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Olivier Cena, Le Sentiment de l’art, L’Atelier contemporain • Constellations, 2025.

par | 31/10/2025 | Arts, Bibliothèque, Peintures

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

On aimerait que tous les ouvrages « sur » l’art se convertissent en livres avecl’art, qu’ils fassent en d’autres termes l’objet d’une appropriation et que par conséquent ils soient de ces textes qui avec leurs images révèlent le sujet (le fond) en nous, en fonction de l’expérience de chacun.

Voici un livre « total » sur l’existence qui inscrit l’art en son centre et en fait son point tournant.

La peinture est aussi naturelle qu’elle est miraculeuse. Comme la main. Et c’est bien la main qui conduit la peinture, évidemment, mais elle a été, davantage qu’elle ne l’aurait fait elle-même, retirée de l’époque contemporaine. Les manifestations de sa présence sont devenues anecdotiques, presque touristiques, on allait dire « pittoresques », un terme presque toujours formulé dans une tonalité péjorative, autant donc que la peinture dans les salons d’art contemporain. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, du retrait de la main, de la main tenue, retenue derrière le dos. L’art, si l’on conserve ne serait-ce qu’un instant ce terme, qu’on y prête attention comme le fait Olivier Cena dès le titre de son livre, peut se désigner autant que se constater comme et dans le rapport de la main à la figure (certes, une notion qu’Olivier Cena ne pratique pas, mais on espère désigner ainsi l’idée). La figure, quant à elle, se tient au creux de l’image. Elle ce vers quoi, au demeurant, l’image tend en cherchant à passer au fond d’elle-même et à le visiter. Inversement, le fordisme dans l’industrie, comme un effet des prises de conscience de Marcel Duchamp, fait de la main au mieux un moyen mécanique alors qu’elle est pleinement l’auteur de son action. C’est elle qui pense tout comme pense en nous – Descartes nous l’a appris et nous le rappelle là où on a fait du philosophe un thuriféraire de l’intellect, celui-ci n’ayant d’usage principiel et exclusif que la méthode scientifique –, c’est la sensation qui constitue la condition première de toute pensée. Et, ajoutons-le, l’intellect ne pense pas, il est cette volonté de calculer, la pensée, en revanche, n’ ayant lieu que par le biais de quelque moment de grâce dans le sommeil, le rêve, la marche et au détour d’une distraction.

« Le sentiment de l’art », c’est ainsi qu’il faut, qu’on peut en tout cas l’entendre (et le sentir), l’art est un sentiment, l’existence également. Les deux sentent le sentiment. La mécanique, les mécanisations de toutes sortes, quoi qu’on projette sur leurs méthodes, leurs principes, leurs calculs et leurs mathématiques, ne sentent rien en ce qu’elles ne (se)touchent pas elles-mêmes, qu’elles ne rencontrent rien qui nouerait un rapport comme le soi, parce qu’elles n’existent pas ni ne possèdent de main, seulement des extensions robotisées pour la production.

Mieux encore, si l’art est ce rapport entre la main et la figure, il est tout autant et plus principiellement encore celui de l’existence à elle-même, une existence qui se touche. Lorsque le livre d’Olivier Cena rapporte, car c’est son cœur, son sujet, comme on voudra, comment sa vie s’est emportée, déplacée, retournée et révélée dans l’image punaisée dans sa chambre de jeune adolescent du peintre François Clouet, tout l’ouvrage y retourne et en repart, c’est l’existence qui se touche, qui jouit de sa présence parce qu’elle se rencontre, en un mot se voit en étant éblouie par la figure renvoyée. L’art a ses raisons, c’est le tableau ou l’œuvre qui commandent, c’est l’évidence même. Et le propre d’une évidence, dans le domaine de la réflexion, des études et des colloques, c’est qu’elle s’oublie. L’existence quant à elle, le corps et la main, l’art donc, ne s’oublient pas.

On oubliera vite, au contraire, les boîtes de mort au rat sur lesquelles tombent par hasard, alors qu’elles se trouvent là aussi par hasard et à l’insu de « l’artiste », en s’extasiant, un groupe d’esthètes bobos dans une exposition d’art contemporain, estimant y percevoir le cœur génial de l’installation. Ce « XX° siècle[qui] n’a cessé de vouloir tout achever », écrit l’auteur, aura eu raison de la main, puis de tout le corps. Comme on sait un peu, mais comment en effet on l’a oublié, et même comment certains « artistes » l’ont oublié. (Il existe une forme d’oubli très spéciale dans l’absence de pensée, se dit-on).

On l’a compris, de quoi traite ce très beau livre, si émouvant, si propice aux identifications (jusqu’à la reconnaissance, en tous les sens du terme), on veut dire les projections que l’on peut faire soi-même, ce qui n’est que le sens de l’art en général et de la peinture en particulier, si ce n’est de la prétendue, si souvent réaffirmée avec une insistance très étrange, « mort de la peinture » qui coïncide avec cette autre, tout aussi jubilatoire, problématique et finalement consternante, de « la mort de l’homme ». Ici, à travers sa main, qui est tout l’homme.

Sans verser le moins du monde dans quelque « humanisme » qui, en effet, en soi, est vide de substance, il est possible d’approcher (de) l’homme par le biais de la main et de l’auréole qu’elle dessine en la faisant sentir et ressentir dans « le sentiment de l’art ». Il s’agit d’un êthos, du mode d’être, des manières d’être, d’avoir rapport à soi, aux êtres et aux choses comme au monde. Le mot d’existence englobe tout cela. Ces réflexions bien rapides viennent à l’esprit en lisant l’ouvrage d’Olivier Cerna qui repose, on l’a rappelé, comme cela devrait à chaque fois être le cas, sur une expérience personnelle. Le plus remarquable est que l’auteur parvient à la transmettre, par conséquent à réveiller plutôt qu’à simplement éveiller un sentiment analogue en nous, par contamination, et c’est bien cela la communication en ce qu’elle repose sur l’entente d’un langage premier que l’art fait valoir.   

L’art n’est qu’à la condition d’érotiser, rappelle sans limites l’auteur. Il est désir, à nouveau comme l’existence qui sans lui ne consisterait que dans l’enregistrement des spectacles dont il est fait ici litière, moyennant une critique négative et générale, de fait incontestable (belles sont les lignes qui font mention d’un professeur qui note la façon dont les nouveaux étudiants en art ne perçoivent et ne traitent que des surfaces : une sculpture, par exemple, exige tout de même qu’on en fasse le tour ! Très belles et instructives sont également ces mots qui rappellent comment l’œil aura été modifié par la télévision d’abord, l’ordinateur ensuite). Et l’art est également consolation, est-il ajouté. Il se substitue moins qu’il n’avance, dira-t-on de notre côté, une présence tout à fait réelle. Quoi de plus important, en effet, qu’une œuvre dans et pour une existence ? Une importance qui déborde parfois celles que l’on éprouve pour des personnes, sauf que ces dernières, l’aimée, l’ami, comme  également le destin des choses et du monde sont enveloppées dans les œuvres, elles y sont pensées, vénérées et hissées à des plans sur lesquels du sens peut se déployer. 

Érotisme et consolation parviennent à faire entendre comment « je suis, en quelque sorte, la déformation de mes souvenirs », écrit Olivier Cena, travaillant ainsi le rapport toujours complexe entre réalité vécue et vérité. Ce point est sans aucun doute central et on n’éprouve aucune difficulté à s’y reconnaître. Cela, pour dire, que l’art, et ici l’œuvre qu’on a dite, extraite de L’Illustration, et punaisée dans la chambre du jeune adolescent, est travail et au travail. Après qu’une œuvre a saisi depuis le mur d’où elle jaillit, « de ce jour ma vie bascula », elle nous travaille tout au long de notre existence, et, comme le rêve, elle opère en condensant aussi bien d’autres œuvres que des moments cruciaux (réels, puis dans les souvenirs, et puis déformés, autrement dit hissés à leur vérité) de l’existence. Ainsi : « Ce qui m’émerveille dans les tableaux de Bellini, de Bruegel, de Clouet et de tant d’autres, c’est ce que je ne vois pas, ce qui me regarde, ce qui m’appelle, ce qui me reconnaît ». Le fil qui passe d’un peintre à l’autre, d’une image dans l’image à une autre (celle de la mère !), s’est déroulé depuis un événement fondateur, ce pléonasme (jamais un pléonasme n’est inutile, s’élèvera-t-on contre l’École, en l’occurrence s’agissant de l’événement qui poursuit son effet, qui se répète dans ses différenciations). Et pourquoi cette ramification à partir d’une œuvre, d’une simple image, depuis elle, si ce n’est que l’image, celle de l’œuvre, comme la nôtre, comme celle des femmes dans leur « regard absent » se cherchent ? Et voilà le pathos, non pas le discours, toujours en survol et des philosophes et des mêmes esthètes bobos. L’œuvre nous présente l’ignorance de nous-mêmes à travers la visée réfléchie de son cœur qui se dérobe. « La passion pour les images », « ma primitive passion », écrivait Baudelaire, qui était loin d’être simplement un esthète comme sa postérité d’école et de salon l’a cru.

Tout cela combiné doit être ramené à la dimension proprement incarnée et de l’œuvre et de l’existence qui tend à sa chair, qui la réfléchit tout autant, qui en délivre par l’érotisation la substance infinie. Tout est trouble dans une œuvre. Une œuvre est une œuvre lorsqu’elle nous perturbe. Elle n’est pas loin, de fait toute proche, ajoutera-t-on, d’un trauma. De toute façon, il n’est d’existence qu’envoyée, errante, depuis un trauma. Et ce trauma, qui est l’événement déjà arrivé, nous attend. Un tableau est autant un espace et un temps de rappel que d’attente. Il se tient même sur cette limite, ainsi pourrait-on formuler les choses. L’accident, le solex, la Volvo jaune, la mort de la mère, répètent le trauma de l’œuvre dans une superposition qui apprend beaucoup sur soi, et sur la manière dont il faut regarder et entendre (introduisons pour notre part le son dans le tableau comme l’image dans le son).

Voici une totalité qui se forme dans ce livre « total », voici le sacré et ses développements à partir de la route qui mène au Puy en passant par la Chaise-Dieu. Le sacré ? oui le « tout », hole, holy, dit si bien l’anglais, ce qui ne se donne jamais tel quel, ce tout qui se tient en réserve au fond des œuvres comme de l’existence.

Un impératif : il faut peindre, il faut la peinture pour qu’il y ait existence.

© André Hirt

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