On est manifestement très loin d’avoir épuisé la malle contenant les œuvres et les texte d’Adorno. Pour finalement une assez courte vie, la fécondité du philosophe paraît inépuisable. De même que son inventivité conceptuelle, pour ne pas dire son extrême virtuosité, quasi-musicale, au regard de laquelle il dépasse très largement son meilleur adversaire, Heidegger. Là où Adorno brille par son talent d’analyse proprement philosophique tout en l’excédant, outre la musique, centrale pour lui, vers des domaines comme la littérature en général, la poésie (Hölderlin, Celan), le théâtre (Beckett), son relatif ami (on le dit ainsi en raison des tensions entre eux juste avant la guerre dont leur correspondance fait état), Walter Benjamin, témoigne d’un génie de la sensation, de la lecture et du déchiffrage du contemporain comme de l’histoire en ne se risquant qu’après-coup au concept, lui aussi toujours en excès, comme débordant de lui-même vers des extrêmes. Or, ce sont ces excès, et leurs débordements, qui sont comme leur nécessité, qui signent les œuvres de ces deux tempéraments philosophiques hors-normes, sachant que le plus jeune aura trempé son style dans celui, si singulier, du plus âgé, et dont, ouvertement d’abord lors de l’écriture de son Kierkegaard, avant de le faire plus discrètement (préoccupé par le déploiement de sa propre pensée), il aura fait son maître.
Parler d’excès ou de débordements se justifie, déjà philosophiquement en ce que la pensée conceptuelle cherche à tout rassembler (tout ! vraiment ?, s’exclamerait Freud), alors que c’est sans doute impossible, et s’agissant ici spécifiquement d’Adorno, qui aura une conscience aiguë de cette dimension qui a la prétention d’éteindre la négativité, on ne peut qu’être attentif à ce qui pend au bout des griffes du concept, et qui constituera l’objet de la pensée, à savoir ce reste, indispensable, abandonné, d’un texte, d’une œuvre et en l’occurrence d’une partition.
Ainsi, une œuvre musicale ne doit-elle pas être jouée comme un texte lu ? Adorno acquiescerait, mais non sans réserve, ce qui constitue la dialectique propre à ces pages proposées ici au lecteur français par les soins de l’indispensable passeur qu’est le traducteur Martin Kaltenecker auquel le lecteur français doit de pouvoir accéder à tellement d’ouvrages portant sur la musique, ces pages donc, nombreuses, foisonnantes, géniales souvent, consternantes également dans leurs jugements à l’emporte-pièce (les lignes d’anthologie négative concernant Sibelius, assimilé à la « barbarie » en musique), aporétiques en raison de leur raideur également, on y viendra plus loin, mais toujours si étonnantes parce qu’on y sent une pensée en éveil maximal, angoissée en vérité par quelque noir destin, comme menacée dans la crainte d’on ne sait quelle disparition.
Une œuvre devrait ainsi être « jouée », Adorno y insiste en soulignant la dimension mimétique à l’œuvre, celle d’un « geste », comparable au mime d’un acteur. Et toute la difficulté, ou, comme on dit, l’enjeu, de ces pages est d’entendre ce que « jouer » la musique veut dire. Au terme de la lecture, on doit avouer qu’on ne le sait pas, tellement Adorno fait silence sur l’évidence, celle de la nécessité, au vrai incontournable, de l’interprète, de la structure psychique de ce dernier, de sa conformation affective, des conditions techniques et matérielles qui sont à chaque fois les siennes (la salle, le studio, le moment historique, le lieu…), de ce qui est accroché à toute exécution musicale, ainsi la nature de l’instrument, le son et la qualité du son qui, tout de même, touchent au timbre et à la couleur, etc. Pour être juste, les mentions à cet égard sont toujours gênées, ou alors formelles comme dans ceci, qui en soi, est exact : « Le texte noté [Schrift] et l’instrument, les deux pôles de l’interprétation » (27) ou ces lignes, à la même page, concernant le son du Steinway, ou bien la très juste note concernant la « liberté de l’interprétation », mais dans finalement l’ambiguïté de principe (qu’est-ce que « jouer » ?) et l’absence de développement : « En quoi le musicien est un “joueur”, et en quoi il ne l’est pas. Il n’existe aucune interprétation musicale sans l’élément de la “note à côté” – sans risque. La liberté de l’interprétation est inséparable du risque ». Et encore, ce qui indique au mieux de quel côté penche la pensée d’Adorno, à savoir la lecture de la partition, ce laisser-aller du jugement (27) concernant le « style épouvantable » de Toscanini, de Monteux, de Horowitz, de Heifetz (on a envie de demander, outre ce que « épouvantable » veut dire : alors qui ?). Rien que ces aspects, pourtant majeurs, laissent le lecteur interrogatif devant ces réflexions et ces développements d’Adorno qui prennent l’apparence, à l’égard de l’interprétation musicale, d’une quadrature du cercle, ou, c’est ce que l’on pense, d’un forçage.
(Incise : écrire la musique, et pour Adorno la musique est d’abord écrite (cf. le début du Beethoven), constitue le geste musical par excellence, à savoir une attitude de la pensée que le philosophe privilégie. Ce geste se répète, il le doit même pour se rappeler à soi, en écho, et c’est pourquoi il ouvre l’interprétation comme les bras du chef d’orchestre ou les doigts qui s’ouvrent devant un piano, et encore se posent sur le manche d’un violon. Balzac, dans sa très originale, inaugurale pour le Moderne, Théorie de la démarche soulignait cette force qui agite et traverse le corps, une énergie qui est celle de la pensée en train de se déployer. Et que serait une pensée qui ne se déploierait pas dans un corps, a-t-on envie d’ajouter à propos de l’interprétation musicale, Balzac lui-même prenant des exemples chez les musiciens de son temps, les interprètes justement comme Paganini ? Et que serait une peinture non incarnée, conservant au moins la trace de son geste, celle de sa vitesse et de la méditation qui l’a fait naître ? Et que serait une musique qui ne serait pas jouée, au moins dans l’esquisse d’une sorte de danse pour celui qui la lit ? Que serait la lecture sans les mouvements expressifs du lecteur ? C’est du moins ce qui paraît aussi évident qu’indispensable.
L’analogie renversée avec la fin du Phèdre de Platon serait instructive à cet égard, pour deux raisons au moins, la première portant sur le rapport entre la voix vive et l’écrit, l’autre sur la pensée en train de se formuler. S’agissant du premier point, est-il réellement concevable que la musique écrite puisse se suffire à elle-même, tout comme Socrate soutenait l’auto-suffisance, et sa nécessité, de la voix intérieure de la pensée ? Le « scriptocentrisme » auquel Adorno semble céder possède-t-il quelque pertinence et au préalable la moindre réalité ? Le second point soulève la question de l’écoute intérieure qui a lieu au cours de la lecture de la partition. L’écoute n’est-elle pas déjà interprétation ? Du moins une gestuelle comme l’est au demeurant la moindre réaction sensible, la compréhension, et la réponse. Le « logocentrisme » souligné par Jacques Derrida dans son commentaire du Phèdre et au demeurant dans toute la tradition métaphysique trouve ici son pendant. Du reste, si l’on se réfère, autant qu’on puisse en juger à cet égard mais l’amateur de musique possède ici un droit de regard, la musique n’étant pas destinée exclusivement aux musiciens, à la composition, surtout celle qui préside déjà à la fugue, plus récemment au dodécaphonisme, puis au sérialisme, c’est bien l’écriture avec sa logique qui commande la pensée musicale. Au mieux, si l’on peut dire, logocentrisme et scriptocentrisme se recouvrent dans la même logique…).
Il existe par ailleurs un autre point qui fait difficulté. En effet, si la musique est écrite, en ce sens elle se soustrait à l’illusion de toute immédiateté, elle requiert en même temps d’être « jouée » par cœur, comme transcrite dans cette autre immédiateté, mais cette fois-ci comme résultat, qu’est l’interprétation. Ce type de double bind traverse chaque moment du livre d’Adorno, en constitue à la fois l’aporie et la stimulation, car il ne faut pas se cacher que derrière les prudences, les coups de force aussi des analyses d’Adorno se tient un problème comme celui de l’interprétation, qui n’est pas en définitive d’ordre herméneutique, mais préalablement matériel (la nature de l’instrument), technique (la dimension, cruciale, pour Adorno, du tempo et du rubato), et tout autant proprement philosophique puisqu’il touche à la vérité, certes, et puis au langage, à la liberté et à l’histoire (ses moments, son développement, la tradition…).
Car il faut bien s’y arrêter : Adorno indique en sous-titre : « pour une théorie de la reproduction musicale ». On se demande si le terme de « reproduction » est ici neutre (il l’est sous un certain aspect, mimétique justement) et aussi, dans le non-dit plus que dans le dit, péjoratif, la preuve en étant justement le silence concernant les dimensions évidentes que l’on énumérées plus haut.
Immédiatement, le terme de « reproduction » déplie son contenu intentionnel qui est « le vrai ». Qu’est-ce en effet qu’une « exécution vraie » (die wahre Aufführung) ? Et d’abord, que veut dire ici « vrai » ? La question s’applique à la répétition, autrement dit comment représenter (darstellen) une œuvre musicale ? Ce qui demande également quelle est la modalité pour rendre sensible la musique ? On songe une fois de plus au passage de l’écriture à la parole vive, une sorte d’inverse de ce que Platon établit au titre de hiérarchie du vrai dans le Phèdre, alors même que la musique, dirons-nous, se déploie comme souffle. Adorno, quant à lui, se dit préoccupé par le contenu de l’œuvre musicale, autrement l’intention qui y préside. Partant, comment penser dans ces cadres très spéciaux, pour ne pas dire déséquilibrés, la « reproduction » musicale ? En enchaînant soi-même, en levant la tête, on prononce le mot d’artiste, de musicien, qu’Adorno n’évoque jamais, du moins dans les significations qui sont les plus usuelles, l’artiste étant, d’abord, celui qui crée, le musicien étant surtout l’exécutant ..? Avec les critères d’Adorno, les deux acceptions se mettent à trembler, car d’une part l’artiste peut se concevoir comme musicien exécutant, et, d’autre part, le musicien exécutant peut très bien être artiste, donc créateur, ce qui pour Adorno est impensable ne serait-ce que dans la mesure (ou en raison de ce fait) où il n’en dit rien. Adorno pense la reproduction comme « une forme en soi » (il affirme qu’il faut la penser ainsi), « dont le critère (Mass) n’est pas totalement laissé aux mains de l’interprète ». Donc, à qui ? On notera tout de même, au titre de concession de la part d’Adorno, l’expression « pas totalement »… Tout de même, dira-t-on, mais ce sera sans doute la seule fois où Adorno concèdera quelque chose aux interprètes, même grands, ceux qui déplient une œuvre jusqu’à en révéler non seulement la forme, ce qu’Adorno admet volontiers sur le plan théorique, mais guère concernant celui de la vérité, réservé à une toute autre dimension d’activité que recouvre la lecture de la partition, donc la lecture tout court d’un texte qui est considéré, osons le mot, même si, sous bénéfice d’inventaire, le philosophe ne le prononce pas, qui pourtant est décisif en ce qu’il délimite le cadre de la pensée, comme « sacré ». Par conséquent intouchable. Et comme « sacré » emporte avec lui la forme à la fois théologique et théorique d’un tout (holy en anglais, qu’on met en rapport avec whole), on comprend aussi que jamais il ne pourra en être rendu compte sur le plan du sensible. La création musicale, et la création tout court semble, volens nolens, pensée à partir de la Création.
Pour aller à présent vers ce qui apparaît au moins à première lecture comme l’essentiel, on peut s’attacher à ce que Adorno dit du sens. Ainsi, en 19 : « La notion de sens musical – ce qu’il s’agit de représenter (…). Alors que le sens ne se confond pas avec le phénomène, la possibilité de le représenter – et qu’il se représente à lui-même – dépend des seuls phénomènes. Ce qui veut dire de leur cohérence. Ainsi, réaliser le sens musical ne signifie rien d’autre que faire apparaître tous les éléments qui assurent cette cohérence (…). Il faudra articuler cette théorie à la fois avec celle de la musique comme texte non intentionnel et avec celle de la radiographie. Préciser ces relations-là constitue le but essentiel de ce travail ». Ce dernier point rappelant et recouvrant plus haut, d’une part : « La reproduction véritable est une radiographie de l’œuvre » et d’autre part : « Partir de la question de savoir ce qu’est un texte musical. Ni instruction pour l’exécution ni fixation d’une représentation mentale, mais la notation nécessairement fragmentaire et lacunaire de quelque chose d’objectif qui a besoin de l’interprétation pour converger finalement avec elle. »
En somme, il faut traduire sans trahir, interpréter sans interpréter, être fidèle au texte et affirmer sa liberté à travers l’exécution « par cœur », innover et progresser tout en respectant la rigueur têtue de la partition (de l’écrit)… Bref, interpréter est nécessaire à la musique et en même temps impossible. On ajoutera que cet impossible, au-delà de l’aporie dont on prend le risque d’affirmer qu’elle n’est qu’une apparence et une forme aiguë de la fascination, est précisément la voie ouverte de l’interprétation, la porte étant celle de la partition dans laquelle on s’engouffre sans savoir où elle mène (le prétendre, ce serait avoir pénétré l’œuvre, en faire, comme il arrive à la tradition, un objet connu, donc de connaissance alors qu’elle ouvre à une vérité qui ne se laisse pas formuler mais seulement montrer). Adorno le sait très bien, lorsque par exemple il écrit à propos du rubato : « Le problème de l’interprétation tient à la dialectique entre expression et construction ». L’impossible serait la possibilité, voire la condition même, de la musique.
D’où ceci, qui est davantage qu’une impression à la lecture de ce qui est à présent un livre d’Adorno, à tous égards, à tous en effet, passionnant, qu’une ombre épaisse de sacralité s’étend sur le texte du philosophe depuis le principe qui s’y trouve projeté. La sacralité du texte de la partition, c’est-à-dire de sa littéralité signe une forme de fondamentalisme auquel une crypto-religiosité n’est pas étrangère, même réduite précisément, en raison de l’absence de foi, à sa dimension purement formelle. Le culte du texte est alors l’équivalent de l’observance stricte de la parole divine telle qu’elle fut recueillie on ne sait dans quelle langue par Moïse. Le « sens » pour Adorno, est l’équivalent de cette parole. Mais le sens est justement, par le travail sur lui, par la lecture (le « commentaire » est laissé en marge, étrangement, c’est-à-dire silencieux, non écrit, pas vraiment interprété, ou il l’est sans l’être puisqu’en définitive, c’est la lettre qui compte).
Plus généralement et plus étonnant encore est qu’un penseur de la critique, de la pensée critique et par conséquent de la négativité et de la dialectique négative manifeste de tels accents qu’on dira dogmatiques, bien éloignés de l’intention pourtant manifestée ailleurs et qu’on croit tout aussi réelle d’émancipation. Il faudrait prendre en compte, dans la pensée d’Adorno, sa croix. Ou alors, le penseur de Francfort situerait l’utopie dans ce qui certes n’existe pas, mais qui, surtout, n’a aucune chance de voir le jour.
Reste l’absence de visage de la musique, si on peut prendre une image de ce qui doit (!) rester sans image, ce qui n’est pas certain du tout si l’on tient à l’idée que l’interprète est celui qui s’efforce de dégager une image ou son équivalent, musical, qui est en effet l’impossible, mais qu’on peut illustrer par des couleurs, des timbres, des paysages et des souvenirs comme autant de vœux de bonheur. Écouter, comme jouer la musique, n’est-ce pas en effet et justement, un « libre jeu » des facultés, comme dirait Kant, le dégagement et l’expression d’une vie secrète de l’esprit se communiquant, du moins y prétendant, ce qui constitue déjà le rêve d’un bonheur possible, et là aussi au moins d’un partage. Adorno n’en dit rien ou très allusivement ici, mais que peut vouloir dire « interpréter » si ce n’est le mouvement, échappant à la paralysie d’une partition, d’un geste qui en extrait, presque magiquement, l’intention ? Bien sûr, cette dernière n’est jamais certaine, mais ce qui existe bien, et Adorno insiste sur cet aspect qui lui apparaît à juste titre crucial, c’est la structure d’une œuvre, sa composition, ce qu’Adorno appelle justement son « sens ». Toutefois, l’intention de l’œuvre se trouve nécessairement reprise, répétée, et par conséquent dans l’élan et le mouvement d’une différence qu’il ne convient pas de concevoir en en faisant un principe sous l’angle négatif, tout au contraire. La différence emporte, souligne, rehausse, explicite, exagère aussi. Elle n’est pas dialectique, mais intensive ou, si l’on préfère, qualitative.
À propos du « sens », Adorno rappelle que la question de l’interprétation porte de façon décisive celle du lien entre langage et musique. La question est aussi ancienne qu’actuelle, au point qu’elle se tient à l’horizon, ou bien dans l’avenir de toute musique, celle qui commence, qui vient d’être entamée, et qui nous emporte dans une temporalité dont elle a seule l’idée. En tout cas, le sens, auquel Adorno soustrait tout contenu, ne conservant, en y insistant pourtant, que la logique formelle, autrement dit compositionnelle, ne renvoie pas, même allusivement, à quelque signification. Celle-ci appartient au langage, et encore…, car ce dernier se trouve lui-même pris dans le sens, et à vrai dire le geste qui lui est indéfectiblement lié, qu’il cherche toujours à épuiser, voire à nier, qu’en revanche la musique exploite comme son bien propre, un bien qui pourtant n’est pas appropriable. Le sens est ce qui traverse le langage, la musique et nos existences comme ce qu’elles ont de plus propres et en même temps de plus inappropriables. C’est pourquoi l’interprétation est sa voix. Or la musique est cette voix qui prend pleinement en charge la question du sens.
De telle sorte que la question même de l’émotion causée par une interprétation est laissée de côté. Au profit de quoi, au juste ? D’une pensée ? D’une satisfaction morale résultant de l’impératif catégorique qu’on s’est donné à l’égard du commandement musical que l’on entend par devers soi ? Il va de soi, également, que l’apparence de beauté se trouve avec l’émotion, reléguée, infléchie, au statut de simple apparence.
© André Hirt
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