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Une lecture de Paul Auster (Lyon, 2004), à présent Seul dans le noir.

par | 1/05/2024 | Littérature, portrait

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

UNE LECTURE
                                               (Paul Auster)
 
Imaginez, en cette fin d’après-midi très froid et venteux du 14 novembre 2004, mais c’était il y a déjà bien longtemps, me semble-t-il, tellement j’ai à faire travailler ma mémoire, imaginez une entrée par la route dans cette ville, qui, je ne sais par quelle magie, me paraissait être New-York, où je ne suis jamais allé. Imaginez donc une longue file d’attente devant un guichet pour recevoir un ticket de réservation, guichet où s’activent des employés, chacun tenant une longue feuille de papier comportant une liste, progressivement rayée au fur et à mesure de l’arrivée des titulaires d’une réservation. Imaginez ensuite que vous ne savez pas très bien où vous êtes, alors qu’il s’agit bien de la maison des Frères Lumière, de “ L’institut Lumière “ qui garde la mémoire de l’invention du cinéma ( je ne sais pas moi-même, à présent encore, où j’étais, parce que sans doute  ce que j’allais entendre et voir aurait pu se dérouler n’importe où, comme si, en vérité, ce à quoi j’ai assisté était plus puissant que l’accès compliqué à sa représentation, mais ce fut en réalité, vous l’avez compris,  l’inverse).
 
Il fallut donc tout ce cheminement, toute cette attente debout dans une file, toute cette lente procession muette pour entrer dans une salle de cinéma. Mais à la place de l’écran, recouvert, je crois, d’un très grand rideau, qui normalement aurait dû constituer l’objet premier de mon attention en entrant dans la salle, il y avait déjà une image, une table pas très grande recouverte d’une nappe de couleur marron sur laquelle étaient disposés deux micros, et deux chaises. Dès l’ouverture de la salle, les gens se sont précipités vers les places situées en face de la table. Pour ma part, je me suis installé sur le côté, au deuxième rang à droite en regardant la table. Dans cette salle de cinéma où en ce moment on peut assister à une rétrospective William Wyler, cinéaste né à Mulhouse, France, on pouvait entendre, pour faire patienter sans doute si bien que je n’y prêtai aucune attention, des chansons, inconnues de moi. L’une d’elle, pourtant, me revient à présent : il s’agit des paroles du poème “ Le Pont Mirabeau “. J’allais apprendre par la suite que j’entendais des chansons écrites et interprétées par la fille de l’auteur qui allait se livrer devant nous à l’exercice de la lecture.
 
Enfin, du fond de la salle, mais du côté de l’entrée du public, entrent l’auteur et une actrice (il s’agit de Dominique Blanc, que je ne parviens pas à voir autrement qu’incarnant la Phèdre de Racine). L’auteur est habillé d’un jean gris noir, quelconque et un peu informe, d’autant plus que dans la poche droite de devant, sans doute un portefeuille (ou bien un carnet ?) le déforme encore davantage, d’une chemise grise et d’un pull gris ras-de-cou. Son visage est souriant, les cheveux sont beaucoup plus gris que ce à quoi je m’attendais.
 
Puis une voix, avec un accent délicieux, un phrasé hésitant bien qu’aucune faute de langue ne soit perceptible. En particulier, je me souviens des difficultés d’articulation, des silences surtout dans les mots se terminant par -tude, comme dans « habitude ». Mais ces difficultés, plus apparentes que réelles, semblaient reconstituer ces mots en leur apportant un visage tout nouveau ; ces hésitations et ces silences, plutôt ces micro-syncopes, donnaient à ces mots un poids, mais aussi une légèreté qui sont la marque des paroles auxquelles on prête vraiment attention. Ces mots devenaient des images, c’est-à-dire des signes écrits. Je comprenais d’un seul coup comment une écriture doit nécessairement venir d’un corps.
Mais cette voix était très rauque, manifestement encombrée par le tabac et pas uniquement par l’émotion (c’est là le seul point où j’ai pu, ce soir-là procéder à une identification avec moi-même, mais il est vrai que j’ai parfois cette voix, mais guère ce grain produit par les frottements délicats des sons les uns sur les autres comme s’il était articulé par une étrange boîte à musique). Cette voix m’a fait songer à la fois à la vie intérieure d’un bois très dur et à celle d’un marbre très tendre.
 
Ce fut enfin la lecture. Ce fut une lecture à deux voix : l’auteur lit en américain et l’actrice en français, à chaque fois le même texte. En américain, les fins de phrases s’étouffent dans le râle de la voix et se perdent parfois en fumée. En français, la diction est très claire et cristalline, mais le ton n’est pas très juste, trop enlevé et en surrégime par rapport au contenu de ce qui est lu (il me semble à présent que cela fut lu comme on lit un conte pour les enfants, ce qui est juste, mais pas tout à fait satisfaisant, je ne savais pas encore pourquoi ).
 
Ils lisent « Le Carnet rouge ».
 
L’auteur lit en accentuant un seul mot par phrase. Sinon, la lecture est très monocorde, très linéaire, sans contrastes. Il y a pourtant quelque chose de joyeux et de décidé dans la formulation et dans le ton. On ne perçoit aucun regret, de quelque ordre qu’il soit. Cela n’empêche pas d’entendre une gravité, qui n’est jamais dite ou émise en tant que telle, elle ne fait jamais d’une manière ou d’une autre l’objet de la phrase, mais elle est bien là, dans le fond, dans une indétermination aussi palpable qu’elle constitue de manière évidente la raison de ce qui est écrit. Si bien qu’à l’écoute, le texte lu apparaît gris et de plus en plus gris (je ne voudrais pas donner l’impression d’une tristesse, surtout pas, comme je l’ai mentionné plus haut par le terme de « joyeux »; je voudrais seulement donner l’idée d’un gris dont la vérité comme la substance sont faites d’une alliance trouvée entre un ton et un contenu, un texte et une voix, une page et les mots qui y sont écrits. Ce gris m’apparut, à l’évidence, comme la plus belle chose du monde.
 
Pendant que l’actrice lit sa partie, l’auteur mordille une branche de ses lunettes en ne cessant de tenter, en vain, de s’éclaircir la gorge. En même temps, il jette des regards de côté, vers le profil de l’actrice en train de lire, qui signifient beaucoup d’indulgence (mais à qui ou à quoi s’adresse cette indulgence ? A quoi pense-t-il au juste? A celle qui lit ou à ce qu’il a écrit ? A quelqu’un qui s’appellerait Blanc, ou peut-être tout simplement au blanc ?). Puis, reprenant sa propre partie, l’auteur lit comme un acteur américain. Ce trait ou cette impression m’ont fait comprendre sur le champ (je m’en souviens bien) que le texte très narratif que j’entendais trouvait en réalité et en vérité sa source dans le mythe. J’étais heureux.
 
Mon attention était constamment attirée par les lunettes. Celles-ci, en métal doré, ne lui allaient pas très bien. J’ai cru un instant percevoir qu’il s’en rendait compte et que les raisons pour lesquelles il ne cessait de les mettre et de les ôter n’étaient pas dues seulement à des défaillances visuelles ( je me reconnus aussi dans ce geste si familier qui signe l’âge). En tenant ses lunettes, le corps entier supporte la tête qui repose penchée sur lui, les lunettes se livrant dès lors à un étrange ballet tournoyant de marionnette. Une gêne apparut parfois (ce que je pris pour une gêne). Parfois même, un doigt tendu accuse la tempe comme un pistolet après lequel on aurait suspendu des lunettes. C’est ainsi qu’il écrit, ai-je cru comprendre. Je me perdis dans cette réflexion et cessai d’écouter la lecture.
 
Pendant la lecture de l’actrice, un sourire montait de temps en temps sur le visage de l’auteur. C’est alors que je surpris sur lui une grande ressemblance avec tel portrait de Kafka. Tout y était : les yeux un peu globuleux, le teint mat des juifs, la tête toujours inclinée, la tristesse qui constitue de part en part le sourire, à moins que ce ne soit l’inverse.
 
© André Hirt/ éditions Kimé
Extrait de André Hirt, L’ÉTOILEMENT DE L’EXISTENCE, Kimé, 2004, p 88-91.

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