« Aimez-vous le drame ? » La musique semble s’adresser à nous. En quelques secondes, le temps se plie, comme se retrouvent pliées nos croyances, nos représentations, nos espérances. L’espace comme le temps se restreignent ; une sorte de parole sourde édite ses lois. Obéissons. Acceptons l’inéluctable. Non sans prendre la pose de l’esthète. Il y a de la jouissance à entrer dans une musique et entendre le glas. Inspiré par le tableau d’Arnold Böcklin, peint de 1880 à 1886, intitulé L’île des morts, Sergueï Rachmaninov donne sa vision orchestrale d’une toile où une barque manœuvrée par un homme à la peau sombre, coiffé d’un bonnet rouge (nous sommes loin des peintures de Corot), est en train d’accoster entre deux colonnes d’un parc minuscule ceint d’une falaise en arrondi. Au beau milieu de ce minuscule parc, de grands cyprès. Sur le côté droit des demeures creusées dans la roche : ce sont des tombeaux. Le titre de l’œuvre permet cette affirmation. Également ce corps visible de dos à l’avant de l’embarcation devant le navigateur, une seconde personne entièrement recouverte d’un vêtement, un long drapé, la tête sous une capuche, Comme si le mort rentrait chez lui. Ou comme qu’il fallait être comme mort pour séjourner, définitivement, sur cette île. Décrire un tableau pour parler d’une œuvre musicale, et même décrire tout court, voilà bien la difficulté que l’on éprouve, sinon le sortilège que l’on se lance. Oscillant entre la noirceur des arbres, un ciel peu amène et la blancheur d’une roche impeccablement taillée pour ces dernières demeures, le tableau est saisi dans la gangue d’une inquiétude dont rien ne l’excepte. Et la musique ? Que l’on connaisse ou pas le tableau du peintre suisse, il s’agit bien d’un défunt entrant, comme de son vivant, en tout cas avec une effrayante verticalité, dans un repos éternel. Ce repos, seul le rameur à l’arrière du bateau en sait quelque chose. Il doit en revenir dans le plus grand silence. À l’écoute de l’œuvre, les substitutions sont en cours. Les accords tanguants du début de l’œuvre sont aujourd’hui racontés comme les coups de rames de Charon. C’est dommage. Il est plus beau qu’un humain, hors de toute mythologie, ait pour emploi d’amener les morts, peut-être pas n’importe lesquels, en pareil lieu. Et qu’il revienne chez lui, le soir, pour apprécier un tout autre silence – ou les cris de ses enfants. La terreur dans notre imagination n’en est que plus vive. Car il s’agit de drame, car il s’agit d’effroi. Les rappels à plusieurs reprises du Dies Irae dans l’œuvre orchestrale de Sergueï Rachmaninov sont sans équivoque. Le terrible a ses partisans – les amoureux d’un Beau bizarre, à l’ère post-baudelairienne. On comprend le désir d’une telle représentation par Arnold Böcklin dans une veine symboliste et sa « lecture » par le compositeur russe en 1909 dans son poème symphonique (Max Reger et Karl Weigl livreront également les leurs). Ce qui émeut à l’écoute de L’île des morts de Sergueï Rachmaninov, c’est sa douce beauté. Et cette distinction : son « poème symphonique » s’affranchit de l’œuvre à programme lisztienne, il se donne dans un flux d’impressions où les oscillations de la barque si elles sont perceptibles, indiquent un balancement sur l’eau avant l’accostage autant qu’un doux désir de s’en aller. D’ailleurs, l’île peinte par Böcklin se présente à mes yeux comme un séjour envisageable, sans que j’aie le désir d’y demeurer éternellement. L’endroit a son charme. La musique de Rachmaninov est moins frappée des coups du destin qu’elle ne dit l’aller sans retour vers l’île, le souvenir du temps passé, l’éternité du temps à venir. Plutôt que de plusieurs morts, c’est l’île d’un mort, l’expression par la musique de quelque chose qui se rapproche de nous pour devenir définitif dans toute sa matérialité. Nous sommes piégés à l’écoute d’une telle musique par nos références visuelles, également cinématographiques et photographiques. Malgré l’existence de ces deux pratiques artistiques du temps de Rachmaninov, je ne peux entendre cette œuvre sans imaginer un lever de rideau, des individus dans une salle, entre opéra et concert, qui finalement, à notre semblance, vont se plonger dans la noirceur d’une vision et en sortir l’instant d’après – pour passer à autre chose ? Que fréquentons-nous alors ? Non pas la fin, mais sa représentation, plutôt un instant en suspens, sûrement émouvant, dans la réalité en cours. L’île des morts a ses accents post-wagnériens, son ostinato. Elle nous fait approcher d’une île non pour courber la tête mais bien la relever, comme le fait le défunt, l’imminent défunt, afin d’embrasser du regard cet espace immense qui entoure un immense édifice. Alors les violons peuvent se séparer les uns les autres, ou jouer ensemble la mélodie des choses perdues. Cette narration ne s’en prononce pas moins avec le désir du sublime. La vie passée est sublime ; la mort l’est davantage ; le tombeau encore plus. La mort ne conclut rien. Le goût du sublime est là pour enflammer le langage, la parole comme la musique. L’île des morts, la peinture de Böcklin comme le poème symphonique de Rachmaninov, relève de la jouissance. Jouissance de voir, de savoir, de se contempler dans sa propre disparition, à jamais. Le Nevermore d’Edgar Allan Poe, ce mot que ne cesse de répéter un corbeau (raven) auprès du narrateur comme s’il était là pour rappeler une bien-aimée défunte, est tout près de s’inscrire sur les parois de ce temple dédié à la mort. Peut-être l’oiseau niche-t-il dans l’un de ces cyprès. Non pour prononcer le mot mais le faire entendre par cette musique processionnaire, qui aimerait ne pas avoir de fin. Ou plutôt est-ce nous, qui souhaitons ne jamais connaître la fin, mais jouir, infiniment jouir, de ce qui n’en finit pas.
© Marc Blanchet
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