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Pierre Alferi, Chercher une phrase, P.O.L. (avec une préface de Jean-Christophe Bailly), 2025 ; L’Imprudent, P.O.L., roman, 2025. (Parution, le 6 février 2025).

par | 4/02/2025 | Bibliothèque, Littérature

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Être extrait de sa zone de confort, qu’elle soit d’existence, ou seulement intellectuelle (mais cela n’est en rien secondaire, au contraire), exige beaucoup de courage, de largeur d’esprit (on ne dira pas d’intelligence, car ce terme est justement, avec l’expérience et à la réflexion inintelligible), d’acquiescement surtout, autrement dit d’accueil, et en définitive d’honnêteté à l’égard non seulement d’autrui, mais de toute chose.

C’est ce qui était exigé dès la parution de la première édition de Chercher une phrase, parue dans la marquante et toujours indispensable collection « Détroits » chez Christian Bourgois, en 1991 déjà. Là, oui là se jouaient beaucoup de choses, la « poésie », sans doute, « l’écriture » comme on disait et qu’on dit moins à présent, mais d’abord et avant tout, on précipitera ici les choses, l’existence. On peut être certain, en effet, qu’il est possible de remplacer la mention de « la littérature », ne serait-ce que dans la première page du livre, par « l’existence », que rien, presque rien n’en serait modifié quant à l’essentiel, qui est affaire d’abord, d’entame, comme le fait d’ouvrir la bouche, de souffler, de trouver son pas et son « rythme ». Tous les domaines de la diction sont présentés, disons traversés plus que parcourus dans ce pourtant si bref ouvrage (dans sa fulgurance, ce qui n’exclut pas la lenteur, la prudence, toujours trop imprudente, ou pas suffisamment, ce qui revient au même). À moins que, mais il ne peut s’agir d’une restriction au sens strict, que l’existence soit ce qui vient au langage en cherchant précisément à venir, elle qui, tout en étant quelque chose et presque, ou quasiment, ou totalement, bien qu’indénombrable, tout, n’arrive jamais à se poser en tant que telle, en tout cas ne s’achève pas dans une figure à laquelle on pourrait la reconnaître.

Les domaines de la diction de la phrase, qui ne se confond pas avec les phrases, la phrase se trouvant, agissante, dans les phrases, ces domaines qui sont ceux de la pensée, sont, citons-en quelques-uns, « l’instauration », « le ton », « le vouloir-dire », « le battement », « la pensée », « la déclaration », « la tresse » et pour finir, ça n’est pas rien, « le lyrisme ». On est donc tenté de proposer ceci, en songeant au titre et en partant de lui, que l’existence se trouve éngagée dans « chercher une phrase » à la limite d’elle-même, qu’on se tienne de chaque côté de la borne, en tout cas, juste au bord de l’effectuation, de même qu’elle provient d’une absence de détermination dans l’envoi conçu positivement comme un commencement. Une suspension nous sommes, qui cherchons le sens… Précisons : le sens (du sens) qui n’est en rien, par aucune attache, une signification. Qui ne possède aucune plénitude tout en étant bien quelque chose qui passe là, qui est irremplaçable, donc insubstituable.

Il faut ajouter, et il faudrait même commencer par cela, que « chercher une phrase » est en vérité comme en réalité ce que dans sa préface, ajoutée à cette nouvelle édition, Jean-Christophe Bailly appelle un « process ». Il songe à celui de la pensée, même si lui-même a récemment repris cette question de la « phrase » pour l’approfondir et l’exemplifier, grâce à la jonction des thématiques de la naissance (l’hommage rendu à un beau texte d’Hélène Clastres) et du poème, ouvert par la ponctuation géniale en « ; » et en « : » du Paterson de William Carlos Williams (Naissance de la phrase, Nous, 2020), tout en s’inscrivant dans le fil de la singularisation de ce qui était déjà chez Pierre Alferi un théorisation (ou une description, on se trouve dans une écriture elle aussi si singulière, du process de la phrase et plus particulièrement de ce qu’il nomme « l’élan » qui commande et dicte son « articulation » et fait germer sa « profération ») et dans celui de Philippe Lacoue-Labarthe, lui-même habité par cette « recherche » de la phrase, dans toute l’intensité et même l’intensification de son écoute, de sa venue ou de l’apparaître de sa tonalité (Phrase, Christian Bourgois, « Détroits », 2000).

Et, tout en poursuivant la (re)lecture, après tant d’années, de ce livre si marquant de Pierre Alferi (est-ce bien un « livre » ? on dirait un souffle, un éventail…), on ouvre cet autre, posthume, L’Imprudent. Le titre résonne étrangement. L’imprudent transgresse une limite, il se nuit à lui-même, il devient autre, il ne peut se retourner puisqu’il a changé, ou qu’il s’est modifié ce faisant de bien des façons.

Tram est le nom d’un personnage. Peut-être signifie-t-il quelque chose qui en excède néanmoins la signification propre en s’ouvrant à du sens. Du sens, a-t-il été noté plus haut, et non à un sens, qu’on l’entende dans toutes les directions. Le nom de Tram peut être coréen, c’est courant et connu. Et puis, il peut s’agir de ce mouvement qui connaît des stations, va plus loin, suit un aiguillage, mais en revêtant à chaque arrêt un nom autre, ou plutôt une autre représentation. Nom de lieu, nom propre, peu importe.

On suit l’existence incertaine, bien que déterminée et singulière de Tram (qui devient par moments Trom…). Tram existe, pleinement, mais aussi à peine. Il se métamorphose, s’altère, et aussi acquière des habitudes, comme tout le monde. Tram existe, mais il n’est rien, rien de complet, de totalisé, il est aussi formellement né qu’un personnage de bande dessinée, de surcroît assez rudimentaire. Il est « comme nous », se dit-on, « comme chacun » qui ne se croit pas fermement plutôt ceci que cela. Tram, dans sa création (« La littérature est faite de phrases qui se donnent pour ce qu’elles sont » forme l’incipit de Chercher une phrase).

Le problème, si l’on veut, dans les deux livres, en quelque sorte le premier et celui-ci, posthume, demeure le même, celui de la « tresse », autrement dit de l’articulation, terme qu’on propose et superpose ici bien volontiers, d’une forme, de ce qui prend corps dans la phrase, dans une création de fiction, certes, mais également dans l’existence. À quoi il faut ajouter ceci, car à défaut de résultat, il s’agit de l’implication majeure, dans ce long travelling de la formation d’une forme, articulation toujours en désarticulation, inachevée sans que le constat en soit seulement ou purement désolé, que la fiction retourne à la réalité, si retourner possède un sens autre que celui qu’on croit, plutôt donc une répétition différentielle. Car une fois la phrase parvenue à un stade avancé de son élan ou de sa poussée, alors elle « fait scintiller la référence : elle crée ainsi un flottement dans les choses ». Cet effet, on peut l’appeler tel, une fois obtenu, alors s’opère une sorte de virage de la phrase, on dirait le mouvement tendre d’un animal sur lui-même s’il ne s’agissait de celui d’un « retour aux choses elles-mêmes – non par l’imitation, mais par une manière d’abandon ». Le « scintillement », cela se laisse aisément noter, met le poème en l’état d’éclore. Il s’agit sans doute de lui et de cela dans cette vibration ou ce « scintillement ». Et le poème comme « la littérature », qui est le sujet de ce texte et de ce livre, peut quitter ses significations usuelles et se hisser au sens qui traverse le langage en général et l’existence, puisque ce langage articulé projette et étend l’existence.

Qui est Tram ? Une phrase. Qui fut creusée en amont on ne sait comment, l’origine étant ce qui s’est toujours déjà perdu mais qui se réanime souvent, et qui en aval se poursuit en aventures. La question « qui ? » devient dans ces conditions vertigineuse. C’est qu’il est très « imprudent » d’être « quelqu’un ».

L’ouvrage L’Imprudent, intitulé « roman » est celui d’une existence entière de « quelqu’un », de la naissance (est-il né d’ailleurs, définitivement né ?) jusqu’à la mort (étrange, par fatigue(s), de plus en plus intense(s), la fatigue est pour lui centrale, elle rythme le battement de son existence). Tram est la litote de lui-même. Tram ressemble décidément à un personnage de Kafka, à Odradek par exemple, lorsque par exemple aussi, entre autres, il devient une cafetière. Tram est ce qu’il fait, il est ce qui est écrit, il sort parfois de la page, se dit-on, pour mieux pouvoir y rentrer. Tram n’est pas un homme (qu’est-ce ? Que peut-il bien être ?), mais « d’l’homme », une sorte de, une matière de ou à, parmi d’autres, etc.

Oui, certainement, ce livre posthume de Pierre Alferi est déroutant, sans être proprement fantastique, ou appartenir à ce genre, il est très différent de ce qu’on connaît ou qu’on aurait déjà lu mais sans pour autant être démonstratif. Allez savoir ce qui dans la poussée de l’existence de quelqu’un, dans son remou intérieur l’aura dicté, depuis l’inconnu en soi, qui n’est pas même un soi ! Tout est grotesque, à la Gogol parfois. Le personnage est presque liquide, ou bien gélatineux. Pourquoi pas, se dit-on à la lecture en pensant à soi.

On l’a compris, Tram est une phrase qui est ce qu’elle dit et donc ce qu’elle est. Plus simplement, pour rassurer le lecteur méfiant, pris dans ses représentations et ses assurances, plus fictionnées peut-être que l’existence entière de Tram, les épisodes de cette dernière sont comme des scènes de rêve, qui touchent au réel, et dont on ignore de quoi en soi, décidément, elles seraient la condensation et les déplacements.

© André Hirt

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