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Paul Bernard-Nouraud, Configurations, Tome 3 de Une histoire de l’art d’après Auschwitz, L’Atelier contemporain, 2025.

par | 4/06/2025 | Arts, Bibliothèque, Peintures, Philosophie

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Il faudra donc, une fois n’est vraiment pas coutume, renverser la fameuse phrase de Walter Benjamin, « Tout document de culture est un document de barbarie », en : tout document de barbarie est un document de culture, avec, évidemment, cette précision, que la barbarie en question, totalisée, hypostasiée, démesurée, est celle d’Auschwitz. Et, pour reprendre l’expression, qui fait détourner les yeux, d’Imre Kertesz, c’est « L’holocauste comme culture » qui s’est violemment imposée à nous.

Voici donc le dernier volume de cette entreprise sans exemple que constitue Une histoire de l’art après Auschwitz de Paul Bernard-Nouraud ! Entreprise immense, presque désespérée et pourtant, on a un peu honte du mot malgré tout en raison du « sujet », réussie, dans laquelle le lecteur qu’on est a séjournée des semaines et des semaines comme en apnée. Et c’est toute l’histoire du siècle précédent comme encore du présent qui se concentre dans la lecture, le regard et, ajoutons-le, parce que « l’art » ne se résume tout de même pas aux arts plastiques, la musique (elle est décidément reléguée, ignorée partout, épuisée dans ses efforts pour se faire entendre alors même qu’elle « dit » beaucoup, peut-être l’essentiel, de ce que montre la peinture). La peinture justement ? On s’arrête à elle, qu’on a également voulu faire disparaître (« liquider » !) il n’y a pas si longtemps, une disparition et des retours qui ne sont guère étrangers, loin de là, à l’impressionnante et salutaire entreprise de Paul Bernard-Nouraud, un travail qui doit rendre modeste toute tentative d’écrire sur l’art et du reste toute autre prétention universitaire en général.

Et, puisque le « sujet » de « l’art d’après Auschwitz » s’avère être un faitartistique et, dans son englobement, un fait métaphysique total, il convient de s’arrêter et de s’interroger sur le titre génétique attribué à l’entreprise. En effet, il ne s’agit aucunement, ce serait un contresens majeur, d’une « histoire de l’art après Auschwitz », comme on dirait après une date, mais d’ « Une histoire de l’art d’après Auschwitz ». La différence n’est guère de nuance, mais relève d’un saut qualitatif disjoignant les deux formules.

Le titre exige qu’on le fouille un peu, quitte à déranger, à ouvrir sur des inexactitudes (comment, dans ce registre les éviter, comment prétendre avoir des certitudes ?). Ainsi « d’après » se réfère à une autorité. Ici, Auschwitz n’est certainement pas une autorité au sens courant, mais réellement un commandement, un commencement (en grec, archè signifie les deux !), tous deux négatifs. La négativité comme principe, cela ne s’est jamais vu et cela suffit pour borner la singularité irréductible de l’événement ! Toujours est-il que ce que commence et commande Auschwitz, son impératif, dans tous les sens du terme (« il faut », « l’incontournable » ainsi qu’on doit pour une fois le dire, parce qu’on doit, parce qu’on ne peut faire autrement, parce que la contrainte est si absolue qu’elle fait nécessité), c’est la possibilité impossible de l’art tout court. Auschwitz commence l’art, une histoire commence avec Auschwitz, une histoire recommence, c’est-à-dire (re-) commence autrement, et cette altération est sans mesure, de celle dont on ne peut prendre aucune mesure. Commencer l’impossible, donc.

Cette dé-mesure est cela dont il est question (on allait dire ça !). Cela ? Le visage, la figure (bien qu’il ne faille pas confondre les deux, surtout pas, on espère y revenir) de l’homme, de « l’homme », l’ancien, celui d’avant Auschwitz dont les qualités, la description auront été bouleversées par l’événement « Auschwitz ».

Avec ce troisième volume (et dernier, sans l’être absolument puisqu’une histoire renvoie à la suivante, et même l’envoie), dont on ne peut commenter ici les œuvres convoquées, souvent majeures, comme celles de Zoran Music, Ceija Stojka et encore celle de Josef Richter parmi d’autres noms d’artistes que l’on peut y trouver et surtout, comme c’est notre cas, découvrir, s’achève cette entreprise dont en effet il n’existe pas d’exemple. Ces noms d’artistes, l’ouvrage en parle amplement de même que les nombreux comptes-rendu, de consistance théorique variable, dont il a fait légitimement l’objet.

Mais une histoire « d’après Auschwitz » ! Plutôt, c’est ce qu’on a compris, une histoire de l’après de l’après Auschwitz… Car où en sommes-nous, où sommes-nous ? Peut-être simplement y sommes-nous encore, ou y faisons-nous retour par nos actes, nos guerres et nos massacres d’aujourd’hui ? Ou bien encore, nous tenons-nous objectivement, on veut civilisationnellement, culturellement, dans l’oubli, comme s’il fallait oublier parce que ce serait indispensable afin que le temps puisse se rouvrir à autre chose, le risque étant qu’il se réouvre sur la même catastrophe ?

Paul Bernard-Nouraud, sait tout cela, avec sa réflexion, sa pensée, ses mots. Chaque lecteur à son tour greffera ses propres impressions de lecture sur ces pages. Car, on le suppose, ce livre est fait, cette fois-ci au sens fort et l’expression justifiée, pour réfléchir, donc pour poursuivre, pour percer la nuit très noire dont l’art est le redoublement expressif, comme le rappel et la leçon.

« Auschwitz » a donc envahi par submersion ou par incendie l’art dans son entier à travers toutes ses formes. La bibliographie de l’ouvrage en témoigne à sa manière. On se demande en outre si un seul pan de l’art, et pas seulement de l’art, mais aussi de la pensée en général, on songe à la littérature, à la poésie, à la philosophie, aura échappé à ce qui fut d’abord une destruction pour s’étendre ensuite jusqu’à nous et sans doute au-delà de nous (ce que plus haut on a nommé « l’après de l’après ») dans la forme informe de l’hébétude, de l’impossibilité de témoigner de ce que les témoins disparus ont vu et vécu, comme un désert de la parole et de l’image ? Inversement, se demande-t-on ensuite, quelque chose a-t-il pu échapper à cette entreprise ? Et ce quelque chose ne serait-il pas coupable d’oubli, de faute majeure et elle aussi démesurée ?

On revient à « l’après de l’après », et on s’interroge en se demandant : « et maintenant ? », « et alors ? ».

Auschwitz est certes la grande rupture de l’histoire moderne et contemporaine. Son effet est – nous parlons et devons parler au présent, c’est bien cela une rupture, qui brouille davantage encore le « après » et y trouve autre chose que de la temporalité et même de l’histoire – l’interruption du fil des images comme de la narration ; l’expérience, au sens de Benjamin, y a rencontré son impossibilité, détruite qu’elle fut par la violence vécue du choc.

On peut estimer que l’histoire de l’art et l’art tout court auront touché à leur fin au contact de cet événement. Certes, des philosophes comme Deleuze portent à le relativiser en retournant ce que Hegel disait du « grand art » qui « fait plier les genoux » en raison de sa très « haute destination », lorsqu’il affirme que « la catastrophe est au cœur de l’acte de peindre ». Il est vrai que le philosophe français a à l’esprit autre chose que Auschwitz, à savoir la destitution d’un rapport naturel au monde et à tout ce qui le compose, l’image peinte détruisant l’image donnée. Un autre philosophe, Adorno, disait de son côté, à peu près, que les grandes œuvres d’art, surtout celles de la période tardive des artistes sont des catastrophes. Lui aussi entendait là autre chose, du moins directement, que Auschwitz, mais cette catastrophe disait quelque chose de la fin, comme aboutissement et épuisement, de l’art, une sorte de dessèchement et certainement pas un accomplissement et une apothéose. En vérité, Adorno voyait plus loin, plus exactement et plus juste : l’art est la représentation de la tragédie historique, à travers ses différents âges, et la catastrophe marque la fin, c’est son nom, de la tragédie. À cet égard, la seule question qui vaille serait celle, elle est si difficile à formuler, qui se demande s’il y a dans l’art un germe de salvation, de sa propre salvation. Et cela ne signifie guère autre chose que cette question-ci : quelque chose de l’homme, tel qu’on le concevait historiquement, religieusement, culturellement, philosophiquement est-il à sauver ?

On vient de répéter, très intentionnellement, l’expression passe-partout de « quelque chose »… C’est que d’une part, on ne sait « quoi » dans l’image de l’homme tel que l’art l’a exprimé ne détient plus la moindre validité, à cause du mal fait à l’homme par cet homme à Auschwitz et que, d’autre part, on ne possède pas d’autre image à substituer à celle, défaillante, de l’humanisme traditionnel, fait de grandeur, de qualités morales, de respectabilité absolue, de fin en soi, etc.

                                                    

Pour aller droit à l’essentiel, on demande où est passé le visage ? Certes, on peut toujours peindre des visages, de beaux visages… Mais cette peinture-là ne sonne-t-elle pas faux, cette beauté que l’on désire exprimer n’est-elle pas contredite par la destruction de toutes les belles personnes qui furent exterminées ? Le visage, c’est la face, bien sûr, mais c’est tout le corps, celui qui fut humilié, torturé et brûlé. On vient de faire usage des mots les plus simples et directs auxquels la pensée de l’événement d’Auschwitz a tellement de mal à répondre. Parce que la réalité est tellement simple, elle est celle des visages et des corps.

Si bien que, face à l’événement d’Auschwitz, la pensée est portée vers les raisons mêmes de la peinture. La catastrophe, c’est de « faire joli », d’emprunter les chemins de l’esthétique et de la contemplation. On ne peut plus contempler. Il n’y a plus rien à contempler à cause de ce qui est arrivé et qui a touché à l’intégrité de ce qui est. Ce n’est donc pas la « possibilité », comme le répètent les philosophes, de la peinture et plus généralement de l’art qui est en cause, c’est la perpétuation de son existence même.

Plus avant, qu’est-ce qui s’est perdu dans le visage ? Certainement la certitude d’une figure, d’un schème qui le constituait avec les présupposés de la représentation qu’on a cités plus haut. C’est donc la figure, la constitution active de l’image qui s’est perdue, un peu comme si on avait perdu non seulement l’imagination (la capacité de se représenter), mais la pensée elle-même. Nous n’en possédons plus les règles, ou plutôt les règles ont été brisées. Nous les avons brisées.

Une chose est sûre, peindre ne consiste plus à peindre comme si de rien n’était. La peinture et l’art ont perdu leur innocence. À cet égard, la phrase de Deleuze est on ne peut plus précieuse car tellement exacte. Décrire, en ce sens, c’est en rajouter sur les souffrances, les répéter. La représentation elle-même est devenue la catastrophe.

Doit-on, peut-on en rester là ? Paul Bernard-Nouraud souhaite à l’évidence réarticuler l’art aux vivants et au monde. Son entreprise n’est aucunement nihiliste. Elle cherche en revanche dans les apories même de l’art depuis Auschwitz des signes pour un après qui soit à la fois « d’après », parce que aucun oubli n’est concevable.

L’ouvrage ne s’étend pas sur la question philosophique la plus englobante à cet égard qui énonce que la destruction fut conjointe de l’homme et de l’art, surtout, il faut le préciser une fois pour toutes, des arts plastiques parce qu’ils sont liés à la représentation. Un après de l’une ne peut aller sans l’autre. Il s’agit donc, plus avant, de composer avec ces effacements.

Le premier travail, « catastrophique », de la peinture, puis, toujours dans un autre « après », en ne cédant ni aux facilités, ni aux contraintes, ni au marché de l’art, ni aux séductions et aux distractions de l’abstraction, aux évitements de toutes sortes, est de dégager d’abord le cadre d’un « après » de « d’après » Auschwitz.

Ce cadre est nécessairement artistique parce qu’il doit être articulé, imagé si l’on préfère, ou encore formé, puisque l’art est toujours, selon l’expression de Schelling, « l’organon de la philosophie », mais il est d’ampleur philosophique et par conséquent civilisationnelle. Heidegger parlerait d’un « autre commencement » ou d’une historialité majeure (un élan, une ouverture de l’histoire, ce qui peut conduire dans une histoire).

Peut-on dans ces conditions recommencer la peinture ? Comment ? En repartant de la catastrophe, des ruines, comme Anselm Kiefer ? Peut-être… Sûrement pas en instrumentalisant – c’est la tentation, la honteuse facilité – l’inhumain comme c’est le cas de nombreuses activités artistiques qui en rajoutent dans les répétitions, horribles, des horreurs. Pas davantage dans les utopies usées et pour cette raison d’autant plus naïves. D’autant plus que la reconsidération éventuelle d’une figure humaine (vers quoi, c’est certain, tendait toute la peinture, et bon nombre de peintres ont affirmé cette destination de la figure) doit tenir compte de ce que l’humain excède l’homme. L’humain, en effet, n’est-ce pas moins une qualité intrinsèque d’un être qu’un ethos, une manière d’être, ainsi dans son comportement à l’égard de ce qui n’est pas « humain », comme les animaux, les paysages et également les choses ? C’est pourquoi le soin du monde, nommons cela ainsi, serait une voie cohérente, d’autant plus qu’une ancienne qualité fait retour au premier plan, celle de la beauté. (Cette notion devant connaître, tout autant que ce qu’on vient de considérer, une reformulation complète en face de la catégorie monstrueuse de l’horreur). De telle sorte, en toute logique, que la question générale de l’art devient celle de l’habiter dans le monde, l’art recommençant son cycle naturel, tel qu’il fut décrit par Hegel, par l’architecture, disons un cadre, le plus monumental.

De nombreux artistes plus connus, très connus sont présents dans l’ouvrage, sous l’égide de Dante et de son Enfer et de Goya : Anselm Kiefer, Marlène Dumas (l’Afrique du Sud !), Francis Bacon évidemment, Christian Boltanski naturellement, Georg Baselitz (lui aussi, avec Kiefer, à propos des ruines), Frank Auerbach (lorsqu’il faut parler du visage)… Les images de souffrance et des souffrances ne manquent pas, elles sont déclinées dans tous les sens, de façon répétitive et cependant toujours différentes. La souffrance est intensifiée dans ses répétitions, qui sont chaque fois singulières et donc différentes. L’image leur demeure néanmoins extérieure. On se prend à se demander comment elle pourrait pénétrer l’intériorité en souffrance, comment il pourrait être possible de saisir l’étincelle ou la petite lumière, si elles existent encore (mais elles existent bien en chaque vivant pendant qu’il est vivant, même lorsqu’il sent la proximité de la mort), l’image de celui qui se trouve au seuil de l’anéantissement… Autrement dit, comment imager la sensation, la pensée, le désir toujours vivant ? Certaines œuvres y parviennent, preuve s’il le fallait que l’art, et sans doute l’art seul, parvient jusqu’au réel. Et cet art « d’après » et de « l’après » de « d’après » s’y trouve contraint. C’est du moins l’hypothèse que l’on se permet de formuler en réponse à la pertinence de l’art dans ce moment de l’après-coup.

Le statut entier de l’art se trouve problématisé à cet égard. Mieux : l’art est certainement à reformuler dans ce que, désormais, il ne sait pas de lui-même (il n’est pas au service d’une religion, d’une politique, d’une protestation quelconque, d’une esthétisation de l’existence encore moins). Il touche ainsi à quelque chose de très ancien et profond en lui, celui du mystère même de son existence. La fin de l’art s’enroule sur son origine. C’est en vérité la seule et unique continuité qu’il connaisse.

Enfin, quitte à paraître naïf, on se demande pourquoi aurions-nous besoin de créer (pas de produire, ceci est une autre affaire dans les temps contemporains de l’industrie des images) et de regarder des images ? Pourquoi, au fond ? Pourquoi regarder ce qu’on connaît déjà, disait Pascal dans un de ses très mauvais jours (« Quelle vanité que la peinture ! ») ? Si ce n’est que contredisant Pascal qui se contredisait en prétendant dans ce mouvement d’humeur savoir de quoi il parle et, surtout, de ce qu’il appelle « les originaux » qu’il serait si vain de reproduire, que nous ne savons pas ce que nous savons. Non qu’il nous faille quelque preuve, bien que le souci photographique d’Auschwitz ne nous ait jamais quittés comme une preuve de l’incroyable ou de l’impensable. Sauf que la « preuve » n’est pas encore le vrai mot, le mot adéquat pour désigner la pulsion scopique aussi ancienne que nous-mêmes, et aussi neuve et inédite que l’événement d’Auschwitz.

En tout cas, Auschwitz fut la destruction du symbolique. La peinture se trouve en face du réel à l’égard duquel dessin, couleurs et phrases s’évanouissent. Les détours symboliques sont devenus impossibles, ils sont même dérisoires, parfois peut-être aussi scandaleux tellement leur inadéquation est criante. Il faut donc, plutôt que renoncer, essayer d’aller au fond de l’image, chercher à penser sensation à défaut de la figurer, certainement pas en espérant sentir avec ceux qui ont senti (cette fonction de l’art que Kant célébrait et qui a été rompue, à savoir ce partage de la beauté qui nous rendait collectivement, sensus communis oblige, humains).

Reproduire l’horreur ne suffit donc pas.

S’il existe un « après » du « d’après » et de « l’après », n’exige-t-il pas une réarticulation de l’existence, sans la moindre possibilité de répétition, en somme une refiguration ?

© André Hirt

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