Dessiner la musique.
La musique n’est-elle affaire que de forme, se demande-t-on, en refermant, d’ailleurs tout provisoirement, ce magnifique ouvrage publié par les éditions Allia, une publication très remarquablement soignée, qu’il s’agisse du texte et de sa traduction ou de l’imposante iconographie qui l’accompagne. C’est cette dernière qui accroche l’œil et non seulement lui, car, alors que la musique, son statut aux yeux et donc aux oreilles d’Igor Stravinsky constitue le sujet de l’ouvrage, c’est une interrogation sur la personne qui progressivement, du moins dans la lecture qu’on vient de faire, s’impose et s’installe au premier plan. Et c’est depuis ce dernier qu’on est redescendu, si l’on peut dire, à la musique.
Afin d’aller immédiatement au fond des choses, on s’est persuadé en y regardant de près que le dessin l’emportait progressivement sur la peinture. Car la musique s’étale, se compose, fait toile, s’empare de l’espace et s’inscrit dans le corps de l’existence dans le monde. On a l’impression, en effet, que Stravisnky est passé avec le Sacre jusqu’aux dernières compositions de la peinture au dessin, du contenu à la forme (on veut dire le privilège dans la forme du contenu et par la suite, à l’inverse, celui de la forme dans le contenu). Le Sacre, Noces sont peinture, la musique religieuse aussi, on prend à dessein cet exemple, pourtant plus tardive comme Canticum sacrum, A Sermon, Anthem, et Threni, laissent, malgré des moments de grande intensité (on pense au sublime Introitus, T.S. Elliot in Memoriam, ou encore la 3° partie, A Prayer de A Sermon justement), l’impression que la musique domine le contenu qu’elle supporte. C’est-à-dire que la musique devient, malgré cette musique sacrée, son propre objet, et sans doute même son contenu principal. Un musicien aussi doué et virtuose que Stravinski, dont la carrière aura traversé et labouré à peu près tous les genres musicaux ainsi que les principales tendances de la musique du XX° siècle (pour en définitive, dans ses goût, remonter aux musiques du début des Temps modernes) qu’il se sera, un instant au moins, appropriées, aura créé des chefs-d’œuvre grâce à sa facilité technique et puis des œuvres dans lesquelles une autre facilité semble l’emporter. On veut dire, à ce propos le savoir-faire, la technique, la virtuosité (on entend l’intellectualisme qui accède à un statut démonstratif). C’est une impression.
Ou bien en voici une autre, avec laquelle on hésite : le personnage de Stravinsky apparaît donc en définitive, à la lecture de ces pages qui, par le truchement de l’organisation de l’homme musical très avisé qu’était Robert Craft, vont de l’art de la composition jusqu’aux perspectives musicales à venir, en passant par l’évocation de nombreux souvenirs concernant les musiciens du passé et contemporain (le rejet de Tchaikovsky est obsessionnel et instruit évidemment beaucoup) aussi mystérieux que sa musique qui a toujours passionné, et a présent intrigué, ce qui n’est pas moins intéressant.
L’ouvrage permet en effet de se faire une idée de l’œuvre et par conséquent du compositeur, et par suite du personnage, mais il peut également se lire en quelque sorte en creux, par ses non-dits, ses refus (on vient de faire mention de Tchaikovsky), ses admirations (inconditionnellement sur le fond, en définitive, Webern, cela on le comprend, on comprend moins l’intérêt majeur porté au Marteau sans maître, car qui existe avec cette œuvre et celles de son auteur, est-ce qu’elles font et permettent de vivre.. ?), ses inimitiés plus radicales encore, sa religiosité réelle ou seulement l’effet provenant de la profondeur d’une culture, sa culture justement (la Russie plongée dans l’Amérique !), sa mondanité qu’on peut ne pas apprécier, du moins dans le style (qui n’a-t-il pas connu ? que de considérations, la plupart du temps, négatives, sinon méchantes sur ses collègues, que seul un génie peut se permettre et qui possèdent un intérêt de ce fait au-delà de présenter ce qui est un véritable Bottin de célébrités – la mauvaise humeur de Rachmaninov, la détestation de sa musique autant que celle de Richard Strauss, les cancans, sur Moussorgski, Diaghilev, Debussy, Ravel, Satie, Proust, etc.). Et on s’arrête pour finir devant son archaïsme décidé, ce qu’on peut chercher à esquisser avec le terme de « primitivisme », tout cela, remarqué par Thomas Mann dans son Docteur Faustus, n’étant pas neutre en termes de civilisation, de régression esthétisante de l’art au cours du XX° siècle, dans sa passion de l’ « authenticité » et de la « déconstruction » de l’art lui-même. Qu’on comprenne bien, enfin !
Tout cela est bien intéressant, certainement, mais il faut revenir, car il s’agit sans aucun doute de l’essentiel, à cette « culture », à la fois sauvage, dirons-nous, qui aura donné le Sacre, et par « sauvage », on entend à fois le creusement en soi des origines populaires, mais au plus profond d’elles du religieux jusqu’au païen (ce lien définirait assez bien l’œuvre au moins sous un certain aspect), et du païen dans le religieux (qui peut se remettre d’une écoute de Noces, cette hantise absolue de l’oreille, de la pensée et de ce qu’on peut dégager au titre d’une perspective sur l’état de la civilisation ?). Hantise, donc, c’est une œuvre qui hante, qui parfois s’oublie au profit d’autres et qui revient, fait retour comme un primitivisme essentiel et déjà virtuose en ce qu’il aura exprimé tout ce qui est essentiel dans la musique.
La musique, justement, quoi que Stravinsky puisse en dire ou quelle que soit l’impression que l’on conserve de cette lecture, laisse, et en raison de cette lecture, une impression étrange : d’une part, on ne cesse d’être bouleversé par cette musique (en très grande partie du moins) et, d’autre part, d’être stupéfait par certains propos sur « l’inexpressivité » de la musique, par ceci plus précisément qu’elle n’aurait rien de spécial à dire, une musique, donc, qui ne parlerait pas, de quelque façon qu’on l’entende (or, ça ne colle pas, elle est fondamentalement expressive ou alors on n’a rien entendu !) en ce qu’elle ne dirait rien ( ?), n’aurait rien à dire (sur ce point, on ne comprend plus), au profit de tous les éléments qui ont trait aux considérations exclusivement formelles de la composition.
Pour être exact, Stravinsky déplace le statut de la musique hors de la dimension étroitement expressive d’un « vouloir-dire ». Et il se montre à cet égard très rigoureux dans ses propos ainsi que dans les définitions qu’il propose. Par exemple, concernant le « progrès » en musique : « Or, en musique, le seul progrès, c’est celui du développement de cet instrument qu’est le langage musical, par lequel nous explorons de nouvelles pistes en matière de rythme, de sonorité ou de structure ». On n’est toutefois pas loin d’un abord purement « esthétique » de la musique… Plus loin, comme un résumé à la fois historique, culturel, technique et esthétique de la musique, on lit : « En tant que procédé de la construction musicale, l’harmonie n’offre guère plus de ressources que l’on pourrait explorer et mettre à profit. L’oreille contemporaine exige une approche radicalement différente de la musique. Il est naturel que l’on se sente souvent plus proche de générations éloignées de nous que de celles qui nous ont immédiatement précédées. C’est la raison pour laquelle la génération actuelle s’intéresse à des musiques antérieures à “l’âge de l’harmonie”. Le rythme, la polyphonie rythmique, la construction mélodique ou intervallique sont les matériaux musicaux qu’il nous faut explorer aujourd’hui. » Et enfin, si l’on peut dire, s’agissant pour Stravinsky, de l’essentiel : « Le tempo est l’élément crucial. (…) Dans ma musique, le problème stylistique de l’exécution repose sur une question d’articulation et de diction rythmique… »
D’où ces remarques très fortes et lumineuses (vraies), bien que contrastées, sur le jazz, dont on met de côté les appréciations de pure humeur et à l’emporte-pièce : « Ce qui suscite l’intérêt ici, c’est la virtuosité instrumentale, la personnalité instrumentale, et non la mélodie ou l’harmonie, et encore moins le rythme. Le rythme n’existe pas véritablement car on n’y trouve aucune architecture rythmique, ni aucune suspension. Au lieu du rythme, on a de la “pulsation” (beat). Les musiciens marquent tous les temps uniquement pour ne pas se perdre et savoir de quel côté de la pulsation ils se trouvent. Les idées sont instrumentales, ou plutôt ce ne sont pas des idées, car elles arrivent après l’instrument, elles dérivent de l’instrument ».
Que la musique soit pour Stravinsky dessin se prouve par le fait de dessiner lui-même. À la question de Robert Craft concernant la nature de la composition pour lui, Stravinsky répond par une figure géométrique, pour le moins ésotérique dans sa numérologie, que l’on trouvera reproduite sur la 4° de couverture de l’ouvrage, sous le titre déroutant : « Voici ma musique : ». la figure ressemble à celle que l’on doit tracer sur certains téléphones portables pour les déverrouiller. Est-ce suffisant au titre d’une définition ? Est-ce seulement à la hauteur de la musique ? Ou juste une façon de s’exprimer ? Ou encore une coquetterie ? Certes, Stravinsky veut sans doute évoquer un processus mental qui lui est singulier, mais la parole fait défaut et la composition elle-même, la démonstration par le mouvement musical lui-même lui semble préférable. On comprend donc la complexité de cet homme.
On formulera pour finir une hypothèse : Stravinsky était génial, suprêmement doué et pourvu d’un immense savoir technique, il était inspiré, et il n’a cessé de rechercher les sources de son inspiration, jusqu’à parfois la tarir, ou la neutraliser, à force d’artifices, de refus de se laisser aller à la seule émotion ou beauté qui tendaient les bras, comme si les considérations techniques paralysaient l’inspiration elle-même.
On ne sait ce que Stravinsky a voulu « dire » dans sa musique. Dans son dialogue avec Robert Craft, il y renvoie de façon oblique, la plupart du temps, comme s’il luttait parfois, souvent en vérité, contre lui-même. Certains génies se retournent en effet contre eux-mêmes, en donnant lieu encore à quelques œuvres géniales, mais aussi en s’écartant du noyau de leur inspiration qui constitue leur être.
© André Hirt
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