On célèbre aujourd’hui l’anniversaire de Thomas Mann (6 juin 1875-12 août 1955). Bientôt, dans quelques semaines, soixante-dix ans nous éloigneront de la date de sa mort. On rend hommage à cet immense écrivain qui n’était pas celui qu’on l’on croit, seulement (?) un « grand-écrivain », donc « bourgeois » (toutefois, il n’existe toujours pas d’édition digne de ce nom de l’œuvre en français et même La Pléiade n’a pas jusqu’à présent jugé bon de l’accueillir). Il résista, bien davantage, jour après jour, que beaucoup d’autres, depuis la Californie (Brecht par exemple), aux nazis depuis l’Amérique (conférences, émissions de radios, aides, y compris pécuniaires, en tout genre…). Sa pensée, convertie à la démocratie, demeure impeccable.
On peut lire ci-dessous deux extraits d’un ouvrage intitulé Chantier Faustus(le premier d’une trilogie comprenant également La Dernière sonate et Promesse de Beethoven) consacrés à ce dernier très grand roman de Thomas Mann, Le Docteur Faustus (le quatrième et dernier, après Les Buddenbrook, La Montagne magique et surtout, on ne le sait pas, la tétralogie de Joseph et ses frères, immense fresque qui constitue son chef-d’œuvre oublié), paru juste après la 2ième Guerre mondiale, « roman de l’époque », en effet.
Par « Chantier Faustus », il faut entendre les dimensions que le roman ouvre et creuse pour nous comme les tâches, les nôtres, de la pensée, qu’il s’agisse bien sûr de littérature, mais surtout de musique, de création et de génie, des dangers politiques résultant de ce que le mythe de Faust nomme le Pacte avec le diable.
« En écrivant LE DOCTEUR FAUSTUS – La vie du Compositeur allemand ADRIAN LEVERKÜHN racontée par un ami, ainsi que l’indique le titre complet –, Thomas Mann présente bien une œuvre que l’on dit de fiction (un roman), bien que celle-ci porte directement sur une réalité historique (en gros, du début du siècle jusqu’en 1940, le 25 août très précisément, date de la mort d’Adrian, date aussi de l’anniversaire de celle de Nietzsche), mais dans l’intention avouée d’en pénétrer le contenu réel et, plus secrètement, pour l’auteur de s’expliquer avec la culture allemande. Cette manière de procéder, quant au roman, est évidemment celle de toute « littérature » qui se respecte – non pas se détourner du réel, mais plonger en lui, c’est-à-dire jusqu’à la limite de l’impossible, limite qui elle-même est la fiction et ne peut se présenter que comme fiction. Toujours est-il que le roman eut cette ambition de recueillir et de résumer un siècle, comme on dit d’autres œuvres majeures du Moderne, plus encore d’en fictionner de part en part l’explication qui, en retour, devra rendre compte, de part en part, de la pertinence et de l’exactitude de la fiction.
Outre cet aspect objectif, l’autre, subjectif, n’est pas moins décisif : Thomas Mann lui-même, en quelque sorte « l’affaire Thomas Mann », ou, plus rigoureusement, la façon dont Thomas Mann s’est approprié, en un sens très profond, et le mythe de Faust et la culture et la musique allemande, et l’Histoire allemande. Plus en aval, c’est alors aussi ce qui peut, ou doit, advenir après cette chute de tout ce qui est allemand, qui fait que cette affaire n’est pas simplement étroitement objective (la culture allemande) ni purement subjective (l’histoire d’un artiste et d’un écrivain), mais touche à un universel en s’érigeant en objet de pensée. Car, il ne faut pas se méprendre : puisque l’angle d’attaque du roman ainsi que son horizon se ramènent au statut de la musique qui détermine tous les autres, qu’il s’agisse de l’Histoire, de la politique et plus particulièrement de la démocratie, de l’Europe et de la civilisation en général, de l’ « humanisme » aussi, ou, si l’on veut parce que ce dernier terme est devenu pour nous trop difficile à pratiquer, de l’humain, du simplement et non pas « trop » humain, comme disait encore Nietzsche, alors l’ouvrage prend toute son envergure et acquiert son véritable statut : celui d’un bilan de l’intelligence et de la culture européennes vues sous l’angle allemand, celui de leurs inverses malins, et des conséquences qu’il est, « peut-être », c’est l’expression centrale de la fin du roman, possible d’en déduire, si ce n’est d’en espérer, tellement la malédiction faustienne semble s’être emparée, pour le dire trivialement : jusqu’à l’os et aux cendres, de l’époque. »
(pp.10-11)
« C’est par conséquent tout un chantier qu’ouvre le Faustus de Thomas Mann. L’ouvrage, dans sa conception même, présentait au premier abord un bilan négatif de l’intelligence allemande. Rien que la reprise et l’exploration de cette dimension demanderait un soin infini, tellement le contenu offre de richesses, de données, à la fois culturelles au sens large, littéraires (toute la répétition, polyphonique, des différents Faust écrits dans l’histoire), religieuses, philosophiques… Pourtant, l’ouvrage doit, à la lecture, être réorienté, et nul doute que ce fut bien l’intention et même le projet le plus important pour Thomas Mann, car le danger demeure aujourd’hui comme hier que la part de vérité que le Faustus délivre ne soit pas suivie d’effets. Ainsi, à la manière des invités d’Adrian qui, indignés, quittent les lieux, lors de son discours d’adieu, juste avant l’effondrement dans la folie, nous, les lecteurs, et les allemands au premier chefs, ferions comme si de rien n’était, comme si rien n’était arrivé, comme si ce qui l’avait été ne concernait que l’Histoire au sens le plus événementiel et objectif du terme, comme si psychiquement rien ne s’était produit ni ne nous était arrivé…
Le chantier est donc encore à l’œuvre, il nécessite d’être repris. C’est que nous n’en aurions pas fini avec lui. Directement et explicitement comme dans des formes plus discrètes et moins apparentes, nous serions toujours dans l’ombre et l’orbite du Pacte, alors qu’il s’est pourtant réalisé catastrophiquement dans l’Histoire. Ainsi, nous nous situerions à présent dans le creux du vide laissé par le Pacte, dans le silence stupéfait qui lui appartient encore et dans l’indétermination de ce que nous avons à faire et à être.
Ce poids du silence est d’autant plus imposant que pour les oreilles qui sont restées attentives et qui ont malgré tout veillé, l’écho du Chant de douleur du docteur Faustus, la dernière œuvre d’Adrian, résonne encore par son chant dans le chantier qui est le nôtre. Ce qui signifie que cette œuvre terminale qui en constitue la conclusion réelle et effective, excède le Pacte. Elle l’excède de différentes manières, d’abord, comme dit, par sa résonance – la mémoire, bien sûr, l’écho ensuite, le suspens aussi –, ensuite par la question qui s’est rouverte quant au sens de la musique et de la création en général, autrement dit, dans cette logique, quant à la « culture » qui est censée être celle d’une civilisation une fois au clair avec ses intentions et habitée par le souci d’une humanité apaisée.
Autrement dit, le Faustus est bien, sous divers point de vue, une « œuvre totale » ; elle est également pour elle-même, on se force à le dire et même à l’avouer, une construction mythique dans laquelle, c’est la fonction des mythes, il nous faudrait nous penser, à la fois notre passé, notre présent si vacillant et déjà très irreprésentable ainsi que notre avenir duquel nos regards se dérobent. En prenant, si du reste cela se peut, la mesure de cette œuvre totale, on prendra acte du même coup que Thomas Mann est notre extrême contemporain et non un classique déjà très conservateur et poussiéreux n’ayant rien compris aux enjeux du Moderne. Notre extrême contemporain, cela signifie une autorité dont l’objet fut le déplacement majeur que produit le Faustus, à savoir de la Kultur vers nous, de l’Allemagne vers l’Europe, et même plus avant de l’Europe vers l’Amérique (qui elle aussi tourne mal à la fin des années quarante, ce qui contraindra Thomas Mann, c’est un comble, a quitter le pays vers lequel il avait fui et qui incarnait la chance d’un salut), en un mot vers la civilisation en ses potentialités de plus en plus ténues.
Car il n’aura pas suffi de mettre fin par la victoire militaire à une Kultur pervertie pour que la civilisation soit ressortie comme la grande victorieuse. Le chantier Faustus pose en quelque sorte la question : si le vaincu fut bien la Kultur viciée, qui est en réalité le vainqueur ? Nous en sommes encore à nous le demander…
Par ailleurs, le Faustus est certes le livre de la fin, mais également celui de l’analyse sans fin. De même, s’il est effectivement le livre du bilan, il s’excède aussi interrogativement lui-même, ainsi qu’on vient de le suggérer. À quoi il convient d’ajouter, pour souligner à nouveau le silence dont il vient d’être question à l’instant, mais en évoquant un autre de ses impacts, que l’œuvre produit sa césure, autour de laquelle, par le silence, elle est construite (depuis l’attitude désarmée du narrateur Sérénus Zeitblom jusqu’à la stupéfaction de la fin, lorsque des Allemands sont contraints à défiler devant les désastres des camps, lorsque les invités quittent la demeure d’Adrian, lorsque ce dernier se retrouve seul dans sa folie et son propre silence, lorsque nous refermons le livre et que s’introduit entre les musiques que nous aimons, les livres que nous lisons, un espace désormais opaque, dans un premier temps même poisseux, lorsque nous nous demandons si nous avons bien lu et écouté toutes ces œuvres (qu’il nous faut donc écouter autrement, dans leur silence si éloigné justement et non à travers les significations culturelles que nous connaissons), si nous n’avons pas nous-mêmes pactisés… Et ce faisant, peut-être, il nous revient en effet que l’œuvre musicale et celle de la littérature s’étaient déjà constituées autour d’un épais silence, celui dont le Lenz de Büchner est l’exemple, le modèle et l’indicible exemplarité. Le chantier devrait ainsi faire état du silence et des silences, du silence dans un autre silence, en les étageant toutefois et en les distribuant, de façon critique, pour qu’on y voie un peu plus clair et que toute création d’art et de culture n’y perdent pas leur raison d’être et afin que nous ne perdions pas nous-mêmes, comme Adrian, la raison. »
(pp.22-24)
© André Hirt & éd. Kimé, Chantier Faustus, Thomas Mann et le roman de l’époque, 2017.
Image: Thomas Mann, © André Hirt, 2025.


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