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« Un peu tout », « un peu de tout »… Nicholas Angelich

par | 9/03/2024 | Classique, Littérature, Musique, portrait

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

À l’écouter, puisque comme le Bartleby de Melville on ne peut pas l’entendre intimement, il n’aura rien fait de sa vie de plus que ce que la puissance qui la menait pouvait en supporter de poids. Mais il en aura fait disparaître l’attraction vers le sol en inversant la gravitation et en la pulvérisant dans ses doigts.

Je ne vous connaissais pas, et pourtant vous m’adressiez la parole. Parfois, je n’y prêtais pas même attention ou, comme souvent lorsqu’il s’agit de circonstances très importantes, négligents, oublieux et indifférents que nous sommes, je n’y attachais aucune importance. Sauf un jour, en vous entendant jouer Brahms (l’opus 116, 118 ou 119, je ne sais plus). Alors je compris que je ne savais rien de vous et en revanche vous un peu beaucoup de moi comme au demeurant de chacun.

 

« Une peu de tout », « un peu tout », disiez-vous avec des termes d’enfant, rapporte-t-on, dans l’ordre, puisque vous étiez en panique, à la pharmacie, juste avant le concert, lorsqu’on vous demandait ce que vous désiriez, et puis cette réponse à la question, si maladroite, du médecin qui aura consenti à vous vous voir et à vous adresser la parole à propos de vos malaises et de votre malêtre, mais ce fut bien tout, ça n’allait jamais plus loin, comme toujours en pareil cas chez les médecins.

À présent, à vous écouter avec attention depuis des années, je ne sais toujours rien de vous, si ce n’est par ce que j’ai glané de ci de là, et je pense en premier lieu au beau poème que votre ami Gérard Caussé* vous a consacré. De toute façon, je ne désire pas trop savoir, de peur de vous effrayer à votre tour, vous qui apparaissiez si étrangement intimidé, si pudiquement terrifié. Je préfère imaginer votre allure et me faire, chaque soir en vous écoutant depuis votre séjour d’ailleurs, de vous une image, de celle qui va aux confins de la proximité, mais qui toutefois corresponde à la loi du toucher qui n’est autre que le seuil de l’intouchable. La vie a appris au moins cela, on n’entre pas dans le monde d’un être, ni dans son monde, ni dans son être, encore moins dans son monde-être.

« Un peu », dit-il. C’est très certainement de sa personne qu’il fait mention et état. Une personne de peu, qui demande juste, à peine, un peu (quoi ?), qui se croit peu. Et puis, dans ce peu il y a « tout », « un peu de tout », on ajoute « un peu du tout » qu’il s’estime être. En réalité, laissons tous les docteurs et les doctes de côté, il ne parvient pas à se regarder lui-même, d’ailleurs il ne le sait pas, et, peut-être surtout, ne le veut-il pas.

Une catastrophe originelle a eu lieu, il y a longtemps. Cela ne se mesure même pas en termes de chronologie. L’effondrement, et c’est pourquoi il est si craint à l’instant et pour l’avenir proche, est arrivé avant le temps, ou bien dans le temps, un espace qui, en lui, n’est pas du temps, une sorte de trou qui aura absorbé comme un siphon à l’avance toute son existence. Et c’est depuis cette citerne qu’un langage qui n’a jamais su se faire écouter a pu se faire entendre. Son écho est la musique qui s’adresse à chacun. Grâce à la musique !

Il aimait Brahms, sans retenue ni complexe, contrairement à un philosophe à la mode, pour esprits pauvres, son antithèse radicale, « lisible » comme on dit avec fierté et soulagement dans les milieux où se rejoignent et se confondent l’inculture et la prétention, un philosophe, dit-on, dont l’idée est que l’être est et que le non-être n’est pas, qu’il y a le réel et que le reste, c’est-à-dire la pensée, l’art, le sentiment ne lui appartiennent en rien, un prétendu philosophe qui, donc, demandait publiquement, sous les applaudissements, que l’on supprimât des antennes la musique de Brahms qui l’incommodait par conséquent à ce point. On le comprend… Et qu’est-ce qui l’incommodait ? Une personne qui l’incarne autant que lui, une humanité comme la sienne, une fragilité qui la traverse. Les philosophes qui avancent des thèses se croient fortes, viriles, irréfutables comme le mur du réel. Lui n’avait rien de viril, il n’exigeait rien, ne forçait rien ni personne, pas même avec le langage, ni même au moyen de la musique qu’il déposait seulement sur vous comme des notes de flocon de neige.

Lui, le musicien, aurait, avec une barbe qu’il portait peut-être parfois, je ne sais pas, ressemblé physiquement à Brahms. Et maintenant qu’il n’est plus parmi nous, il apparaîtrait en statue, comme celle de l’auteur du Requiem allemand qu’on croise à Vienne en entrant en bas sur le Belvédère, effondré avec autour de lui des créatures et un décor kitsch. Lui, comme Brahms, n’avait pourtant rien de kitsch. Il est vrai que pour un médecin l’apparence déprimée et les paroles qui l’accompagnent ne sont qu’une image kitsch, un décor, une faute de goût. En quoi, on n’aura pas compris qu’il n’y dans son allure aucun laisser-aller. Écoutez donc ! Mettez le doigt sur cette musique, sur ce corps ! Dans le temps, les médecins écoutaient et étaient à leur manière des mélomanes. Depuis, dans notre période historique de surdité (et d’amusicalité), la musique est détestée comme au demeurant la psychanalyse, pourtant la seule pratique encore subsistante de l’écoute. Freud, dont on dit qu’il n’était pas « musicien » avait fait de l’écoute son principe, pour la raison à la fois simple et si exigeante qu’il s’agit d’entendre ce qui cherche à s’articuler, mais qui n’y parvient pas tout à fait, dans la parole. Et, inversement, bien qu’au fond il s’agisse très exactement de la même chose, ce qui n’accède pas au langage est la musique. Freud, contrairement à ce qu’on affirme parce qu’on se trompe sur ce qu’est la musique, c’est-à-dire autre chose que des « sons agréables à l’oreille » ou un divertissement, à présent une ambiance, un remplissage spatial, écoutait la musique, c’est la seule chose qui l’intéressait parce que la seule importante. Lacan a mené cela au prosaïque en parlant de signifiant. (Cette façon d’écouter distingue très clairement le musicien de celui qui ne l’est pas. Et il y a beaucoup de musiciens qui ne le sont pas, de même qu’il y a des non-musiciens qui ignorent qu’ils le sont, par malchance dans le développement de l’existence, par absence de rencontres ou d’occasion).

Et c’est pourquoi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il faut revenir à l’image, si peu réelle, croit-on, alors qu’elle annonce au regard, comme un appel, la profondeur même des êtres comme des choses. C’est de cette profondeur qu’il convient de s’occuper. En celle-ci, on ne voit rien. L’image est sans image, pas même en négatif. On entend seulement, mais on le perçoit très clairement, comme on entend les enfants qui ont refusé la parole ou qui ont eu, au moment qu’on a dit, la parole coupée, un silence qu’on peut dire infini comme l’espace.

C’est qu’il parcourait l’absolu, on peut le dire ainsi, mais en sachant qu’il n’existe pas. C’est cela sa musique et elle se fait entendre, de si loin, de si près, dans ces mots échappés du silence, si brahmsiens, au plus près de l’opus 118 : « un peu », « un peu de tout », « un peu tout ». On peut faire l’hypothèse qu’il a frappé à toutes les portes de l’absolu, ce long couloir circulaire, qu’aucune ne s’est complètement ouverte, qu’il s’est très vite, dès le début, originellement, rendu compte (mais en répétant le constat désolé, sans même personne à qui s’en prendre, le comble de la politesse et de l’élégance) qu’il n’y avait que le couloir avec au milieu de l’immense escalier le vide.

Dans le Journal, en octobre 1921, Kafka note ceci (dans la traduction de Pierre Klossowski) : « Celui qui de son vivant ne vient pas à bout de la vie, il a besoin de l’une de ses mains pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin – il n’y arrive que très imparfaitement – et de l’autre main il peut enregistrer ce qu’il aperçoit sous les décombres, car il voit autre chose et plus que les autres, il est donc mort de son vivant et il est essentiellement le survivant ». Ces remarques ne valent pas seulement pour Kafka, mais seul un artiste en connaît le mouvement, et un musicien, un pianiste davantage encore (pour un peintre, cela se joue entre la main et l’œil, je crois bien). Chez lui, lorsqu’il interprète telle pièce de Brahms, l’opus 119, une des mains l’emporte sur l’autre, mais elle l’emporte parce que l’autre est allée jusque dans les décombres ramasser une chose, un objet, celui que par hasard on emporte lorsque la maison brûle ou qu’il faut partir en toute urgence. « Mort, où est ta victoire ? » (très exactement : Tod, wo ist dein Stachel ! Ô mort ! Où est ton aiguillon ? Hölle, wo ist dein Sieg ! Ô enfer ! Où est ta victoire ?), répétait un jour Brahms dans son Requiem (parce qu’il n’y a pas de victoire du tout, et parce que n’importe quelle victoire est illusoire, honteuse même, parce qu’une victoire signifie, ensemble, une guerre passée et une guerre à venir).

Ces deux mains, « un peu tout », « un peu de tout », se tiennent néanmoins toutes les deux au bord du précipice, là, juste à côté, des deux côtés du petit tabouret d’ailleurs sans dossier, face au piano. Tout autour, le vide. L’a-t-on, ne serait-ce qu’une seule fois remarqué ? Y a-t-on jamais pensé ? Tout est en noir et blanc, enfin, avec à la fin que du noir.

*Un poème que l’on peut lire dans le coffret d’hommage édité par Erato en 2023.

© André Hirt

(À l’écoute) Youtube (Erato) : Nicholas Angelich joue l’opus 118 de Brahms :

https://www.google.com/search?client=safari&rls=en&q=youtube+nicholas+angelich+brahms&ie=UTF-8&oe=UTF-8#fpstate=ive&ip=1&vld=cid:42630888,vid:8QWiuhH3w_Q,st:0

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