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(Note d’écoute) Pierre-Yves Hodique, Clairs de lune, Scala Music, 2023.

par | 20/11/2023 | Classique, Contemporaine, Musique, Notes d'écoute

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Pensées à la lune (en écoutant Pierre-Yves Hodique)

En exergue, des mots d’Alfred de Musset (mais qui donc lit encore ce grand écrivain, qui, comme tel, n’est pas celui que l’on croit, si du moins on sait qui il était et qu’il a écrit de grands textes de poésie, de prose comme Les Confessions d’un enfant du siècle, et de théâtre, la pièce Lorenzaccio, par exemple ?) Son effacement et son oubli forment des signes du temps présent.

De notre côté, retenons ici seulement, mais avec insistance, ces quelques mots, magnifiques, que l’on peut lire dans le livret :

« Lune, quel esprit sombre

Promène au bout d’un fil,

Dans l’ombre,

Ta face et ton profil ?»

Scala Music poursuit sa promotion de jeunes talents. Et comme à chaque fois, on se réjouit d’une nouvelle parution. Le programme du pianiste Pierre-Yves Hodique, en apparence convenu, rendez-vous compte ? « la lune », « clairs de lune », trace en réalité un parcours très original, en portant sur ce petit astre un éclairage singulier, c’est le cas de le dire, dans cette thématique, essentiellement romantique (mais absente ici, et c’est bien ainsi, on cherchera à savoir pourquoi. Ainsi, l’absence de Schubert est-elle remarquable).

Ce « dépassement » du romantisme ne peut qu’intriguer. Et on se demande alors ce qu’il a bien pu arriver à la lune et ce que sont ces « clairs de lune » que le programme musical énumère : Debussy bien sûr comme fil conducteur, avec, entre autres, son inévitable Clair de lune, Abel Decaux et Joseph Jongen, des trouvailles de l’interprète, puis Beethoven tout de même avec la Sonate Quasi una fantasia, ensuite Enesco et son Carillon nocturne, et, enfin, peut-être la pièce majeure présentée ici, Le Noir de l’ange de Fabien Touchard.

Ces « clairs de lune » sont présentés dans la pochette du disque, avec des textes très intéressants de Pierre-Yves Hodique lui-même, de Corinne Schneider, remarquable, et de Fabien Touchard qui présente sa propre partition. Autant dire qu’on a été conquis par ce très beau disque dont la qualité musicale n’a d’égale que l’originalité de son programme.

Certes, il y eut la tradition musicale du Nocturne, dont Chopin et Fauré furent les maîtres incontestés. La musique s’y éteignait en s’approchant ainsi d’elle-même, au creux de son murmure de fond, dans une conversation avec la lumière déclinante, cette allégorie de ce que le monde était en train de devenir à l’orée des temps contemporains. À présent, le Nocturne n’a plus, comme genre, de raison d’être puisque la nuit est partout tombée. C’est ainsi qu’on peut le voir, en espérant tout de même qu’un jour, encore, se lèvera. Alors la musique trouvera un ton nouveau, du moins est-ce ainsi que l’espoir se réaliserait en se figurant.

Toujours est-il que l’interpellation, il s’agit bien de cela, de la lune pourrait paraître bien dérisoire, voire infantile sous le prétexte que tout le monde, sous nos latitudes, chante Au clair de la lune… À moins que l’invocation cette-fois, ou l’appel, n’expriment tout autre chose. La lune serait ainsi un dehors, une réalité exogène et en même temps une image. En effet, elle est une réalité qui ne se présente pour nous, qui n’y sommes pas allés, que comme image, et c’est remarquable parce que imaginons le Paradis, ou bien l’Enfer seulement comme des images et non comme des réalités sensibles … La lune se distingue, car elle aura pour ainsi dire incarné une réalité autre que la nôtre, aussi certaine, tout en restant, jusqu’à sa conquête, son propre moment de « désenchantement », en 1969, un lieu seulement imaginaire. Une conquête, vient-on de dire, mais faut-il ainsi l’ajouter ? qui n’aura rien conquis du tout au sens où ce qu’il faut bien nommer la profanation du désir, du rêve et de la pensée d’un ailleurs ne marque aucun progrès.

Et on se dit en songeant à cela que le programme musical présenté ici raconte, volens nolens, cette histoire, depuis les derniers feux, magnifiques, du clair de lune jusqu’à leurs derniers reflets, jusqu’au noir et aux ombres qui planent sur le monde, peut-être même à jamais en se perdant par une nuit sans lune.

Souvenons-nous, et le souvenir a consubstantiellement un air de lune. Qu’on le prenne en tous les sens, la lune est cette présence, cet oubli et ce retour par facettes et par degrés de luminosité. La lune se montre à la manière d’un aimant, et on ne peut, soit dit en passant, s’empêcher de rêver à cette aimantation qui présente le satellite, nom très étrange, plat et prosaïque, formel pour tout dire, comme un amant ou une amante auxquels on se confie, par conséquent avec lesquels on s’entretient dans la solitude, nécessairement, tellement il est impensable de regarder ainsi la lune à plusieurs et encore moins collectivement. La lune nous attire en tout cas alors qu’on croit que la terre en commande le cours. En réalité, la terre dépend d’elle, ne serait-ce que par les marées qui font la vie et le désir.

C’est vers elle que Anywehre out of the world (« n’importe où hors du monde ») trouve sa formulation anthropologiquement première, car le soleil ne joue pas du tout ce rôle, lui qui s’érige et s’institue spontanément comme un dieu. Non, la lune est une interlocutrice (en allemand, le mot est masculin, et le soleil féminin…), une compagne ou un compagnon qui en sait un peu plus long que nous et qui nous prend par la main ainsi que font les vraies et fiables confidentes. On ne peut, dans cet ordre de choses et d’idées détester la lune, encore bien moins être son ennemi. La lune, la bienveillante.

La réalité est, à cet égard et on y revient, que « n’importe où hors du monde » ne peut être que la lune, puisqu’il s’agit d’un ailleurs très matériel, incontestable. L’ailleurs existe, celui dans lequel on aime se projeter, où l’on se perd, mais avec sérénité si ce n’est avec bonheur en échappant ainsi à la réalité d’ici-bas. Le poète, le musicien, mais également l’enfant ou l’adulte solitaire parce qu’il se sent à l’écart, « sont » dans la lune, ce qu’on ne manque jamais de leur faire remarquer. Pour eux, l’ubiquité n’est plus même à conquérir, puisque la lune est pour ainsi dire, en son lieu, à portée de main. Ce voyage va au moins aussi vite que la lumière. La lune est ce lieu depuis lequel tout ce qui n’est pas utile en ce monde-ci provient. Et si en effet quelques-uns d’entre nous se trouvent éclairés par ses reflets, ainsi transcrits depuis la rêverie, comme Pierrot, c’est grâce à sa bienveillance protectrice et à l’inspiration qu’elle prodigue. Les mots et les phrases de cette sorte sont ceux de l’enfance de l’art. Mais qu’on ne s’y trompe pas, puisque l’artiste est un enfant, ainsi que le rappelait Baudelaire.

La situation est donc celle de l’enfance, déguisée et masquée en Pierrot, depuis toujours lunaire. Ainsi titrait et composait Arnold Schoenberg. (Mais l’enfance n’est-elle pas toujours ce déguisement, celui de l’adulte en enfant, ou bien de l’enfant qui, au regard de l’adulte, ne désire pas grandir ?).  Situation, en effet, le soir, à la seule lumière que prête comme une plume la lune, état également de ce que le seul regard émanant d’elle éclaire et nourrit.

Le cliché, autrement dit l’image qu’on n’a même plus besoin d’interpréter, quasiment le contraire d’une véritable image, est celui du rêve d’un habitat, ailleurs, d’une bulle dans laquelle l’air serait moins rare, d’une sphère protectrice qui garantirait la sauvegarde de la vie.  Par conséquent, loin d’être privée de parole comme on le dit confusément des animaux, la lune tient un propos silencieux sur la terre. C’est elle qu’elle regarde, avec tristesse, en se cachant en partie, en dérobant sa face obscure, en rayonnant quelques nuits seulement dans ce cycle pour redonner espoir à ceux qui se tournent vers elle. Car elle ne veut pas abandonner la terre et ceux qui y habitent, qui désirent désormais, depuis longtemps, la quitter parce que les difficultés et les obstacles pour y habiter deviennent de plus en plus manifestes et violentes. La terre, en effet, et quant à elle, ne fait plus rêver, si jamais ce fut le cas, mais seulement pour tous les conquérants. Jamais, sans doute, l’enfance, la musique, la poésie et l’art en général n’ont-ils été à ce point en contradiction avec les réalités de ce monde.

Voilà qui nous fait parler comme des théologiens… « Ce » monde, « ici-bas », etc. sont des formes spatiales du désenchantement quand il ne s’agit pas de désespoir. Et au cœur du statut de satellite qui est le sien, la lune est cette autre forme, celle de l’objet du désir, un objet a pour dire seulement, outre la théorie lacanienne qui en fait l’accroche métonymique, c’est-à-dire partielle et sensible, également détachée au sens de perdue, du désir, ce qui est petit, mystérieux également, presque banal tellement le propos sur elle est enfantin et vraisemblablement sans intérêt. Pourtant, la lune tourne même lorsqu’elle se détourne, ainsi qu’elle fait à la manière d’une dame qui se dérobe et se refuse.

Elle résonne néanmoins dans le bruit du reflux, dans les vagues du désir comme dans celle de la musique. On les a entendues pour toujours dans Tristan. Et dans la Nuit transfigurée, autrement. Pour avoir pu et su les entendre, néanmoins, il aura fallu, comme la nécessité en fait toujours la condition, voyager. Le voyage est celui du désir. Et, comme à l’instant l’objet a ne sait pas trop à quoi il est accroché. Et l’on songe à nouveau à la lune, à sa réalité, à son image, à sa réalité d’image ou d’image d’une réalité, cela tout ensemble, parce que nous ne savons pas du tout de quoi cette terre d’ailleurs est faite. Ce qui en revanche est certain c’est qu’on y entend et y sent tout autrement qu’ici. Et puis, l’évidence nous saisit, ce sont bien ces sensations-là que nous ressentons à présent ainsi qu’elles émanent d’un musicien lunaire comme Pierre-Yves Hodique. Lorsqu’il joue, il peut se sentir rassuré, car il se trouve en belle compagnie des solitaires, comme du très lunaire, et lunatique, Arturo Benedetti Michelangeli ou du réfléchi Maurizio Pollini…

Toujours de « la terre », mais qui n’est plus la terre, voilà ce qu’est l’ailleurs, et même de part en part le désir lui-même. Ce qu’on ne peut éviter dans cette pensée est bien sa dimension sexuelle, sans laquelle, d’ailleurs, la musique n’aurait aucun sens puisqu’elle perdrait énergie et rythme, et de toute façon la musique ne peut s’éprouver elle-même, jusque dans l’épuisement, que de la sorte. Car elle se relève, il lui faut se relever, si l’on peut s’exprimer ainsi.

On ajoutera qu’il n’y a pas uniquement la lumière qui voyage avec la vitesse que l’on sait, il y a également le son qui possède lui aussi la sienne. Du reste, c’est ce croisement, qui se fait jeu, entre le son et la lumière qui forme le cadre et la possibilité même de la musique, à la manière des touches contrastées en noir et blanc d’un piano.

Comme il y a des quartiers de lune (quelle expression étrange, à moins de retrouver dans « quartier » des significations qui n’apparaissent pas de prime abord, celle par exemple d’un espace en partie privé de lumière comme c’est le cas dans certaines villes, alors que les maisons et leurs habitants sont toujours là), il y des lunes. Et ce pluriel apparaît à vrai dire beaucoup plus exact. Il suffit d’écouter celle que rend le piano d’Abel Decaux, un piano ou bien des orgues lunaires, comme celle de Joseph Jongen un peu plus loin, pour se convaincre des épaisseurs de la lumière propagée par les sons. La lumière, qu’est-ce, se demandait-on déjà implicitement à l’instant, sinon l’esprit qui traverse l’espace sonore ? Il n’en reste pas moins que, comme lorsqu’on cherche à voir à travers un brouillard qu’un faible soleil éclaire, l’inquiétude, sur laquelle il faudra venir assez vite plus loin, bouge les formes. Mais avant de prendre en compte cette ombre, on se souviendra  de la sonate de Beethoven ici proposée en milieu de programme : la lune y est, comme on sait, omniprésente, c’est presque un hymne qu’on lui rend, mais une mélancolie lourde se dégage du fond du piano, qui n’est autre que la lune au sein de la pensée, au point que sa blancheur ne fait qu’un avec son effacement, oui, une présence effacée comme lorsqu’on l’affirme de celle de quelqu’un. Beethoven sait qu’il faut se méfier des mirages, et la lune, dans ce contexte-là, malgré le réconfort qu’elle peut apporter, se révèle en définitive être de ceux-là, et qu’il sera bientôt nécessaire pour lui, dans les toutes dernières œuvres pour piano, de se replier sur le gris de la terre, mais avec le sentiment qu’importe avant tout de prendre soin de toute chose présente comme du premier venu car c’est en eux que brûle encore la lumière, dans la lueur que donnent les contours des formes fragiles et que les yeux d’autrui en attente d’attentions renvoient. Beethoven : la musique rendue à la terre après les chevauchées héroïques. Si bien que, et le paradoxe n’existe pas, cette musique inouïe se confond entièrement avec la lune dans une immense et intense éclipse. Alors, le désir se trouve apaisé, il n’aspire plus à quelque objet lointain et inatteignable, mais il vient de trouver la beauté dans une paix nouvelle, celle qui nous attend toujours et que Beethoven aura su nous faire entendre, loin devant nous et pourtant si proche à notre esprit comme à notre cœur.

Déjà, plus tard, avec Enesco, la lune se fait entendre dans un carillon, peut-être parce qu’elle s’est retirée dans la nuit, la sienne, recourbée sur sa face invisible. C’est cela, on comprend que la lune est en vérité invisible, ou qu’elle l’est devenue au fur et à mesure lorsque, grâce à la science et aux conquérants, on estimait la faire voir de tous côtés, alors même, aussi, que sa face nocturne ne laisse toujours pas passer la moindre émission ou source. C’est donc cette face qui vibre dans celle qui est encore un peu visible. Et c’est pourquoi la lune est devenue ce qu’elle a toujours été, à savoir musique. Et plus particulièrement dans les Nocturnes qu’on a évoqués en commençant. Un carillon, bien lugubre en vérité. On a l’impression que la lune, à la façon d’un dieu consterné, s’est indignée de ce qu’elle voyait sur terre.

Mais c’est à Fabien Touchard qu’il appartient de clore le programme musical, et de montrer, en le faisant entendre, le dernier quartier de lune, qui cependant se replie dans la nuit. Le morceau s’intitule Le Noir de l’ange (2022), Concerto pour piano et électronique. Comme son titre l’indique par antiphrase, il s’agit de celle qui fait résonner de plus en plus fort la venue, qui est proprement son retrait, de la noirceur de la lune. Celle-ci ne figure pas dans le titre de l’œuvre, qui, autrement, s’interroge sur la lumière. Des frôlements d’aile se font entendre, qui se confondent à l’écoute avec les rayons et les reflets de la lune. L’ange est une présence de l’ailleurs, dans l’espace de la mort où la lumière n’est qu’esprit. En tout cas, la lune ne laisse plus place par ses moyens au rêve.

Ce n’est pas sans raison que cette pièce assez impressionnante, qu’on se le dise, qui contient également une récapitulation de la musique en son histoire (qui, par ses citations et ses allégations, de Crumb à Schubert, en passant par d’autres formes, plutôt que post-moderne, peut exemplifier « le grand art », donc celui qui en effet  récapitule, même s’agissant d’un morceau de seulement 16mn), arrive en fin de programme. C’est une musique d’héritage, ou bien celle qui fait l’objet d’un récit complet de voyage « autour de la lune » ou « sur la lune ».

Dans cet ordre d’idée, on ne peut que songer à ce qui arrivé à la lune en dehors de sa conquête passée et toujours à venir à des fins d’exploitation de métaux précieux, d’appropriation et de position militaire. Entendons ce qui arrive dans Woyzeck de Georg Büchner et qu’Alban Berg, comme on sait, reprend dans son opéra à la lettre, dans la scène 24 de sa pièce :

« Marie : Comme la lune se lève rouge !

Woyzeck : Comme une lame rouge de sang. »

Et un peu plus loin :

« La lune est comme une lame rouge de sang ».

Il est donc arrivé quelque chose à la lune, donc à nous, et pas seulement à Marie, pas seulement à Woyzeck. Schubert, loin d’être seulement un méditatif, a tellement voyagé. Lui-même savait indéniablement qu’il se passait, voire se tramait quelque chose avec la lune, avec la présence tutélaire, avec la lumière et l’esprit. Il savait qu’une lumière s’éteignait et que le changement de couleur était pour le moins inquiétant. Qu’on écoute, entre autres, der Wanderer an den Mond, Grab und Mond, Nacht une Träume, Nachthelle, die Nacht

Mais ce voyage, qui ici ignore Schubert, ses interrogations, son inquiétude, sa pensée, n’est pas que cela : cette musique résonne ici, sur terre, elle nous parvient encore et ne cesse de nous parvenir. On songe à une insistance musicale, à la manière d’une vie qui refuse de mourir pour qui, toutefois, sait encore l’entendre et à vrai dire la regarder à sa source, là-haut, si loin et tout près, la nuit, dans sa blancheur.

© André Hirt

À l’écoute :

Présentation du disque de Pierre-Yves Hodique, Clairs de lune, Scala Music, 2023 :

(Youtube) : https://www.youtube.com/watch?v=nVKcVwpRhfc

Renée Fleming dans « Chant à la lune » de Rusalka, l’opéra de Dvorak :

(Youtube) : https://www.olyrix.com/videos/spectacle/787/lair-le-chant-a-la-lune-de-rusalka-avec-renee-fleming

1 Commentaire

  1. Olivier Koettlitz

    La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit : « Cette enfant me plaît. »

    Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit à travers les vitres. Puis elle s’étendit sur toi avec la tendresse souple d’une mère, et elle déposa ses couleurs sur ta face. Tes prunelles en sont restées vertes, et tes joues extraordinairement pâles. C’est en contemplant cette visiteuse que tes yeux se sont si bizarrement agrandis ; et elle t’a si tendrement serrée à la gorge que tu en as gardé pour toujours l’envie de pleurer.

    Cependant, dans l’expansion de sa joie, la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphère phosphorique, comme un poison lumineux ; et toute cette lumière vivante pensait et disait : « Tu subiras éternellement l’influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime : l’eau, les nuages, le silence et la nuit ; la mer immense et verte ; l’eau uniforme et multiforme ; le lieu où tu ne seras pas ; l’amant que tu ne connaîtras pas ; les fleurs monstrueuses ; les parfums qui font délirer ; les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d’une voix rauque et douce !

    « Et tu seras aimée de mes amants, courtisée par mes courtisans. Tu seras la reine des hommes aux yeux verts dont j’ai serré aussi la gorge dans mes caresses nocturnes ; de ceux-là qui aiment la mer, la mer immense, tumultueuse et verte, l’eau informe et multiforme, le lieu où ils ne sont pas, la femme qu’ils ne connaissent pas, les fleurs sinistres qui ressemblent aux encensoirs d’une religion inconnue, les parfums qui troublent la volonté, et les animaux sauvages et voluptueux qui sont les emblèmes de leur folie. »

    Et c’est pour cela, maudite chère enfant gâtée, que je suis maintenant couché à tes pieds, cherchant dans toute ta personne le reflet de la redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques.

    Les Bienfaits de la lune
    Charles BAUDELAIRE
    « Le Spleen de Paris »

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