Hölderlin et Schubert, voix mêlées.
On s’interrogeait l’autre jour, ainsi qu’il nous arrive à tous de le faire, comme des enfants, sur le livre qu’on garderait tout près de soi au cours de l’année. Sans hésitation, on avait ouvert celui de André Markowicz, Le Dictionnaire amoureux de Pouchkine. Aujourd’hui, on a mis la main sur un enregistrement, de ceux qui vous poursuivent la nuit, et aucun de ses auditeurs ne pourra, c’est certain, y apporter la moindre contradiction. Le disque cité en objet comporte des lieder de Schubert, un de Brahms et une interview de Geörgy Kurtag. L’ensemble du répertoire est composé à partir des Hölderlin-Gesänge op. 35A de Geörgy Kurtag. On dirait d’ailleurs, d’emblée, c’est une évidence, que l’ensemble du programme vise à faire comprendre et surtout à exprimer ces Hölderlin-Gesänge. Et c’est aussi le bilan d’une existence qui s’exprime ici, celle du musicien Geörgy Kurtag comme en vérité un peu celle de quiconque écoute attentivement ces pièces. Jeunesse, chemin de l’existence, solitude, mort, à nouveau la solitude et les souvenir à l’égard de l’être cher qui se trouve quelque part, ailleurs, dans un espace que la musique presque touche, et ainsi désire se faire entendre. Elle insiste et recueille en elle la réponse qu’elle croit percevoir en retour. Marta, l’épouse défunte en 2019 de György Kurtag, se tient comme une présence réelle davantage qu’une ombre au cœur de toutes ces musiques. Et Kurtag lui-même, dans l’interview, évoque la figure de Diotima. Hölderlin s’avance, c’est lui qui va parler, entonner ses poèmes.
Le cœur du programme, donc, est celui que forment les Hölderlin-Gesänge, il est aussi celui qui donne accès au cœur des vivants et des morts. Le programme débute par le monde des morts, avec une œuvre de Kurtag dans la forme du chant grégorien, Circumdederunt me gemitus mortis…, les gémissements de la mort m’ont encerclé/ les douleurs de l’enfer m’ont encerclé :/et dans ma détresse l’ai invoqué le Seigneur,/ et, de son saint temple, il a entendu ma voix. ». Et toutes les musiques présentées ici ne cesseront de tourbillonner, d’entourer, de voler comme les oiseaux autour de l’existence comme d’une tour, celle de Hölderlin à Tübingen, et le poème de Paul Celan, Tübingen, Jänner, de la Rose de personne, atteint ici, dans cette interprétation, une puissance expressive inouïe. Le cœur, une concentration, un tournoiement intime, et puis une temporalité qui s’intemporalise ainsi… La musique elle-même touche à ceci, que le poème en général, retrouve, lorsqu’il est grand et profond, autrement dit lorsqu’il s’élargit et se spatialise, qu’il rebondit, se creuse en retournant à lui-même dans une ronde du langage qui fait le tour du monde. Musique et poème nous encerclent, circumdederunt, en effet, aussi, et pas seulement la mort. Car il y a cette tendresse, cette Innnigkeit dont il est question tout du long de ce programme, à partir du premier des Hölderlin-Gesänge, Gestalt und Geist (Forme et esprit) : Alles ist innig/Das scheidet/So birgt der Dichter./ Verwegner ! möchtest von Angesicht zu Angesicht/die Seele sehn/du gehest in Flammen unter. » [Tout est intime/qui s’en va/si le poèle préserve./Téméraire ! Tu veux voir l’âme/face à face/tu sombreras dans les flammes. »] De quelle nature est cette Innigkeit, ce Innig, cette « intériorité » ? Elle n’est pas simplement, comme le mot semble l’indiquer, d’ordre psychologique, car elle enveloppe le monde comme ceux qui sont loin, qui sont partis comme on dit mais qui se tiennent là en nous, dans la levée de leur corps. Ainsi Marta/Diotima comme celles, comme ceux de chacun vénère en articulant la beauté des noms à travers lequel on peut toucher ces êtres aimés. L’Innigkeit, dont parlera si bien Rilke et auparavant, plus profondément encore, si cela se peut, Beethoven dans ses dernières sonates pour piano, désigne l’état de l’existence lorsqu’elle rassemble au fond d’elle-même son expérience d’exister dans le monde. Elle rassemble l’existence et le monde, recueillant en elle avec tendresse, car elle est tendresse, la personne aimée.
C’est ainsi, surtout lorsque l’adresse porte sur l’être qui se trouve on ne sait où, ailleurs, mais quelque part, puisque la pensée la touche presque, et la vibration, musique et poème, naît de ce presque, de sorte que l’on peut se rendre compte dans cette expérience que la musique elle-même est de l’humain bien avant de se constituer comme art, qu’elle est de l’humain articulé dans son expression. Les âges de la vie sont ainsi parcourus depuis le printemps de Ganymed de Schubert jusqu’à la mort en passant par l’amour (Im Frühling, toujours de Schubert), puis on dit et se rappelle « tu as été là » (Dass Sie hier gewesen) encore de Schubert. En reprise, Kurtag chantera Diotima avec Hölderlin en superposant, en enveloppant manifestement le nom de Marta dans et par sa musique.
On devrait ainsi gloser chaque mot de Hölderlin que Kurtag a mis en musique, que le grand art de Benjamin Appl, extraordinaire dans ce programme par son éventail tonal, sa capacité à faire de sa voix l’écho d’elle-même dans ses multiples possibilités et couleurs. Si la psalmodie n’était pas en soi monotone, mais étirée à toutes les dimensions de l’affect et de la pensée, alors comme le Psaume Circumdederunt…, elle qualifierait le chant de Benjamin Appl qui fut choisi par Marta elle-même, de son vivant, pour interpréter les Hölderlin-Gesänge.
On comprend enfin pourquoi cette œuvre de Kurtag ne porte pas le nom de lieder, donc « Hödlerlin-Lieder ». Parce que ces chant (Gesänge) sont l’expression de Hölderlin lui-même, en sujet. Et à Kurtag de les reprendre pour lui-même en sujet tout comme Benjamin Appl saura les faire entendre en sujet. Avec Innigkeit, Mit Innigkeit dirait le Beethoven tardif, si proche déjà de Hölderlin. Le non-musicien, et ils sont désormais plus nombreux que jamais, ne comprendra pas, il en aura juste l’illusion artificielle que peut donner le ton « poétique ». C’est en revanche de diction et de diction juste qu’il faudrait parler ici, lorsque la musique extrait de chaque mot sa dimension non de simple mot, mais en délivrant à travers sa vibration singulière l’espace qu’il prend et qu’il rend. Rarement, les mots auront été ainsi portés, au plus profond de leur provenance et au plus loin de leur projection. Alors, ils résonnent depuis leur fond et ils nous viennent et reviennent de partout. La « performance », pour une fois, le mot est exact et devient presque beau, une fois sorti du marché de l’art, de Benjamin Appl est non pas de virtuosité, qui n’est pas de l’art, seulement de la technique, mais d’élargissement des mots et des sons, par sa capacité à délivrer en eux, à même un moment d’aura, d’éclairement et d’imminence, leur attachement à la réalité qu’ils désignent. La voix se fait multiple, elle est partagée comme elle se partage, elle traverse une palette de couleurs comme font les oiseaux dans leur tournoiement autour de la tour de Tübingen. Et l’articulation du désarticulé « lallen und lallen » (balbutier, bégayer ») de Paul Celan est alors terrifiant, si vrai, historiquement, car c’est toute l’expérience de la catastrophe historique qui se vomit là, suivie du mot qui désigne sans doute les bourreaux, « Pallaksch. Pallaksch » dont on a ici du mal à se relever, comme on a toujours du mal avec la fulgurance d’une vérité.
Le lied magnifique de Schubert, Der Wanderer an den Mond, aussi hyperromantique qu’il soit, n’atténue en rien par quelque sensiblerie ou image d’Épinal ce qui précède, il n’a jamais sonné aussi moderne, au-delà de lui-même, dans son pressentiment pourrait-on dire, il donne la main comme la parole au lied suivant, Litanei auf das fest Allerseelen, qui implore que toutes les âmes reposent en paix. Litanie en effet, mais sans la moindre monotonie. C’est au contraire comme si la litanie trouvait en elle sa libération et son repos (ici le repos éternel).
Tout un récit, voici le programme musical et au plus profond existentiel que propose Kurtag. La pièce qu’il a composée, die Rosen, rappelle ainsi dans sa brièveté ceci : « Les roses parcourent [durchwandern] les arbres/ Et le malheur transperce [durchwuchert] les hommes ». De même, les autres poèmes de Ulrike Schuster mis en musique montrent comment « le temps se décompose et saigne » [Zeit verwest une blutet] et le poème en recueille la douleur.
En réalité, la musique de Kurtag fait pénétrer au sens le plus fort et le profond dans les poèmes de Hölderlin en même temps que ces derniers auront guidé le musicien pour trouver leur ton le plus exact, le plus exact, le plus vrai. Le poème se comprend alors de lui-même, il s’atteint avec la musique en se rapportant à sa vérité. La composition musicale a rejoint, par approches et percées, Hölderlin, de même que les poèmes de ce dernier ont éclairé l’existence du musicien grâce à leur tournoiement et leur intemporalité.
© André Hirt
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