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Vivre Beethoven : ces passeurs de la musique dont l’écoute du jeu est indissociable de sa contemplation.

par | 5/05/2024 | Moments musicaux, Musique, Uncategorized

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

La musique de Beethoven possède une puissance d’expression terrassante. Son rythme très heurté ne peut laisser indemne celui qui se risque à la jouer. Parce qu’elle est une musique de vivant, d’extrêmement vivant, elle agit sur son interprète comme un vivier d’introspection qui rejoint une dimension de vérité.

D’une part, un pianiste virtuose de la nouvelle génération, adoubé par ses pairs. D’autre part, un chef d’orchestre défunt, adoubé par la musique elle-même. Deux manières différentes, un corps prostré, semblant naître avec le son que lui-même participe à émettre ; un corps à peine mobile, presque statufié dans sa position, de rares sursauts discrets qui rassurent comme un spasme de vie. Mais, toujours entêtante, la présence d’un risque encouru qui enjoint d’aller jusqu’au bout.

L’on se distingue de cette autre manière d’imprégnation de la musique qui passe exclusivement par l’expression vivante de la matière de l’instrument telle qu’on la rencontre dans le jeu du violoniste Itzak Perlman. Dans son interprétation du Concerto pour violon, Opus 61, le frottement des cordes possède un grain épais et rocailleux, un son déchiré très lentement, comme une torture sonore. Dans cette étude, l’on recherche avant tout à comprendre comment s’effectue un partage universel tandis que l’expression incarnée de l’interprète est si particularisée, subjective, qu’elle semble vouée à l’entre-suis.

Les 32 Piano Sonatas, interprétées par Igor Levit expriment, à la fois, d’une part, la maîtrise absolue d’une connaissance, la possession d’un pouvoir, comme si la confiance du monde était toute entière présente dans son jeu, et d’autre part, le pressentiment de l’immense détresse à venir d’un être impossible à sauver, son jeu comme une survie inhumaine.

La clarté souveraine d’un son, à l’origine la marque presque insensible du créateur, toute la puissance de son corps est concentrée dans un mouvement mécanique et physiologique savamment mesuré. Comme serait risquer la destinée humaine sur une délicatesse de frappe.

Le jeu de Igor Levit mêle une sorte de Foi spirituelle et un état de Grâce musicale. En ce jeu si sensible, quelque chose seule subsiste impérieusement, ce n’est ni la vie, ni la mort, pas même une errance. C’est juste cela, l’unique point au sein d’une étendue infinie. L’on comprend, véritablement et à nouveaux frais, que l’écoute de la musique est une imprégnation totale, que l’on oublie être homme, l’on oublie vivre. C’est une pensée mythologique, pré-historique. C’est être cette pensée même, une pensée utérine qui résonne d’elle-même.

La Symphonie VII, dirigée par Seiji Osawa, traduit une pensée conquérante, la grandeur d’une destinée dans l’amplitude à peine esquissée d’un geste directeur et savant, comme cette impression de sécheresse épurée qui est l’exténuation digne et sublime d’un sage. C’est le savoir sensible conquis de la musique, ramassé en un rituel humble et éprouvé, l’autorité d’un chef, le monument d’une écoute millénaire, presque sacrée.

Seiji Osawa use directement de sa main afin de diriger l’orchestre, le geste est sans fioritures, concis, son amplitude est restreinte mais elle n’empêche guère un jeu varié, heurté, subtil, comme si cette main indiquait essentiellement les nuances musicales les plus complexes, voire tous les silences, même les plus latents, imperceptibles pour la plupart. Il suffit de contempler cette main pour savoir que la musique est déjà là bien que l’écoute ne la perçoive pas clairement, du moins ne peut affirmer que son existence est effective.

En contemplant cette main, l’on se persuade que ce que l’on entend confusément s’annoncer, ou venir de très loin, n’est pas une hallucination intérieure, cette main nous convainc que la musique est, infailliblement. L’on est même émerveillé de penser que c’est elle, cette main chétive, qui fait naître la musique. Elle semble lui appartenir telle une création à partir d’elle, d’abord, une insolente clameur, puis l’humilité d’un être blessé, clairvoyant. Elle ne redoute pas cette vive tempête, désinvolte, parfois puérile, toujours défiante, surgie d’une âme qui sait rejoindre tout âge.

La main du chef accueille cette jeunesse insouciante avec la sagesse de celui qui n’a jamais oublié ce que l’être a besoin d’exprimer durant son existence. Seiji Osawa et son geste presque effacé, « sans broncher », comme si la musique était une évidence, la sienne, sa propre vie intérieure sur laquelle il a médité avec tant de discipline. Il se sait pleinement lui-même, c’est la sérénité absolue, il ne redoute pas ce terrassement de la musique sur des âmes qui la confronte encore. Seiji Osawa, lui, l’on sent qu’il a cheminé au-delà de cela, il a déjà rejoint l’origine de toute musique.

Chez lui, l’on ne décèle nulle complaisance, au contraire, l’exigence est haute, elle ne s’exprime pas à travers une austérité et une sécheresse du geste, mais elle est si intériorisée que la relation d’orchestrateur à exécutants se transforme en relation d’interprètes – comme si l’orchestre constituait la caisse de résonance de l’intimité de son Guide de jeu.

© Sara Intili

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