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Novalis, Le Ravage des voix. Lecture de Henrich von Ofterdingen (1802), chapitre IV.

par | 28/12/2023 | Littérature, Philosophie

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

1.

C’est un chapitre qui insiste et ne se laisse pas réduire à la fonction de simple étape du parcours initiatique du jeune Henrich von Ofterdingen. C’est un chapitre qui insiste, c’est à dire qui ouvre à plus que ce que le récit lui-même est en mesure de recueillir et d’emporter avec lui. C’est un chapitre qui insiste, parce qu’il n’en va pas seulement de l’initiation du jeune Henrich – qui insiste parce qu’il excède ou décentre le récit.

Qui insiste parce qu’il fait « résonner » le roman au-delà de lui-même, parce qu’il fait écho au jour – jusqu’à y lire une critique du suprémacisme belliqueux, ou un manifeste post-colonial avant l’heure ? Bien que cela ne serait pas sans pertinence, ce serait cependant en verrouiller la lecture avant même de l’avoir entamée.

Il est question du chapitre IV, dont on rappelle brièvement la trame : Henrich, au cours de son voyage et le temps d’une nuit bénéficie de l’hospitalité d’un châtelain. Au cours du banquet, le baron tente de convaincre Henrich de se joindre à ses hommes à la veille d’une nouvelle croisade. Henrich, grisé par la perspective d’une destinée héroïque, sort prendre l’air. En divaguant au gré de sa rêverie, il se trouve interpellé par un chant discret, celui de Zulima, jeune mère et malheureuse captive du baron. C’est alors la redescente accélérée, le sevrage expéditif des fantasmes naïfs et criminels, l’encaissement d’une vérité brute qui peut se résumer ainsi : si le chevalier protège, comme on aime le croire, c’est d’abord parce qu’il produit la veuve et l’orphelin.

2.

Ce tournant, cette bascule s’opère dans le texte de Novalis par le dédoublement du chant. Jusqu’alors, jusqu’au chapitre III, les chants rencontrés et entendus célébraient l’harmonie du monde. Le chapitre IV en revanche déploie une opposition indirecte entre deux chants, deux discours, deux récits inconciliables du monde. Opposition indirecte, en effet : ce n’est pas un affrontement entre les Croisés et Zulima. Si a posteriori nous reconstituons ce qui semble être une opposition, il s’agit avant tout dans le texte d’une voix dissonante.

Il n’y a pas opposition dans le texte parce que les deux chants n’ont pas la même puissance, ni la même portée : il y a le chant bruyant des Croisés « chanté dans toute l’Europe » (p.153 de l’édition Aubier de 1988) et la parole fragile, cassée de la captive, qui peine à se faire entendre. Parole délicate qui laborieusement se fraye un chemin dans la langue du maître. C’est tout autre chose qu’une opposition entre deux camps ennemis qui, par exemple, verrait répondre au chant germanique et latin des Croisés le chant arabe des Sarrasins.

La partition ami/ennemi irrigue le chant des Croisés et justifie ainsi leur désir de conquête et de gloire. Ce partage configure leur monde, qui rend légitime la fascination des armes, la soif de sang,

Une telle opposition, vantée dans le chant des Croisés, signale avant tout une symétrie, c’est à dire un équilibre, voire une parfaite circularité. La guerre est essentielle à l’équilibre du monde. Il faut reprendre Jérusalem aux « Infidèles » qui nous l’ont repris et qui nous la reprendront sans doute encore, et c’est pourquoi « le vieux baron embrassa et exhorta [le jeune Henrich] lui aussi à consacrer son bras pour toujours à la délivrance du Saint-Sépulcre » (p.153).

3.

Mais le texte de Novalis, par un écart léger, une divagation nocturne, substitue à la logique de l’opposition celle de la discordance, soit ce qui brouille et échappe à la logique des pôles. À la scène du banquet succède une autre scène, qui est aussi bien un autre espace et un autre temps – hors du château, à l’air libre, la nuit venue. Succession qui cependant n’est pas « réponse », car on se faufile d’une scène à l’autre, en fait d’un monde à l’autre, par des chemins détournés et solitaires qui retournent ou renversent le sens : Zulima était aux yeux des Croisés une bricole ramenée dans leurs bagages, à peine mentionnée entre deux évocations fascinées du véritable butin de guerre, le cimeterre. Comment pourrait-elle « répondre » à un chant qui d’emblée l’exclut de la parole ? Comment pourrait-elle prendre part en tant que Zulima à un monde qui ne lui accorde d’autre existence que celle de simple récompense ?

Ces deux scènes disent ainsi deux réalités qui ne communiquent pas : le chant bruyant des Croisés couvre la complainte délicate de Zulima. Il y a absence de dialogue et diachronie des chants – si la traduction française (celle de Marcel Camus du moins) ne reprend pas la nuance entre le Gesang des Croisés et le Lied de Zulima, celle-ci indique tout de même une différence de registre notable, une asymétrie évidente. Non pas « partage des voix », mais juxtaposition, et même écrasement : deux régimes de parole distincts voire contradictoires mais qui n’entrent pas en rapport, ne parviennent même pas au conflit.

Le Lied de Zulima n’est donc pas à proprement parler une réponse au Gesang des Croisés (ce que serait, si on l’entendait, le Gesang des Sarrasins), mais plutôt un contrepoint. Contrepoint qui n’engage pas l’échange, mais traverse le Gesang comme une ombre, vient en assombrir l’éclat. Il n’y a pas échange ni dialogue, mais rature et annotation, sous-titrage, traduction depuis la langue des vainqueurs vers la langue des vaincus.

4.

Cette discordance des chants constitue un tournant majeur dans l’initiation du jeune Henrich : après être passé d’un chant à l’autre, « Henrich remuait un monde de pensées ; l’enthousiasme guerrier avait complètement disparu. Il constatait une étrange confusion dans les choses de ce monde […] » (p.167).

Chapitre ironique certes, mais aussi profondément mélancolique. L’édition bilingue de chez Aubier indique que le récit de Zulima, en tant que revers du récit des Croisés, est un « exemple d’ironie romantique ». Soit, mais alors ironie au carré. Le chant de Zulima, porteur d’une vérité douloureuse, ne peut parvenir aux oreilles des Croisés.

Mélancolique car le revers ou le dessous de la réalité reste cantonné à la marge, et ne parvient pas à la lumière et à la connaissance de tous. N’est-ce pas cela qui est ironique ? Confrontation qui n’en est pas une, et qui se « configure » comme telle seulement par le roman, dans le roman. Produire une liaison là où le réel sépare et musèle, ou plutôt musèle et censure simplement parce qu’il sépare et cloisonne.

Cette substitution de la discordance à l’opposition est tout à la fois tremblement et ouverture : tremblement, parce qu’elle sabote les oppositions structurantes (Chrétienté/Islam ; Occident/Orient ; civilisation/barbarie ; etc…) qui donnaient un sens clair au monde et rend donc confuses « les choses de ce monde ». Ouverture, parce qu’elle redonne de l’espace, du souffle : c’est le registre dissonant du singulier, du nom propre, du visage, du dialogue – contre le « Nous » enivrant des Croisés dans lequel se dissout le singulier pour se faire chair à canon s’énonce, s’avance timidement un rapport Henrich-Zulima, rapport tâtonnant entre le familier (le visage de Henrich ressemblant à celui du frère de Zulima) et l’inconnu (Henrich et Zulima, deux histoires, deux trajectoires brièvement nouées et dès l’aube à nouveau séparées). En d’autres termes : la rencontre fragile qui fait événement contre le « pour toujours » du mythe, deux approches inconciliables de l’infini.

Si l’on schématise, le chapitre est tout entier consacré à l’expression et au déploiement de deux régimes de parole distincts – Gesang et Lied. Deux régimes inégaux ou incommensurables, l’un étant cependant le revers de l’autre (le second du premier) : la vérité du Gesang est le Lied. Autrement dit, en tant qu’exact revers ou envers, il n’y a non pas opposition entre le Gesang et le Lied, mais discordance qui n’en signale pas moins la paradoxale solidarité, ou plutôt le sinistre enchaînement, le premier traînant le second à sa suite de par le monde, précisément comme son ombre.

5.

Cette discordance n’est pas pour rien dans la naissance de la conscience poétique du jeune Henrich, conscience-témoin de ce que la subjectivité esseulée de Zulima est le revers de la subjectivité conquérante et toute-puissante des Croisés.

Autrement dit, rien ici ne relève de la mise en scène pathétique et éculée d’un poète solitaire ou incompris qui affronterait un monde hostile et fait d’un seul bloc – il s’y agit plutôt du brutal éveil d’un poète désarçonné par l’inconstance et l’équivocité du monde. La tension n’est pas celle d’une hésitation entre rejet ou adhésion au « monde » ; elle est celle d’un deuil : de « monde », comme totalité (accueillante ou hostile, peu importe) et unité de sens, il n’y a pas.

Et d’ailleurs, précisons : la vocation de poète du jeune Henrich ne naît pas d’un rejet du monde, au contraire : il est partout bien accueilli, simplement l’intégration qu’on lui propose (ici, rejoindre la croisade) est fausse, corrompue, minée par le mensonge – autrement dit c’est une inscription dans le monde dont l’essence cachée ou l’effet véritable est la négation, la destruction du monde (la guerre, la dévastation, le pillage, le massacre).

Et c’est bien ce monde originairement déchiré qui produit en retour cette subjectivité déboussolée, confuse, impuissante. On voudrait parler de conscience ouverte, non pas au sens esthétique ou morale de curiosité et de tolérance, mais comme conscience éclatée, fracturée ou brisée (on s’ouvre la conscience comme on s’ouvre le crâne, en se cognant au réel).

Conscience ouverte sur le monde comme le crâne sur un rocher ; conscience brisée sur l’arête d’un réel duplice, conscience fendue sur le tranchant d’un sens retors (par-delà les oppositions structurantes déjà citées, surgissement d’identités incongrues : nobles Croisés/meute de soudards ; délivrance du Saint Sépulcre/conquête et exil ; etc…).

6.

Il y a l’air vicié des oppositions rigides, et il y a la discordance, « l’espace libre » des singuliers qu’elle déploie, à rebours du délire du « Nous » comme du désir de toute-puissance – et cependant pas dans l’absence de tout désir.

Des chants s’entonnent et se susurrent, et pourtant demeure, persiste, c’est tout le drame de la situation, une absence de dialogue : le chant des Croisés oblige à la communion ; le chant de Zulima invite à l’écoute autant qu’à la distance. Il y a donc les voix, celles que l’on ravage, celles que l’on dit ravagées, toutes en défaut de partage.

© Vladeck Trocherie

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