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Pourquoi donc relire Hermann Hesse ?

par | 14/08/2024 | Bibliothèque, Littérature

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

On se demande bien qui lit encore les livres de Hermann Hesse (1877-1962). Voici une remarque très convenue qui en dit bien plus long sur celui qui la profère, son âge en particulier, son indignation peut-être, ses contradictions, celles qui deviennent de plus en plus apparentes au fur et à mesure que le temps passe, qui s’annulent en même temps comme une image qui apparaît et qui aussitôt s’évanouit, son conservatisme entravé sans doute, que sur l’écrivain lui-même et son importance supposée. Une bien meilleure question porterait ainsi sur les raisons objectives qui nous conduiraient à le lire. Ainsi, en quoi cette lecture serait-elle instructive et même recommandée pour l’intelligence de notre temps, dès lors qu’une lecture ne relève pas d’un simple divertissement ? 

Certains, la plupart, trouveront aujourd’hui bien kitsch les œuvres comme les textes de Hermann Hesse. Ce serait oublier, en retour, que lui-même estimerait très vulgaire notre époque. Voilà pour l’équilibre, si du moins le vulgaire est tout à fait du même niveau que le kitsch… L’affaire, toutefois, car c’en est une, n’est pas de l’ordre du goût, pas même de la mode qui ne vaut jamais rien puisqu’elle passe, elle est juste une valeur et ce mot on peut l’estimer fort douteux puisqu’il ne tient objectivement pas au réel.

Quant à ce dernier, il se situe dans l’ombre et l’ordre de l’Histoire. Ce dont traitent les livres de Hermann Hesse amène à considérer une nouvelle fois la fin de la civilisation agricole, la vie à la campagne et dans la considération consciencieuse et attentionnée de la nature, l’existence simple rythmée par le sommeil, le travail, les repas et les moments suspendus pendant lesquels on fume, boit du vin et se tait, l’attention portée aux animaux autant qu’aux plantes, la promotion pour elle-même de la paresse à la fin d’une journée remplie par le labeur, l’économie mise en retrait des préoccupations principales, la dépense physique, la méditation et l’écoute, la spiritualité qu’on dira naturelle, au cœur même du rythme local effectué par les pratiques religieuses, enfin le sentiment trouble et inquiet provenant d’une sensation désagréable qu’un pan du cadre de l’existence est en train de s’effriter, d’où l’intérêt pour le « voyage en Orient ». À nouveau, on entend les soupirs contemporains (et on soupire soi-même, ne le nions pas, on se souvient même des extraits de Knulp qui se trouvaient dans le livre d’allemand au collègue ou au lycée, et qu’on trouvait déjà « kitsch » à l’époque, alors même qu’on n’avait aucune connaissance du terme, pas davantage la moindre idée de ce qui recouvrait, encore moins des questions qu’elle soulevait, l’œuvre). 

Et voilà sans doute le point : cette issue possible pour ce qu’on appelle depuis plus d’un siècle maintenant la « crise », s’est elle-même évanouie. Il n’y a plus d’horizon, plus d’Orient, réel comme symbolique (l’Orient, écrivait Hermann Hesse, « n’est pas seulement un pays, quelque chose de géographique, mais le lieu natal et la jeunesse des âmes, le partout et le nulle part, l’unification de tous les temps. »). Ainsi, il apparaît que selon toute vraisemblance rien dans l’ordre des promesses d’existence, qu’elles soient purement vitales, sociales ou politiques n’offre désormais d’issue ou seulement de possibilité d’échappée et peut-être même, au sens le plus profane du terme, de « salut ».

Néanmoins, rien à la lecture de Hermann Hesse ne peut faire de lui un nostalgique, un simple nostalgique. Incomparables, en revanche, à la relecture qui est présentement une lecture (et l’on désespère, consterné, de ce que tellement de « lectures » aient été englouties par l’oubli, qui forme en l’occurrence l’archive des négligences, et même la bêtise qui est étroitesse et aveuglement) sont les observations, les déductions, les délires même, en réalité tout apparents, qu’on trouve dans le Loup des steppes ou dans le Jeu des perles de verre. Ces livres, il sera toujours possible de les rabattre sur des platitudes qu’on a dites « kitsch », bien qu’alors on manquera leur finesse qui, sans jamais théoriser inutilement, analysent en profondeur, et sans dogmatisme, l’état des choses et leur situation actuelle dans le monde. On remarquera à cette occasion dans ses ouvrages et, sans préjuger ni exagérer, dans sa personne, une sorte d’ivresse de la pensée qui, même dans les excès, défie tout paradoxe en maintenant une sobriété de fond ou, si l’on préfère, la maîtrise de la pensée.

Hermann Hesse est un auteur qu’on dira ouvert, c’est-à-dire non seulement libre, mais qui dégage des dimensions physiques et psychiques de liberté dans un monde qui est à la fois en train de se retirer (pas de disparaître, il demeure dans le souvenir, et plus largement dans la pensée) et pour ce même monde qui est en train de se transformer en peut-être autre chose qu’un monde, quelque chose d’innommable encore, peut-être même à jamais, et qui se montre tous les jours, qui s’accélèrent dans leurs emboîtements, on dirait que le temps s’est lui-même emballé comme une matière en très rapide transformation, plus agressif.

C’est pourquoi, comme toujours et partout, peu importent les jugements négatifs, ou simplement consternés, autrement dit stupidement prétentieux au regard de la situation du monde, concernant l’œuvre, il reste que cette dernière aura mis le doigt sur des arêtes dangereuses de l’époque à défaut de l’avoir mise complètement à nu (c’est pourtant le cas, parfois, en lisant Le Loup des steppesainsi que le Jeu des perles de verre, une fois de plus des ouvrages beaucoup plus intellectuels, profonds et spéculatifs qu’on ne croit – on les estime délirants, alors qu’on accorde d’emblée tout le crédit à la science-fiction – sans doute même toujours sans équivalents aujourd’hui dans l’intelligence de la situation), que par conséquent les intuitions concernant les fissures en train de se produire dans le plâtre de l’époque sont remarquables de discernement et de précision, que les arguments pour en montrer la pertinence sont puissants (inutile de prouver quoi que ce soit, il suffit de montrer tout comme il n’y a pas à spéculer sur les livres, mais seulement à les lire de près et bien). En somme, ce qu’a soulevé Hermann Hesse – un grand écrivain est celui qui en effet soulève, pas seulement des questions, mais des couches d’apparences, de poussière, de bavardages, de bruits, de pollutions de tous ordres – s’est révélé exact, et, au fond, rien n’a profondément changé depuis que ses livres ont été écrits, tout s’est en réalité davantage révélé plus que seulement manifesté, tout s’est aggravé si l’on préfère un langage plus rapide et conclusif.

Mais il faut se pencher sur la positivité de l’œuvre, sur ce qu’elle révèle jusque dans les fissures du désastre. Là où Adalbert Stifter faisait sentir, plus que cela : ressentir les naufrages à venir à travers les nuages et leur menace, ou même les simples, discrets mais déjà profonds craquements, Hermann Hesse les met en exergue, les fait entendre, mais en soulignant tout autant, sans le moindre optimisme ou tour de passe-passe, ce qui s’y lève également. Maurice Blanchot, dans de très belles pages du Livre à venir, salue « l’effort qu’il [Hermann Hesse] fait pour accueillir l’anomalie et la névrose et pour la comprendre comme un état normal dans un temps anormal ». Un mot, à la fois figuré et propre, revient sans cesse sous sa plume, celui de P(p)âque(s), la fête religieuse autant que la réalité païenne d’un printemps, on dirait à chaque fois une peinture. Du reste, ne négligeons pas cela, Hermann Hesse ne manque jamais une occasion au détour d’une page de faire mention de son activité de peintre, en plein air, une activité toujours liée à des moments privilégiés de l’année, des saisons et du jour, le printemps en effet, l’automne également et par périodes surtout – des images saturées de couleurs, pleines, honnêtes, sans la moindre ambiguïté, ne faisant valoir aucun contenu maladif ou pathologique, des images sans génie assurément, mais fières et cohérentes, tenant debout, des images d’un monde dans lequel on a envie d’habiter et d’exister, des images tout simplement d’un monde. Non que Hermann Hesse se cache quoi que ce soit quant à l’état de l’époque et des situations, il fait seulement voir ce qui existe encore, ne serait-ce que dans le regard. Il suffit pour chacun, si l’on peut dire, de regarder son propre regard, de l’éveiller tant qu’il en est capable, car il y a toujours à voir. Inversement, la fin de toutes choses se laisserait remarquer, indéniablement, par le fait qu’il n’y aurait plus rien à voir. Il est vrai que nous y sommes presque ou peut-être même déjà. Toutefois, Hermann Hesse n’écrit ni ne peint après la fin, il se tient et se maintient dans la fin, dans la fissure elle-même du tremblement de monde, depuis le fond de laquelle il se porte vers la lumière qui brille encore là-haut, comme lorsqu’on sait qu’on a vieilli, que la fin approche, qu’elle est au travail chaque jour qui passe (il faut lire le recueil Éloge de la vieillesse, qui ne contient aucune facilité quelle qu’elle soit, pas même rhétorique). Le printemps, Pâques (peu importe à présent comment on l’orthographie, il suffit d’entendre et de voir son contenu) est le moment de la naissance, et même dans la vieillesse quelque chose ne cesse de naître, qu’il s’agisse de sensations, de douleurs qu’on devrait, dit-il, accompagner plus que de seulement les subir, de manières de regarder, de suspendre ses jugements à l’emporte-pièce, surtout de se taire et d’écouter ce que nous apprennent les silences (lisons cela pour ainsi dire en toutes lettres dans Promenade de printempsin Éloge de la vieillesse).

Au début comme en définitive, il n’existe que des contraires : la jeunesse et la vieillesse, le printemps et l’automne. S’arrêter dans une marge est contraire à l’esprit comme au préalable au réel, et c’est pourquoi Hermann Hesse s’est efforcé de percevoir, de penser et de prendre en compte pratiquement, c’est-à-dire existentiellement, le tout, même dans l’épreuve de la partie, sachant qu’il n’existe d’épreuve directe que d’elle. Ainsi, avons-nous dit, de la douleur qu’il s’agirait d’accompagner au lieu de chercher à lutter contre elle. La vieillesse n’a pas davantage le privilège, qui n’est que négatif et funeste, d’arrêter par avance tout projet, parce qu’elle possède ses vertus propres, sa profondeur singulière, bref elle ajoute une dimension et des perspectives à l’existence et lui est en quelque sorte indispensable dès lors qu’on prétend s’en faire  une vision d’ensemble. « L’absolu », ce terme on ne peut plus vague et abstrait, ne possède pas d’autre sens plus précis. Hermann Hesse, même dans les moments les plus extrêmes, dans le recoin des contraires, ne perd pas de vue l’absolu. Et c’est encore ce dernier qui régit le Jeu des perles de verre. Un jeu, et ici le Jeu, et à l’intérieur de ce dernier, comme son cœur, le Jeu des Jeux, la communication tonale – quelle musique doit s’y faire entendre à travers celles de l’Histoire – de toutes les œuvres de l’humanité, le pas au-delà de l’existence personnelle de chacun et des œuvres les unes à travers les autres. Le son, la symphonie doivent en être magnifiques, inaudibles pour nous en ce présent et pourtant déjà, nécessairement, perceptibles, dans une « image », l’absolue. Blanchot écrit, pour finir, à propos de Hermann Hesse et du Jeu des perles de verre : « … quand est placée au cœur de l’œuvre une grande image [je souligne : A.H., Blanchot évite « absolu(e) »…] qui la soutient tout entière, de paraître la rabaisser à une figure superficielle, qui semble alors agencée tout exprès en vue de la critique qu’on en veut faire. Dans une œuvre, la contestation de l’œuvre en est peut-être la part essentielle, mais elle doit toujours s’accomplir dans le sens et par l’approfondissement de l’image qui en est le centre et qui commence seulement à apparaître, quand vient la fin, où elle disparaît ». Im Abendrot de von Eichendorff, après Frühling et September de Hermann Hesse, avec Richard Strauss en effet, dernier des Quatre derniers Lieder.

Car et néanmoins, s’agissant des pôles des choses et de toute réalité, Hermann Hesse aura été attiré, au-delà de leur contraire qu’il n’oublie jamais, par le printemps commençant ou bien par l’automne finissant. L’été, et dans une moindre mesure l’hiver l’attirent moins, il ne faut en tout cas pas l’objet d’une intensité égale de pensée. Ce qui est remarquable à cet égard tient à la sensation puis au sentiment de la beauté qui accompagnent ces réflexions, ou plutôt qu’elles font naître. Le commençant et le finissant, et puis l’un dans l’autre, tels seraient les agents essentiels qui contribuent à la formation de l’image dans laquelle la beauté trouve à se refléter. Toutes proportions gardées, à lire ces pages, très nombreuses, de réflexions de Hermann Hesse sur la vie, la vieillesse, l’art de l’oisiveté, le quotidien, les souvenirs, etc., on songe souvent à Jankélévitch et à sa pensée du « je-ne-sais-quoi », du « presque rien », de l’instant et de l’entre-deux, du « semelfactif », autrement dit du singulier, de l’événement et de l’inoubliable, ou encore de ce qu’il y a de plus précieux dans l’existence (« ne laissez pas passer votre matinée de printemps », écrit, je crois ainsi, le philosophe).

Loin de toute mièvrerie, et même de sentimentalisme, coupés à la racine de l’écriture par une profondeur de pensée immédiate, ces textes, même très brefs, de Hermann Hesse, avancent une pensée dont l’existence forme le sujet, par ses stades, ses recoins, ses représentations et projets comme ses erreurs et fautes, et, surtout, par la mise en question de toutes ces remarques par les contraintes que l’époque impose. D’où les ébranlements de la pensée, l’ironie, le fantastique, les décalages de tous ordres que l’on peut remarquer à la lecture. Souterrainement, les pôles de l’existence dont on vient de faire mention s’appellent entre eux, se critiquent comme il arrive à l’œuvre, et à la vieillesse, de le faire de la jeunesse, se regrettent, se dit-on, comme le rapporte dans Choses vues Victor Hugo de Madame d’Houdetot, mourante, s’adressant à elle-même.

À relire ces livres à l’autre pôle de la vie, on les avait découverts, enthousiaste, si jeune, et puis on les avait oubliés, presque négligés, et même estimés quelque peu insuffisants au regard des grandes philosophies de l’existence, à les relire donc, avec d’autres yeux, d’autres pensées à l’esprit, on se demande bien quelle est la valeur des critères qui permettraient de les juger négativement, comme si l’on savait, à présent, et après de nombreuses et insistantes lectures de philosophes savants, comment vivre…

On a noté, et c’est peut-être le plus important, que les ouvrages de Hermann Hesse étaient ouverts, qu’il s’agissait en eux de perspectives de liberté et de libération des mauvaises et surtout des fausses pensées. C’est pourquoi, on y revient avec insistance, on ne confondra pas leur lecture avec celle, tout aussi décisive, de l’œuvre d’Adalbert Stifter, en ceci que cette dernière appartient au registre tragique, ou de l’inéluctable, on dira de l’imminence de la disparition, qu’il s’agisse de la civilisation comme de la beauté du monde. La fin de toute chose a en quelque sorte déjà eu lieu. L’œuvre de Hermann Hesse, en revanche, ne parvient pas à en rester sur cette fin. Si elle prend en compte, comme cette autre œuvre de l’ami Thomas Mann, la dimension démoniaque du comportement des foules, des masses désormais, si les deux œuvres se nourrissent de celle de Freud, elle propose, c’est sa singularité (Freud était désespéré, Thomas Mann aussi, et a cultivé l’ironie après l’écriture du Docteur Faustus, mais son dernier texte portait néanmoins, encore et enfin comme un espoir ultime et mince, sur … Schiller), de poursuivre son existence avec le maximum de liberté et de clairvoyance.

© André Hirt

Un texte à lire de Hermann Hesse en se souvenant de Psychologie des foules et analyse du moi de Freud, et de cette phrase de Malaise dans la civilisation : « Ce qui commença par le Père s’achève par la masse ». Qu’il s’agisse ici d’une lettre à une cantatrice qu’on acclame n’est pas anodin.

« Moi qui suis désormais vieux, je n’oserais pas réitérer aujourd’hui encore ma profession de foi individualiste si, dans le domaine spécifique de la politique, mes susceptibilités et mes intuitions souvent blâmées par les gens normaux et irréprochables ne s’étaient pas révélées justifiées de façon terrifiante. J’ai vu bien des fois des salles entières, des villes entières, des nations entières être prises d’une ivresse et d’un délire faisant de la multitude des personnes un groupe uni, une masse homogène ; j’ai vu disparaître alors toute forme d’individualité, j’ai vu des centaines, des milliers, des millions de gens transportés par l’enthousiasme de la communion, de la fusion de toutes les pulsions en une unique pulsion collective, envahis par un désir de dévouement, d’abandon de soi, par un élan héroïque s’exprimant d’abord par des appels, des cris, des scènes de fraternisation pleines d’émotion et de larmes, puis finissant dans la guerre, la folie, et un immense flot de sang. Mon instinct d’homme à la fois individualiste et artiste m’a toujours prévenu de la manière la plus radicale contre cette capacité des êtres à se laisser enivrer par la souffrance collective, la fierté collective, la haine collective, l’honneur collectif. Dès l’instant où cette exaltation étouffante devient perceptible, que ce soit dans une pièce, dans une salle, un village, une ville ou un pays, je deviens glacial et méfiant, je frissonne d’effroi, je vois déjà le sang qui coule et les villes qui flambent, alors que la plupart des gens présents sont encore occupés à lancer des vivats et à fraterniser avec des larmes de joie et d’émotion dans les yeux. »

Lettre à une cantatrice (1947), in Éloge de l’oisiveté, trad. Alexandra Cade, Le Livre de Poche, p.260-261.

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