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Musique, Littérature, Arts et Philosophie

Vittorio Forte, Volver, Mirare, 2025 (parution le 3 octobre 2025).

par | 17/10/2025 | Classique, Contemporaine, Discothèque, Musique

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

La musique est le plus souvent ce qui fait retour, même lorsqu’elle va de l’avant et qu’elle est, comme dit le poète à propos de la poésie, « en avant ». Ce retour ne tient pas uniquement à son esprit, car la musique est l’esprit même, bien avant le langage. D’abord pur son, rauque, venu du plus profond de la gorge, depuis les pieds enfoncés dans une terre qu’il vient seulement de découvrir, puis souffle, tel est l’esprit avant de devenir langage. Ce dernier a connu la mésaventure métaphysique de s’être égaré, d’avoir éclaté et enfin, comme à présent (ce fut sans doute le cas toujours, mais de manière moins évidente et par conséquent sensible qu’à présent), définitivement « babelisé ».

Pour se souvenir, l’esprit, quel que soit son apparence et la façon dont il meut la moindre réalité, la terre comme les êtres qui l’habitent, tous vivants même lorsque, agissants, ils sont morts, fait retour en lui-même. Alors, il rentre en soi, tremblant de nostalgie, de douleur et de plaisir mêlé.

En retournant à soi, comme la musique, l’esprit plane sur les eaux. Et pourtant, rien de plus profond que l’esprit et la musique ! Planer, c’est-à-dire que la musique, puisqu’il va s’agir d’elle, ne se fige pas. Dès l’origine elle est ce qui secoue le corps, le fait chavirer, le dresse et lui donne l’extension dans la danse qui n’est qu’étirement du sens en tous sens (et tous sens) comme le répète un grand philosophe.

La musique qui la porte la danse ne va pas bien droit. Pas davantage ne tourne-t-elle selon des cercles concentriques et prévisibles. Les pas sont toujours de côté, comme une course retenue, comme une tentation et en même temps une offre. La générosité ne s’explique pas, se dit-on. Dans l’imprévisibilité de la musique elle-même et des pas qui la conduisent, des figures improbables se forment, la forme musicale elle-même connaît de brusques interruptions et des reprises, des affaissements d’humeur et des mots d’encouragement que l’on devine. La musique, celle-ci du moins, est inspirée.

Voici ce disque émouvant, c’est au demeurant peu dire, de Vittorio Forte, qui demande d’être écouté en boucle comme une soirée qui ne finit pas dans l’atmosphère d’un restaurant tardif où l’on danse les danses du lieu, où l’on s’immerge dans les creux de la nostalgie. On y entend les musiques d’Amérique du Sud.

Imaginons donc, dans ce cadre, et comme c’est le cas d’un auditeur occasionnel auquel cette musique parvient (elle se devance en lui, le dérange au sens le plus physique, du mot, le projette et l’éclate, autrement dit lui fait sentir ce que sans elle il ne ressentirait pas), qui n’a jamais connu ce continent. Ce qui lui apparaît est que la musique, comme l’esprit, n’est jamais sans voyager. L’errance est sa condition naturelle. Même l’appartenance à un lieu est éprouvée dans une nostalgie tendue entre un passé, du plus présent et personnel jusqu’à l’immémorial, et un avenir éblouissant en ce que le désir qui la remue n’en distingue pas les formes.

 

Et que lui dit, que lui souffle cette musique ? Bien sûr, il a fréquenté des passages vers elle depuis la vieille Europe qui se nomment Albeniz, Granados, de Falla et même Villa-Lobos le brésilien. Les deux premiers font l’objet de sa passion. Il regrette que Nietzsche ne les ait pas connus, eux ces romantiques, mais du Sud justement, sans les vapeurs et les brumes de l’esprit engourdi et par là mauvais. Et c’est la lumière d’Albeniz et les tragédies secrètes de Granados qui l’ont amené à cette musique que Vittorio Forte déplie avec tant de justesse.

Il reste que cette musique, toute cette musique en effet parle. Elle nous vient entre les notes déjà connues des compositeurs espagnols ; elle découvre, autrement dit elle dévoile des espaces inconnus, comme des replis, autant de promesses qui furent si sensibles pour les habitants de ces pays d’Amérique du Sud, l’Argentine au premier chef. La musique, venue de loin, comme la valse, y trouve de nouveaux accueils et des ouvertures vers l’avenir (Villa-Lobos et Valsa da dor). Ce qui, loin de là, n’empêche pas la nostalgie d’être puissante (L.A. Calvo, Malvaloca). Alors, toutes ces données une fois incorporées et délivrées, la musique peut s’approfondir.

On ne peut soutenir que la musique est formellement universelle. Elle ne l’est qu’à partir du particulier. Le philosophe Hegel, penseur des lieux de l’esprit avance qu’à l’esprit il faut toujours un lieu, une possibilité de se déposer pour s’incarner. En tous les sens, dans ces lieux, l’esprit passe. Et la musique est dans son immatérialité, ce qui la rend d’emblée spirituelle, passage(s). À cet égard, sur un autre plan aussi, la musique est très ancienne, archaïque (elle est commencement), sous l’angle géométrique elle est donc profonde, et physiquement elle se montre à chaque fois si neuve, si lancée dans les espaces du temps.

C’est alors peu dire que la musique, et celles que propose Vittorio Forte, est charnelle. Elle enveloppe bien sûr un collectif (qui englobe ce qu’on a appelé Histoire) et les vécus comme les expériences personnels. En d’autres termes, cette chair en mouvement, et cependant si spirituelle, si épanchée dans les espaces et les cyclicités du temps, manifeste un désir si puissant en tensions. Elle communique à l’auditeur une émotion comparable à des mots affectueux, un visage triste mais souriant et engageant, une attention et un toucher, en vérité ce qui forme une rencontre.

Dans le bel entretien qu’offre le livret du disque, Vittorio Forte évoque la formidable énergie des Argentins, celle qui fut transmise par Argerich, Barenboïm et parmi les regrettés Gelber et également le chilien Arrau. Elle avait pris forme dans les danses, Piazzolla en aura refondu toute la richesse fécondant ainsi certaines parties du jazz le plus contemporain grâce à la grappe musicale si riche qui ne demandait qu’à mûrir. Au demeurant, toutes ces musiques présentées par ces musiciens, comme Alberto Nepomuceno, débordent. Leur excès est celui de la joie combinée à la tristesse (ce qu’on nomme mélancolie, dans ce continent, au demeurant si singulière et qui exigerait une étude à part). C’est une musique constamment lyrique, chantante, avant tout, on l’a compris, dansante, à la fois attachée à la terre et si aérienne dans le ressenti comme peut en avoir. Elle dessine une ligne brisée, tumultueuse, mais elle trace son chemin. Au plus intense de la nostalgie, elle ne recule pas, mais avance. On songe parfois à Schumann, aux humeurs et lignes changeantes, croisées, superposées. Mais là où Schumann, souvent, baisse la tête, cette musique-là la garde haute. Elle affronte. L’instant de l’amour, de la mort est un carrefour des temps.

Enfin, comme un comble de si nombreuses formes de croisements, on ne peut pas ne pas mentionner le cas que fait Vittorio Forte de Earl Wild, le grand musicien, le grand arrangeur, donc celui qui aura porté la nécessité comme l’excellence de la transmission au premier plan de la musique.

On retournera ainsi en pleurant de joie au début de ce disque avec sa fin, Carlos Gardel, Volver.

© André Hirt

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