. Et c’est bien cette dernière qui inspire la musique, qui est donc bien davantage que de la musique, si déjà la musique n’est pas tout. La tendresse et le recueillement qu’on a évoqué s’unissent à leur tour, puisque le terme d’unité s’impose lui aussi dans cette partition, une unité qui n’est plus en rien semblable avec celle, folle, hystérique, guerrière, de l’Hymne à la joie de la IX° Symphonie.
Ce n’est certainement pas pour rien que Heidegger (Réflexions IV, p. 237), lorsqu’il commente le terme d’ « Innigkeit » le lie à celui de « réminiscence », comme un vestige en lui, ou un rappel, pourtant certainement très conscient, d’un platonisme. Car, on peut l’entendre, il s’agit d’un rappel en soi, au moins d’un écho, ou d’une souvenance à travers les voiles et le brouillard de l’oubli. Pour cette raison, la musique, celle-là du moins, touche à ce point de projection sur lequel le temps bifurque et se boucle dans l’Innigkeit sur l’Internel à défaut de déployer, puisque nous existons dans le temps, l’éternité.
La tendresse de ce rassemblement en soi ou du recueillement s’exprime dans la belle lettre de Heidegger du 12 avril 1950 à Hannah Arendt, lorsque l’ardeur, la chaleur et la cordialité, au sens strict, s’oppose à l’évidence aux formes de la distance et du concept. La « joie » de la IX° Symphonie est un concept qui du reste explose. Pour autant, le pur affect immédiat aboutirait, et a abouti dans à peu près toutes les formes prétendues de révolutions, au même résultat, et peut-être même à pire, à telle enseigne que concept et affect, tous deux formels car sans nuances, se replient l’un sur l’autre. Ou bien, le concept est sans matière réelle et l’affect ne connaît aucune forme distincte ou destination. On doit en conséquence transposer ces termes sur la musique, qui peut être considérée comme une forme singulière que dégage une matière qui s’offre à nous, un peu à la façon dont la lumière n’est pas la condition de telle couleur, mais ce qui émane d’une couleur, ainsi qu’on le perçoit décidément dans la peinture de Mark Rothko.
Le 3° mouvement de l’opus 132 n’est en effet plus vraiment du monde alors même qu’il manifeste à bras ouverts la réconciliation avec lui et, on ne peut en douter, un bonheur d’exister, on allait dire de réexister par ce qu’on peut appeler la douceur du chant, celui qui porte le monde en soi.
Une catharsis vient manifestement d’avoir lieu dans la composition de Beethoven. Ainsi, l’Histoire et les idéologies glissent au second plan. Qu’on compare seulement la IX° Symphonie ou l’opéra Fidelio à ce quatuor et on se rendra compte de la césure opérée et de la voix accordée à un « contre-chant ».
Il s’agit en l’occurrence, dans l’opus 132, d’un événement qui n’est pas seulement musical au sens le plus retreint et strict, mais d’un congé pris, existentiellement, humainement, à l’égard de bon nombre de représentations et de croyances. Et à cet égard on ne confondra pas la didascalie adressée à la divinité avec une croyance, puisqu’on y lit et donc doit y reconnaître un « remerciement », non une prière, un salut et non un acte de foi. C’est pourquoi, l’événement en question relève, formellement du moins, de ce que Gilles Deleuze, après Charles Péguy, fait entendre à sa manière : « L’événement n’est pas ce qui arrive (accident), il est, dans ce qui arrive, le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend » (Logique du sens, p. 175). Et, en effet, il nous attendait, et on peut dire, comme plusieurs d’entre nous, qu’il m’attendait. L’événement de cette musique, qui est une musique dans la musique, sans doute pour nous l’événement musical même, ou par excellence, nous défait non seulement des croyances mais encore de nous-mêmes, donc d’une image de soi. La passivité qui en naît est en effet une naissance nouvelle, et aucunement une renaissance au sens d’un éternel retour du même. On peut même parler, toujours philosophiquement d’un Ereignis, cette co-appropriation de l’homme et de l’Être par laquelle seulement il y a ou peut y avoir « être » de « l’homme », c’est-à-dire existence au sens qu’on dira le plus noble et sobre du terme. Une existence sans bruit, sans « hystérie » dirait Philippe Lacoue-Labarthe (« pas de bruit », aimait-il dire à propos de la musique, et on s’accorde avec lui). Car l’Hymne à la joie fut cette hystérie, et l’est encore. Son fond est la colère dévastatrice, la colère qui est devenue (le mot est prononcé à qui mieux-mieux dans les milieux journalistiques et philosophiques, ils viennent de se confondre par cette répétition dans l’absence de pensée), sans de toute part la moindre analyse ou critique, une « vertu » politique, qui, lorsqu’elle ne tente pas de se reprendre n’est en réalité que ressentiment et pulsion de mort dans la mesure où elle perd tout jugement, et jusqu’à la vue même. Loin du déchaînement, qui n’est qu’apparence de liberté, comme au demeurant de son côté la licence, la liberté dont témoigne ce mouvement du quatuor est celle d’un souci de soi, à vrai dire au sens d’une entrée en soi, d’une adoration comme découverte ou découvrement, d’une entrée dans la liberté et de la circulation qu’on y opère. Il n’y a là plus aucune ivresse, mais en effet une sobriété. Et ne peut-on pas se laisser aller à comprendre que se trouve, par la musique, surmonté le « malaise dans la civilisation », et que par conséquent on assiste à la fin d’une analyse, à une analyse terminée, vraiment terminée ? La liberté, après les contresens de l’Histoire, et avant ceux à venir, bien présents et menaçants, est rendue.
© André Hirt
On renvoie à André Hirt, Promesse de Beethoven, Hermann, 2023, dernier chapitre, « L’autre musique ».
À l’écoute : le quatuor Vegh joue le III° mouvement du quatuor à cordes opus 132 de Beethoven :
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