IV
L’animal, l’impossible et la langue
Revenons une fois de plus à Socrate : il est philosophe et se déclare en même temps l’être encore trop peu, il sait et affirme qu’il ne sait rien, il dit qu’il est athénien et qu’il obéit aux lois de la Cité, et en même temps il n’en fait qu’à sa tête, qui est ailleurs en même temps qu’ici. Pourtant, parfois, il faut dire, trancher, formuler, inciser et ne plus croiser les termes et les solutions, en fonction des nécessités qu’imposent les circonstances.
Homme de principe, comme Socrate, Jacques Derrida n’est pas homme de préjugés. « Vivre », il le faut, très concrètement, contre les assignations de tous ordres. Jacques Derrida ou la liberté revendiquée, une pensée « par provision » en quelque sorte, dans la compatibilité avec les principes méthodologiques qu’impose une pensée infiniment exigeante. Voilà d’un coup qui sonne très cartésien. Est-ce finalement aussi paradoxal que cela ? Ou bien, n’est-ce pas très cohérent ?
Une seule fois, Jacques Derrida ne résiste pas à dire, absolument et non circonstantiellement, « je suis », sur un mode (anti-)cartésien, en l’occurrence dans « L’animal que donc je suis ». Mais il s’agit là surtout d’un partage, non directement d’une « communauté » (« j’ai en effet du mal à dire “nous”, mais il m’arrive de le dire »), terme auquel Jacques Derrida répugne parce que les animaux sont innombrables et différents, parce que « l’animalité » est une notion métaphysique, réductrice des différents et innombrables règnes animaux, et donc en l’état aussi bien concrètement que philosophiquement irrecevable. Jacques Derrida partage ici une solitude – comment désigner cela si ce n’est en l’occurrence comme la singularité d’une condition chargée de responsabilité à l’égard de toutes les autres ? Déjà il répugnait à dire « nous » (toujours communautariste et si proche du « populisme » comme dans l’expression à la fois confuse, homogénéisante, un mot on ne peut plus éloigné de sa pensée, et comminatoire « nous sommes le peuple »), revendiquait cependant le « nous » au gré de certaines circonstances (ainsi être attaqué, et même seulement désigné comme « juif »). Il rejetait donc pour toutes ces mêmes raisons le mot de « communauté », à la différence de Jean-Luc Nancy, même si ce dernier avançait de plus en plus, avec le temps, et celui de la pensée en particulier, presque exclusivement, celui de la conjonction « avec ». La « communauté », quelle qu’elle soit, sauf si là aussi elle est menacée dans l’élan qui l’appelle, se substantialise, s’essentialise, en revendiquant sa « liberté » qui n’est en réalité qu’un enfermement en soi et à l’écart des autres. La communauté révèle donc son abstraction.
Devant le vivre (« apprendre à vivre »), Jacques Derrida est devant l’impossible. « Vivre », c’est l’événement impossible, cette expression redondante, dont aucun Ereignis, aucune appropriation n’est possible, c’est ce qu’on ne saurait voir, pas davantage que la mort, les yeux dans les yeux. Ni le vivre ni la mort ne se peuvent conjurer ou se laisser attraper dans une image ou un concept. Et l’être encore moins. Jacques Derrida se tient devant le « vivre », devant la vie à vivre, en ne sachant pas vivre, contrairement à tous ceux qui prétende à ce savoir-là sur les tables de librairie et qui confondent philosophie et bien-être. Or la philosophie est mal-être…
L’impossible, l’absence originelle et irréductible de la présence à soi du vivre, est également une nécessité, une contrainte : il faut bien vivre (ce « bien » vivre n’étant pas moral, mais avec la conscience exacte de la survie, ou de la sur-vie) sous la « loi » du langage, comme le rappelle l’entretien, ce langage avec lequel on ne peut faire n’importe quoi, lui qui n’est ni un outil pour communicants et journalistes pressés, sur lesquels l’entretien s’attarde violemment, et à juste titre, ni une Sage ou un mythos originaires, seulement un espace disponible toujours déjà emprunté, qui prend des empreintes dans lesquels on marche, qu’on efface en partie en en produisant d’autres. Marquer la langue française, telle est, on l’a vu, le vœu, assez étrange tout de même en ce que cette intention apparaît si importante, de Derrida au seuil de la mort (« Laisser des traces dans l’histoire de la langue française, voilà ce qui m’intéresse »). De cette langue, il dit qu’il l’aime comme il aime sa vie, qu’il « l’aime comme un étranger qui a été accueilli », et aussi que cette langue ne lui « appartient pas », parce qu’« une langue, ça n’appartient pas ». On dira que Jacques Derrida désire la faire penser davantage, l’élargir, la décloisonner, en somme lui donner un peu plus de liberté. Et n’est-ce pas, en l’occurrence tout le propos plus élargi tenu à la fin de l’entretien sur l’Europe et la philosophie ? Non l’Europe et la philosophie telles qu’elles sont, mais telles qu’elles ont encore à devenir et à survivre…
Tout cela, Jacques Derrida le souligne, demeure malgré tout aporétique comme la formule « apprendre à vivre enfin ». (« Aporétique », « impossible », c’est-à-dire, risquons-le : « ouvert »…) « Vivre, par définition, cela ne s’apprend pas. Pas de soi-même, de la vie par la vie. Seulement de l’autre et par la mort » est-il écrit dans Spectres de Marx. Mais il existe donc bien un régime d’apprentissage, qui n’est pas dialectique comme il paraît, sans relève donc ou clôture au moins momentanée, qui toutefois se fait depuis l’écart, les trous dans ce qui se présente comme présent.
En définitive, il existe en effet un savoir de la survivance. On sait que le survivant est un être brisé, un « soi-même » brisé, « structurellement ». On doit savoir également que la présence du survivant est paradoxale, qu’elle se soutient encore, sinon il n’y aurait pas de « vivre », de « vivance » dira-t-on, de vivacité et même de vitalité. Mais comment la survivance tient-elle et se tient-elle ? N’est-ce pas cette tenue tremblante, instable et décalée comme une mauvaise démarche, qui fait le « vivre » dans la survivance, le survivant et la vie même ? Nul « projet » encore heideggérien dans le survivre, mais le savoir que la mort a toujours précédé, l’inquiétude en plus du lieu : car où finalement se tient-on dans la vie et dans le flux du vivre ? d’où apparaissons-nous et où disparaissons-nous ? Ainsi le fantasme inclus dans le réel : « Je me vois mort coupé de vous en vos mémoires que j’aime, et je pleure comme mes propres enfants au bord de la tombe » est-il écrit dans Circonfessions avec des mots que l’entretien rappelle. C’est que par-dessus le marché, il s’agit toujours de survivre aux autres tout comme on se survit à soi, au vivre originellement par la mort, dans l’écart, la différe/ance, la séparation et l’irrelevable.
Dans la mémoire, on se porte déjà soi et on porte les autres, on (se) rappelle, on (se) répète, alors même que le monde et les mondes ont disparu. Toutefois, survivre, c’est porter ces disparitions et tous ces retours, toutes ces réapparitions fantomatiques, celles de l’autre, celles de soi-même, que chaque instant laisse échapper, comme s’il luttait vainement contre lui-même. Jacques Derrida : « je suis en guerre contre moi-même ». Et nous tenons, nous nous tenons nous-mêmes et nous tenons les autres par le vivre du survivre comme par le seul fil du survivre dans le vivre. Ce fil, ces fils de la mémoire, de la tradition, de l’hérédité, de la langue, des expériences, nous allons, comme Jacques Derrida les abandonner génériquement aux fils dans lesquels nous survivrons peut-être, ou peut-être pas.
Que reste-t-il de Jacques Derrida ? De « Jacques Derrida », une signature qui recouvre, mais jamais complètement, à la fois la personne et l’œuvre, les deux étant poreuses, à leurs manières infinies ? Cette question, il se la pose à lui-même. Soit il survivra, soit « il ne restera plus rien », et il croit aux deux hypothèses. Et la vérité est bien qu’il y a les deux. C’est-à-dire, en définitive, une trace, toujours seulement et encore une trace, comme chaque instant qui célèbre son deuil (la mort dans la fête du bonheur). Survivre, c’est porter le deuil originaire et « structurel », vivre ce n’est pas mourir, mais s’écarter et vivre le mourir. Certes, on peut et doit savoir cela. Mais il n’existe pas de pouvoir ou de souveraineté d’un quelconque savoir. Apprendre, cela se peut, cela se doit, mais aucunement d’un savoir qui pourrait dès lors légiférer. Savoir n’est pas pouvoir, dirait peut-être Jacques Derrida, et dans cet ordre de choses il n’existe pas d’implication. La « déconstruction » traite de cela, des implications et des conclusions précipitées. Absent, « Platon était malade », Socrate s’est mis à écrire, Platon a érigé le monument de Socrate par et dans le Phédon, Socrate s’est tu, Platon a écrit. Jacques Derrida a lu Platon et écouté Socrate. Nous écoutons et lisons Jacques Derrida, à jamais, « enfin ». Cela continue.
© André Hirt
(2013-2023)
Une première version, très abrégée et bien différente, d’une partie de ce texte a paru sur le site Strassdelaphilosophie en 2013.
Les quatre (4) images de cette série de textes : © André Hirt.
0 commentaires