Échec pour Stefan Zweig, assurément, pour Georges Bernanos également si l’on considère que les relations avec la France étaient devenues impossibles et pas seulement en raison de la guerre, il y avait les divergences idéologiques, la « guerre » avec Maurras…
Mat, pour Stefan Zweig en tout cas : le suicide avec sa femme Lotte avant même de connaître ce que la suite de la guerre et de l’effondrement de l’Europe réservera, sans parler de la destruction de la culture, de la dislocation de sa langue de pensée et d’écriture, pour toujours peut-être. Mat pour Georges Bernanos ? Voilà ce qu’il refusait contrairement à l’écrivain alors tout récent du Joueur d’échec qu’est Stefan Zweig.
Le Paradis ? Selon toutes les apparences oui : le Brésil. Ses habitants, sa langue, sa nourriture, mais il y a aussi sa végétation, toujours victorieuse, ses groupuscules d’extrême-droite et antisémites, mille fois hélas. Paradis tout de même, un mot qui désigne l’absolu et qui est toujours relatif (et n’est-ce pas cette relativité, cette issue en somme, opportune, presque providentielle, qui fait un paradis, comme le fait, sur le moment, de souffler après un grand danger ou une frayeur ?)
Le Brésil, donc, un pays inconcevable pour une rencontre entre ces deux écrivains, et penseurs, certainement, aussi différents par la culture en général, politique en particulier, l’expérience de l’Europe et la langue. Et pourtant, la rencontre eut bien lieu. On ignore ce que les deux écrivains ont dit, quelle fut la teneur de leur dialogue. Le Brésil, un Paradis au moins apparent et relatif, ce qui n’était déjà pas si mal en comparaison de l’Enfer qu’était devenu le reste du monde.
Sébastien Lapaque a « tout inventé », le livre porte l’indication de « récit », et tout est à peu de choses près, sans doute, vrai, on peut l’assurer, tellement la fréquentation des deux auteurs le laisse penser. Car on ne lit pas tous les jours un livre de ce genre ni de cette qualité, d’enquête, d’écriture comme on dit, de composition, de patience surtout dans la réflexion, de nuance précisera-t-on, d’implications pour notre temps, ajoutera-t-on, et c’est peut-être là l’essentiel.
Car où présentement fuir ? Où se trouve quelque Paradis, en ce moment où l’Europe, obstinément, ne comprend toujours rien à sa propre décrépitude due à sa paralysie, à sa prétendue culpabilité (coloniale pour la France, guerrière s’agissant de l’Allemagne, l’Europe résistant à son Idée), confinant à sa négation, à l’extrémisme et en définitive à la bêtise ou, c’est plus nouveau historiquement à cause des plis consuméristes pris, à l’abrutissement ? Où fuir, en effet ? C’est la découverte, par nous, d’une nouvelle, et cette fois-ci radicale finitude.
Stefan Zweig aura pris la mesure, pour lui, à l’avance d’une telle radicalité au point de mimer par le suicide l’effondrement de l’Europe, de sa langue et de sa culture (que la maison de Salzbourg avec ses manuscrits, ses autographes, sa bibliothèque, rassemble avant même toute symbolisation, que l’autobiographie Le Monde d’hier, si bouleversante et avant tout instructive pour qui sait lire, c’est-à-dire prendre les livres dans leur anachronie constitutive, atteste ; les livres qui sont les mémoires mais tout autant les éclaireurs du présent et davantage encore les prophètes, ce mot qui se trouve peut-être à la source de toute raison d’écrire, depuis la Bible. Le suicide reste la question. Sous toutes ses formes (« L’échec de notre génération, la tragédie de ma vie, aura été de manquer l’unité spirituelle de l’Europe. » (275))
Et Georges Bernanos ? Sa foi, et celle dans la France, qui paraît aujourd’hui si dérisoire (qu’est-ce que « la France » désormais ? Le sens, mystique, que lui donne l’écrivain s’est perdu, certes il revient dans quelques invocations, le plus souvent vides, à de Gaulle.) En tout cas, la France n’est plus une idée, « une certaine Idée », elle n’est plus qu’un pays. Ainsi va l’Histoire et on ne perçoit aucune sursaut au regard de cette déposition de la France au bord de l’Histoire. Néanmoins, la pensée de cela, de la France, ou disons de son Idée, ne perd rien en consistance. Et elle demeure comme elle persiste. Georges Bernanos, qui dans ses romans traverse ce que la perte de la foi, ou son absence, ou encore le Mal sont et signifient, ne pouvait pas ne pas le savoir, s’y est accroché comme dans les formes de nos désirs nous nous y accrochons, encore, également. Lorsque ce désir s’éteint, alors vient le suicide. Ne serait-ce pas sur cette extinction, et puis le croisement d’une Idée en train de se défaire pour l’un et une obsession d’écrivain chez l’autre que se rencontrèrent, pour finir, Stefan Zweig et Georges Bernanos ?
L’enquête que mène depuis des années Sébastien Lapaque concernant les exils de Stefan Zweig et Georges Bernanos au Brésil se transforme, concentriquement, en étude approfondie des textes eux-mêmes, ou bien, car il y va de leur teneur de vérité, de la raison de leur écriture. Et quelles que soient les différences de nature et de ton des deux œuvres, insensiblement puis très manifestement elles s’entrepénètrent. Ainsi, Stefan Zweig devient, c’est l’impression très forte qu’on a ressentie, surtout à la fin, pathétique et dramatique de l’ouvrage, un « personnage » des romans de Georges Bernanos… Cette convergence, on ignore si elle est voulue, mais elle se serait imposée. Le suicide de Stefan Zweig est analogue à celui du médecin, comme dans le Journal d’un curé de campagne qui a perdu la foi. Il se superpose, on ne peut que se le répéter, à celui de l’Europe. Il est, répétons-le, celui de la culture, souffrante, une culture qui pour Bernanos est celle de la France, de sa langue, qui pour Stefan Zweig est celle de l’Europe. Et, plus généralement, lorsqu’on sait que cette main était portée sur ce que la civilisation européenne avait produit et même créé de plus beau, une main en vérité technique, ainsi que le notent les deux écrivains, une technique géniale qui s’est retournée contre la culture en se rendant indépendante et folle, ainsi que les moyens de la guerre, on se désole que Georges Bernanos restera en langue française bien seul pour déplorer les catastrophes atomiques déjà annoncées par La France contre les robots.
Au regard de ce suicide en hyperbole, multiple et unique en même temps, autrement dit qui prend depuis un siècle en écharpe le destin du monde, que reste-t-il de la culture ? (Précisons tout de même, car désormais il le faut en raison de la confusion généralisée qui a contaminé les esprits et toute matière, qu’il s’agit de tout autre chose que du divertissement de ses procédés industriels.) Ce reste, s’il existe au demeurant un reste, Stefan Zweig ne le trouve plus, même le Brésil semble touché par des vagues nazies, il se dit dans sa lettre publique d’adieu « plus impatient » que ses amis et contemporains de quitter ce monde, et, pour finir, il lit le sidour, ce recueil de Psaumes. Non qu’il ait connu quelque conversion, on ne sait pas d’ailleurs, mais certainement pas, plutôt un rapprochement qui ne devait être que le constat d’un attachement à une Promesse, un filet d’espérance en ce monde au plus profond de sa désespérance.
Le judaïsme, qui progressivement s’installe au centre du propos de l’ouvrage de Sébastien Lapaque, le déséquilibrant ainsi, le sortant de lui-même pour mieux en pénétrer le cœur, serait devenu pour Stefan Zweig, et l’œuvre l’annonce en quelque façon depuis l’écriture du Chandelier enterré, le précipité de la culture, en effet son plus mince résidu ou filet susceptible de couler encore dans la vallée de larmes creusée par la puissance, cette rencontre entre les moyens techniques, les deux têtes du totalitarisme et la marchandisation universelle.
Sans oublier, à propos du judaïsme, que la culture qui s’est réfugiée en lui et dont il est l’expression ultime pour Stefan Zweig, comme au demeurant pour d’autres, qu’ils soient d’ailleurs juifs ou non, est bien l’objet, aujourd’hui encore alors même que la Shoah semblait avoir signifié pour tous l’interdit de sa reproduction quels qu’en seraient les moyens, d’une pulsion de destruction. Et c’est ce que la lettre d’adieu de Stefan Zweig, entre autres mais au fond, mentionne, « …maintenant que le monde de mon langage a disparu pour moi et que ma patrie spirituelle, l’Europe, s’est détruite elle-même » : la haine du judaïsme est en vérité celle de la culture.
La tentation du désespoir, Georges Bernanos l’aura connue dans son œuvre. Celle-ci aura visé à l’éviter dans sa personne (ainsi du moins le comprend-on, l’a-t-on personnellement lue depuis quelques décennies en se l’appropriant en faisant de sa lecture même une sorte de défense dont rien ne dit jusqu’à aujourd’hui qu’elle aura définitivement fonctionnée). De son côté, Stefan Zweig, comme tous les grands poètes, et Stéphane Lapaque y insiste, aura cherché son Zeltwort, son mot-tente (on se demande si Walter Benjamin, auquel on n’a cessé de penser à la lecture du livre, comme troisième interlocuteur, n’aurait pas aimé ce mot, s’il ne l’a pas habité au point de ne pouvoir, de l’extérieur le prononcer), celui qui confère à l’homme comme à sa langue son séjour ou son habitat. « Où allons-nous ? », la même question demeure, nous est restée, et se tient comme jamais, dans notre errance, devant nous.
Bien sûr, il serait facile d’en rester à une émotion purement littéraire, par exemple, et Sébastien Lapaque ne manque pas d’en faire état : la fascination indéniable pour le suicide de Heinrich von Kleist avec Henriette Vogel, à Wannsee, dans la joie paradoxale de quitter ce monde, et puis ceci, qui est en soi passionnant, ce que devait être, et on devrait tenter d’en approcher par la littérature le récit, le monologue intérieur de Lotte au moment de se donner la mort, deux heures après son mari, elle la seconde épouse, si dévouée jusqu’à peut-être la soumission (mais tout de même, c’est elle qui s’est occupée des manuscrits de Zweig, des traductions, du courrier, etc. !). En vérité, et on peut le croire en réalité, les renvois littéraires de l’écriture de ce livre rejoignent celles, cette fois-ci objectives, de ce qui s’est déroulé là, au Brésil, ailleurs aussi (on songe à nouveau à Walter Benjamin, à cet autre Benjamin, Fondane, à Robert Desnos et à tant d’autres connus ou hélas inconnus), à savoir cette destruction de la raison comme de toute culture.
On ignore si Stefan Zweig croyait en Dieu, ce qui était effectivement le cas de Georges Bernanos. On ne sait pas si Dieu existe, nous en sommes tous là, croyants ou incroyants, dès lors que dans les deux cas aucune certitude ne tient, sauf dans les moments de grande bêtise. Ce qui est certain en revanche, indéniable, c’est que le Diable existe, sous ce nom comme sous celui de Satan. C’est lui qui trouble la Promesse, qu’elle soit de foi ou de culture. C’est lui qui a institué l’Enfer, ses cercles et ses pièges.
Voici donc un livre qui nous aura embarqué ! Sébastien Lapaque, en écrivain réel, effectif, qui sait à l’évidence ce qu’est la littérature, affirme, on l’a rappelé en commençant, que « tout est inventé » dans les dialogues entre les deux écrivains. C’est poser en même temps, car telle est la littérature lorsqu’elle se hisse jusqu’à elle-même, que tout y est vrai à défaut d’être réel.
La certitude objective de l’ouvrage tient à la présentation du « Paradis », à savoir le Brésil. Sans idéalisation, mais en ne reculant pas devant la beauté du pays, Sébastien Lapaque fait état, et tout autant, des tares que ce pays n’a pas su conjurer comme cette « première » création hors d’Allemagne, en 1928 !, d’un parti nazi. Et puis il y a les gens, les témoins, dont la plupart sont passionnants quand ils ne sont pas franchement remarquables (comme Tobias Cepelowicz ou Hugo Simon). Certaines pages sont à pleurer, comme celles (148) consacrées à la solitude de Stefan Zweig, celles des notes jetées par lui pour l’écriture d’un Montaigne, dont le premier chapitre est, on y est ce jour retourné voir, un comparatif saisissant avec notre temps, on entend pendant ce temps-là la musique de Pixinguinha, le Naquele tempo (« en ce temps-là », justement), on rêve encore à ce qu’aurait pu être Brasilia, « la capitale de l’espoir » selon Malraux, on peut lire les récits de la mort de Freud, là-bas, en Angleterre, celle, émouvante de Amy Winehouse (oui !), celle de Joseph Roth (encore un autre exilé qu’on aime au-dessus de tout, après avoir lu Job, alias en traduction Le Poids de la grâce), les remarques sur les « chrétiens médiocres » (très nombreux d’après l’expérience qu’on peut en avoir, des « médiocres » de toute religion d’ailleurs), admirable et désespérante formule qui forme le creuset des romans de Georges Bernanos. On lit encore, beaucoup, et c’est bien, Stefan Zweig. Mais qui lit encore Georges Bernanos ? Le plus surprenant, en fermant ce livre, est de se rendre à l’évidence qu’on lit mentalement, avant de se décider à le faire réellement, l’un dans l’autre, ou, plutôt, l’un par l’autre, et désormais les deux ensemble. Les vrais dialogues, se dit-on pour finir, ne sont pas nécessairement ni absolument ceux qui s’engagent dans la rue, au café ou à table, mais dans et à travers les livres, dans les croisements, les intersections, le bifurcations imprévues. Le lecteur d’un seul livre ne sait pas lire. Il faut une bibliothèque, ce Paradis.
© André Hirt
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