Hivernies ! Ce beau titre qu’on accompagne d’un point d’exclamation, pour saluer la beauté de ce qui est montré, photographié avec autant de tact, si l’on peut dire les choses ainsi, par Patrick Bogner, une beauté qui n’est pas de splendeur, d’éclat, de ce qui formerait les pointes extrêmes de la manifestation, mais au contraire celle, bien plus secrète, d’un retrait, d’une présence qu’on dirait enfoncée si elle n’était pas si insistante, ou si enveloppante.
Dès la page d’ouverture du livre, un lac sans doute et ses plaques de glace. Ici, les nymphéas sont absents, même si on pourrait décalquer l’image d’un tableau de Monet qui les montre en produisant son négatif en noir et blanc. L’autre face du monde, en somme, sa présence autre, non plus celle qui saute aux yeux par ses capacités séductrices, ses couleurs, mais la fascination qu’exerce la blancheur des lieux ne possédant pas d’autres dimensions, longueur, largeur et profondeur que celle de l’infini qui n’en possède pas.
Le vertige de ces lieux que confère l’absence de toute dimension humainement saisissable laisse en effet une impression, très forte, de sublime, celui-là même qu’évoque l’artiste dans son dialogue passionnant avec le philosophe Daniel Payot. Toutefois, on peut aussi très bien s’écarter de ce terme, que Hegel rejetait en raison de son impuissance à l’égard de la forme, par tenter de qualifier l’impressionnabilité de ces images. Les qualifier, c’est-à-dire percer l’écran que fait le sublime à l’égard du langage en le livrant aux dévorations des silences.
Il est donc possible de parler de ces images, d’y enfoncer son regard comme des pas et donc un chemin de sens. Mais tout d’abord, devant ces paysages (s’agit-il réellement, encore, de paysages, ou bien d’autre chose, que même la peinture n’a pas découverte, que la photographie de ces lieux amène à la contemplation, certainement pas passive ou jouissive, mais troublée, perturbée, d’une violence qui ne fait qu’un avec le sentiment qu’on ose à peine exprimer d’une sorte de d’inédite parce que impensable douceur ?), on s’immobilise. On ignore comment la pudeur du paysage, celui que la neige recouvre – mais recouvre-t-elle réellement quelque chose ?–, communique avec le sentiment, c’est le moins, de modestie qui nous saisit. Les paysages expriment moins un monde (on hésite : ne contient-il rien ou bien tout est-il caché ? On se demande et on y revient : y a-t-il là, dans ce « là » infini, lieu sans lieu, ou bien lieu absolu, quelque sens, puisque rien n’est indiqué, le regard qu’on lui porte n’étant pas lui-même porté dans la moindre direction, ou bien cette question du sens n’y trouve-t-il pas toute l’épaisseur faite d’illusions de sa vanité ?). Pas même un monde, conclut-on. Plutôt un univers infini dont les volontés de faire monde ne sont que des tentatives aussitôt avortées, comme une idée qui ne tiendrait pas à l’épreuve du réel. Un infini spinoziste en quelque sorte, un « là », sans doute en possession de sa propre logique et de ses raisons internes (naturelles, exclusivement, géologiques par exemple), mais sans la moindre raison qui en rendrait compte).
On a parlé de pudeur d’un côté, de modestie de l’autre. C’est en vérité que « l’homme n’est pas un empire dans un empire », et pas même un empire, en réalité comme en vérité, quasiment rien. C’est pourquoi le regard qui est le nôtre se révèle presque indiscret. L’indiscrétion est le mot. Ou bien encore, l’inhospitalité des lieux, on dirait qu’en se montrant ils se cachent en brouillant la vue qui cherche à en pénétrer le sens, présente une image, que le photographe saisit, en effet une image qui possède une valeur absolue en ce qu’elle ne l’est de rien, l’image la plus proche du réel en quelque sorte. Daniel Payot parle de « l’infinité inaccessible du réel » ainsi que des « confins du vivant et du visible ». L’image, cette image des images, qui les transperce toutes, s’approche en effet d’un fond, autour duquel elle rode comme le font les oiseaux si présents ici, sans jamais pouvoir en percevoir la forme.
Il est vrai que les mots pour le désigner, quelque chose comme la nature de ces images (mais c’est toujours la même, se remplissant méthodiquement, on le constate en feuilletant le livre, d’oiseaux, donc, puis d’autre animaux (des rennes ?), enfin d’un habitat autour duquel on croit deviner deux formes humaines), ne se révèlent guère adéquats, ce qui justifierait le qualificatif de « sublime », sauf que cette image fait accéder à un rang supérieur de la vision, dont il faut rendre compte.
Ainsi, l’œil du photographe Patrick Bogner n’est en vérité de personne. C’est un regard absolu. L’ici, le lieu sans lieu repérable (ce sont alors deux images de cartes qui interviennent dans l’ouvrage mais qui ne disent pas grand-chose du lieu…), se confond presque avec « celui », ailleurs, nulle part, de la mer. Mais c’est bien avec elle que la terre s’est accouplée dans cette image, et les nymphéas en noir et blanc, ou en négatif, laissent alors la place aux abîmes montagneux, aux pics qui sont autant d’immenses creux tempétueux que déchaîne la mer. Entre terre et mer, la glace, le blanc de la neige comme le silence dans la parole ou la parole des différentes modulations venteuses du silence.
Parler d’un œil absolu revient à le faire voir dans le cadre technique d’un appareil capable d’aller jusqu’aux limites du perceptible. Mais comme l’œil de Descartes, ce n’est pas le cerveau qui voit, il faut une âme, autrement un affect. Et ce n’est pas tellement le cerveau qui est troublé à même les impressions qui s’y sont déposées et qui provoquerait un équivalent d’un « doute de Cézanne » auquel, par ailleurs fort justement, Daniel Payot fait référence (il s’agit du texte de Maurice Merleau-Ponty dans Sens et non-sens), un doute portant sur ce qu’on croit voir, parce qu’on l’aurait depuis toujours vu, alors qu’on n’a strictement encore rien vu du tout, un doute qui ne fait qu’accentuer l’étrangeté du monde, c’est plutôt l’œil qui perçoit qui est troublé par ce qu’il ressent dans sa vision. C’est alors, en effet, l’homme, plus naturellement l’humain qui se trouve étranger ici. C’est aussi moins ce monde qui se révèle inhabitable que l’homme qui ne peut l’habiter, qui n’est guère fait pour lui. L’homme n’est à l’image de rien, décidément. À nouveau, le philosophe songe à Spinoza, mais un Spinoza tragique, qui ne parvient pas à la sagesse et à la joie qui en serait l’expression parce qu’il n’aurait toujours pas fait le deuil d’un monde littéralement taillé pour l’homme. Spinoza ici reste obstinément tragique : nulle joie. L’impossibilité d’être Spinoza. À moins que l’indifférence à laquelle il serait parvenu confère à la joie une tonalité inédite, en quelque sorte une joie retenue débordant de la tristesse… Et devant ces images, et cette image, il faut se rendre à l’évidence de la nécessité d’abandonner la volonté, cette grande illusion humaine qui dans son effort serait immédiatement enfouie dans la neige et tétanisée par la glace.
Le livre qui présente ces images possède une grande logique : d’abord les lieux et les paysages striés, comme une pluie horizontale, puis évidemment verticale, des plis ensuite et des pics, des chutes et des effondrements, et des montagnes. Un monde qui témoigne non seulement de son origine comme disent l’artiste et le philosophe dans le dialogue qui conclut l’ouvrage, mais aussi un monde qui raconte sa fin. Ici, l’origine est la fin. Décidément, il n’y a pas, il n’est pas de temps. L’image de l’éternité n’est pas le temps, mais encore l’éternité.
Ensuite apparaissent, on y a fait référence, des oiseaux qui donnent l’impression d’être les seuls visiteurs possibles de cette terre. De celle-ci, un désert en réalité, on ignore ce qu’ils voient ou pensent. Mais ils voient et pensent indéniablement quelque chose. Sans doute ne sont-ils pas les visiteurs d’un autre monde, parallèle. Ne seraient-ils pas, au contraire, des signes, comme le seul langage possible, alors même que cette terre en ignore jusqu’à la possibilité et la nécessité ?
Ainsi notre regard qui parcourt ces images va de la terre vers le ciel. Les oiseaux sont bien les passeurs et les intermédiaires. Ainsi le croit-on un instant, sauf que le ciel s’avère être le miroir de la terre. Les oiseaux instituent le dialogue du ciel et de la terre.
Enfin, diront certains, une habitation, quelques arbres enfin dirons nous tous, une cabane et des animaux. Et la trace de l’humain, et le regard de l’homme dans cette image qui fait la couverture du livre, cette petite station météorologique qui cherche à capter la puissance et la direction du vent comme elle le fait du sens de cet espace aussi évident, insubstituable, dur comme le réel qu’il est, que perdu.
© André Hirt
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