La peinture n’est pas morte, contrairement à ce qu’affirment, avec superbe, les artistes qui ne savent pas ou plus peindre. Et comment pourrait-elle mourir autrement qu’avec les existences qui la nourrissent de leur désir et de leur liberté ? La pulsion de mort qui s’est emparée de l’art et qui, sous prétexte de le renouveler, ne peut plus le supporter, n’aura pas entamé les énergies de Ronan Barrot, Eugène Leroy, Paul Rebeyrolle, tous trois admirables, increvables si l’on peut se permettre ce mot qu’on trouve exact parce qu’il va jusqu’au fond des ressources y compris celles que le désespoir contient encore.
(On laissera le lecteur du livre de Paul Audi découvrir, éventuellement, ces trois immenses peintres auxquels il faudrait consacrer, pour chacun, tant de lignes et d’énergie, ne serait-ce que pour parvenir à les approcher dans leur humanité. J’habite à quelques pas de l’atelier d’Eugène Leroy et à quelques centaines de mètres du Musée qui porte son nom, et ses tableaux m’apparaissent à chaque pas que je fais au-dehors, que je lève la tête et regarde les visages qui apparaissent. De plus loin, mais d’aussi près, Paul Rebeyrolle est présent, et Ronan Barrot, plus distant de moi jusqu’à aujourd’hui, s’approche désormais avec bonheur. Tous trois, comme jamais, comme toujours, nécessairement, par tous les temps et dans l’Histoire, imposent la Figure et qu’on se la figure en peinture).
Et c’est parce que la peinture n’est pas un art décoratif, ainsi qu’on le suppose très souvent, naïvement comme dans les préoccupations purement « esthétiques », contemplatives, inertes donc, peu actives, c’est-à-dire désirantes, qu’elle cherche et fouille, gratte et creuse au nom d’une poussée dont rien ne vient à bout.
La seule question qui vaille est celle de savoir ce qu’elle cherche… Elle le sait déjà puisqu’elle le cherche, dirait un philosophe disciple de Platon. Lui fait défaut seulement la « forme » de ce qu’elle cherche, qui est au demeurant sinon autre chose du moins plus qu’une forme, ce que Paul Audi nomme la « Figure », avec une majuscule dont la raison d’être ne provient d’aucune grandiloquence et qu’il faut au contraire faire apparaître par le soin qu’on apporte à la lecture de ce très beau livre.
Il arrive qu’on se demande pourquoi on accumule grâce au disque les interprétations de telle œuvre musicale. Au demeurant, pourquoi reprendre incessamment, presque incompréhensiblement, les mêmes œuvres au concert ? Et aussi pourquoi on regarde les mêmes tableaux, pourquoi on y revient, comme si quelque chose nous avait échappé ? Ce que l’on apprend, ce qu’on sait alors (le savoir, à la différence de la connaissance, n’a pas d’objet ; ainsi, on sait marcher, et lorsqu’on doit, après un accident, réapprendre ce geste naturel, la connaissance vise une incorporation, autrement dit un savoir), c’est qu’un mouvement s’impose, qui possède tous les traits d’un désir.
Alors, une pulsion qu’on dira de façon très neutre (non exclusivement freudienne ou psychanalytique) scopique nous traverse de ses fulgurances, de ses insistances et de ses répétitions. C’est d’abord que voir n’est pas l’essentiel, et s’avère insuffisant. On se dit « ce n’est pas cela », ce n’est pas ce que l’on cherche… Si l’humanité a peint, c’est qu’elle a cherché, en sachant que voir n’était pas le terme ultime ou l’aboutissement de son désir si fondamental, si profond que lui-même échappe à la vision, en sachant pour finir, ce qui n’est qu’un nouveau commencement, que ce désir et ce vers quoi il se porte est la même chose, à savoir ce que Paul Audi appelle ici « la Figure ».
Tout son ouvrage en cherche les marques, les reflets comme les effets, plus exactement la levée (la beauté de la formule de Paul Audi : la « peinture qui s’élève au rang de tableau » comme cette certitude qui nous arrive parfois dans l’amour, l’adéquation à une musique, lorsqu’on se dit qu’il existe un régime supérieur de la preuve qui se passe de démonstration, en analogie avec une langue commune, un jeu de langage, ou encore la perception que ce passage-ci de ce quatuor à cordes de Brahms, ainsi parlerait Wittgenstein, c’est exactement cela, oui c’est cela qu’on veut dire ou qui est la vérité. Alors, en effet comme en vérité, se lève la « Figure ».
Et s’il y a partout, dans toutes les modalités repérables, tant de désir dans la répétition, de retours, de visites incessantes de la même peinture, c’est qu’un déplacement s’impose, et même un arrachement, que le rapport au monde qui est le nôtre, comme celui qui existe à chaque époque, tend à son éclatement (pour aboutir, inversement, à un éclat, un éblouissement) qui possède les attributs d’une liberté qui tend à se libérer. Cette formule, la liberté qui se libère, n’est en rien un pléonasme, un jeu facile de philosophe (ce fut le leitmotiv de Descartes, de Kant et jusqu’à « l’Esprit » de Hegel qui cherche à se dégager de ce qui l’encombre). C’est encore elle, cette formule, que l’on se dit par devers soi en regardant les œuvres, et que sans doute l’artiste lui-même se répète, lorsqu’il gratte et creuse, étale et accumule la matière picturale, soustrait, recommence, encore et encore, en espérant par ce travail de désaliénation de son regard, de son existence même, du monde aussi avec tous ses objets, parvenir à ce qu’il recherche.
Se libérer est tout ensemble la pensée, l’intention et l’acte du livre de Paul Audi, autrement dit du rapport à l’existence qu’il exprime. Si une sorte de basse continue parcourt l’ouvrage, indéniablement il s’agit de la nécessité qu’il y a à se libérer. Et que, s’agissant de l’essentiel, donc de ce qui n’est pas extérieur comme très souvent, la plupart du temps, les postures politiques, la peinture (et j’ajoute la musique) en indique non seulement la voie mais constitue cette voie.
Puisqu’il s’agit de l’existence, fondamentalement, et qu’elle n’a lieu que subjectivement, on dira pour sa part que très longtemps, presque toute sa vie, en apparence du moins et cela est très étrange, on n’aura ni connu la peinture, ni rien « vu » de décisif en elle, certainement d’abord pour des raisons culturelles ou d’éducation. Jusqu’au jour, bienheureux, béni, un jour de grâce, où les apparences sont tombées en mettant l’existence devant l’évidence de sa recherche, depuis toujours, de la « Figure », l’évidence d’une rencontre qu’il ne fallait pas rater, dont il fallait impérativement prendre conscience dès lors que « conscience » veut dire, très exactement, « présence » à soi. Présence ? c’est là un mot crucial du livre de Paul Audi. « La présence qui vient », est-il écrit. Précisons qu’il s’agit cette fois-ci d’un pléonasme, car la présence est ce qui vient, une venue qui se précède ou aussi ce qui « se pointe », la pointe donc de ce qui vient. Ce qui « se pointe » est, à nouveau », la « Figure » comme advenue dans la présence. Tout cela est fulgurant dans et à travers un tableau, ce qui n’est aucunement contradictoire avec la lenteur, qui n’est pas chronologique, exclusivement, mais traduit dans son mouvement si singulier l’épaisseur et la profondeur, l’intensité et l’incommensurabilité du sens. « La Figure est la présence de la Présence », écrit Paul Audi.
Le philosophe ne désarme pas dans sa passion pour les images peintes. Il insiste et se demande ce qu’est cette « Figure ». On dirait la vérité du sensible, de ce qui apparaît dans le face-à-face, avec cette précision qui déplace quelque peu, substantiellement, les choses, qu’il s’agit d’une rencontre avec l’autre. Une rencontre qui fait toute l’éthique de l’esthétique, cette dernière ne possédant, on l’affirme pour sa part, aucun autre intérêt que celui du faire-valoir dans les mondanités. Mais cette venue à soi du sensible, dans un visage, à travers lui, avant le visage lui-même et au-delà de lui, comme s’il était projeté et en même temps retenu dans la réserve, est bien une vérité. Mais alors, en quoi consiste cette vérité ? Le philosophe répond : il s’agit de « rien ». On précisera, rien de l’ordre du sensible lui-même tel qu’il se donne dans sa manifestation. Un point d’expression, le bord d’une révélation qui ne possède aucune mesure commune avec ce que l’on connaît par la sensation, l’invu en somme comme il existe de l’inouï jusque dans l’inouï. Ce n’est donc pas qu’on verra un jour la Figure, c’est qu’elle restera au-delà de toute objectivation ou de tout rendu comme objet (Paul Audi souligne ce détachement de la Figure de l’objet et de l’objectité. On ajoutera qu’à l’inverse la Figure serait à ce compte un retournement de l’objet en « sujet », si l’on peut se permettre cette image purement logique). « Rien » n’est donc pas négatif, ou bien il faudrait parvenir à penser un régime lui-même inédit de négativité qui consisterait a minima par la rayure du sensible lui-même, de production de sa fente semblable à une porte dont on ne sait sur quoi elle ouvre, mais dont l’ouverture est comme offerte.
Toutes ces remarques et ces insistances portent sur la nécessité de la libération conjointe du regardeur, du peintre et de l’image peinte (celle-ci se libérant de l’image pour promouvoir dans la fente ou l’écart ainsi produits la Figure).
Cette liberté, on veut dire une liberté de cette sorte qui ne possède pas d’image, ce serait contradictoire en raison de la détermination, mais qui se donne dans sa Figure, qui en réalité comme en vérité se figure, autrement dit s’ouvrecomme une gueule, s’anime et laisse passer l’expression pour s’élever en Figure, une telle liberté, donc, est élargissement du regard, de fait un regard qui transperce le regard, qui voit ce que les yeux ne voient pas, mais qui s’arrime aux yeux, qui les requiert ou les opère de leur cécité à l’invisible. Provenant de la profondeur tout en y pénétrant à l’occasion de la rencontre entre le regardeur (ou le peintre) et la Figure, la liberté s’ouvre chez le premier comme la Figure même !
Si bien que la Figure est dans l’image plus profonde que ce qu’elle représente ou que la Figure serait la profondeur du représenté, pour tout dire la Présence dans la représentation comme dans le représenté. Cette Figure, il faut aller la chercher, ou bien, ce qui est la même chose, être capable de l’accueillir ! C’est pourquoi l’esthétique est vaine. Vaine sans l’éthique.
Il y a davantage : on songe aux propos nombreux de Freud concernant sa découverte majeure, recouvrant philosophiquement la préoccupation concernant « la chose en soi » telle qu’elle se trouve exposée et en quelque sorte déposée dans la Critique de la raison pure de Kant, qui concerne le caractère non symbolisable du réel. La peinture a affaire au réel, en effet, comme la musique. Sauf que la peinture n’aura dans son histoire cessé de lutter contre les effets prétendument « réels » de la représentation. Et elle l’a fait en inscrivant le non-symbolisable dans l’image même, ainsi que le montrent magnifiquement certaines scènes peintes de L’Annonciation. Nous nous trouvons alors tout près de la Figure, à ses côtés, en elle. Et nous ressentons, nous les regardeurs, la Figure nous sortir de la figure.
Afin de s’en convaincre, il convient d’être en mesure de ressentir ce que les sensations ne nous donnaient pas, dans la préoccupation de leur affairement, à sentir. Il nous faut l’art, en effet (mais c’est très grandiloquent, « l’art » !), disons qu’il faut, d’abord, certains traits dans le dessin, leur épaisseur comme leur finesse, leur lenteur et leur vitesse, il faut les couleurs, ce qui « est chargé de montrer comment les choses deviennent des choses et le monde devient monde », écrit Paul Audi. La Figure est à cet égard « universelle », elle n’appartient pas proprement, exclusivement aux humains, ou bien elle est l’humain en toute chose, en rapport et en responsabilité de toute chose. L’humain est ce qu’on ne voit pas, mais ce qui nous regarde comme ce qu’il convient de regarder comme ce qui n’est jamais l’image de quoi que ce soit.
© André Hirt
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