Le chant grégorien, c’est ce lieu originel de la profération du Verbe de Dieu. Il est la voix qui le porte, ce volume d’air qui s’amplifie lorsqu’elle résonne, et qui semble éventrer les secrets du monde. Un ensemble orchestral est convoqué dans cet espace crée. Il prend forme en concentrant l’écoute sur la voix, comme si celle-ci habitait un espace préservé, précieux. C’est l’ensemble de l’humanité qui est appelé à lui vouer entièrement son écoute.
Les modulations de la voix participent de cette création et sont les secousses d’une écoute qui s’éprouve dans la clairvoyance sans cesse plus acérée qu’elle acquiert. Et pour cause, la dilation de l’espace d’écoute déploie la possibilité pour l’être humain d’entendre l’accord originaire d’une parole et du monde, initiant la Création. Et c’est dans cet espace que naît la musique et à partir duquel elle se poursuit, comme si elle s’auto-générait – la voix devient sacrée, immaculée par sa genèse.
La voix crée véritablement une structure, édifie une église à travers la dimension collégiale créée par le déploiement de l’espace. Il semble que lorsqu’elle résonne, la musique qui s’entend laisse entrevoir la vibration émue des voûtes à hauteur vertigineuse. Et plus elle prend le risque de s’épandre, plus l’accueil de ce lieu s’affirme, il devient un refuge. Il ne s’agit plus seulement d’une architecture matérielle, mais d’un lieu de communion qui appelle au recueillement. Comme si l’on entendait l’invitation des apôtres parcourant les terres du monde à suivre la parole du Christ. La circulation de leur parole, sa marche à travers les terres, fait déjà Communauté.
Le chant grégorien célèbre cette foi pour laquelle la parole de Dieu s’est révélée. Et, c’est la possibilité de retrouver cette parole telle qu’elle a été proférée que recèle la musique que crée la dilatation de l’espace par le chant. Son épure figure ainsi la simplicité du croyant, évoquée par les Écritures. Le chant grégorien constitue la trace de l’homme qui sait profondément, qui a confronté la parole de Dieu mais qui ne peut la proférer. Ce chant est ainsi le terreau d’une mémoire de cette rencontre primordiale mais également de cette impossibilité à nommer de nouveau.
Ce sera, par conséquent, la musique qui se chargera de cet acte. Cette musique naissant à partir du chant donne l’impression d’une évanescence : on ne saurait affirmer si elle existe vraiment ou si notre écoute l’hallucine. Ou peut-être est-ce parce qu’elle est réitération inlassable – s’essayer – de la tentative de renouer avec une écoute primordiale, originaire. Le chant grégorien aménage le lieu d’une rencontre réitérée avec Dieu afin de sonder les arcanes de sa parole sans exercer son forçage. Car rejoindre Dieu est un geste terrifiant, confronter sa parole originaire peut s’avérer dévastateur. Mais le chant grégorien apporte le réconfort au devenir croyant.
Cependant, il n’en n’est pas pour autant exclusivement mansuétude. Il revêt un caractère autoritaire, résidant dans cette fermeté de la voix qui affirme sa croyance, et qui fait toute la force de son sublime. Plus qu’accompagner, il exhorte et combat les réticences. Lui, qui incarne la foi, il en sait profondément l’exigence. Lui, qui porte l’homme, il en sait profondément la fragilité. Il concède à l’être de ployer mais non de renoncer. Ses modulations – qui semblent s’épancher sans cesse davantage et s’écoulent en plusieurs directions, développant des possibilités d’écoutes diverses – comme les reflets reflétés de miroirs disposés dans une galerie – figurent l’injonction d’une discipline de soi à travers la connaissance de soi.
Le chant grégorien porte l’histoire de la lutte de l’écoute et de l’accueil de la parole de Dieu au sein de l’humanité. Son épure n’oblitère pas ce parcours accidenté, elle ne signifie pas son reniement par l’oubli, au contraire, elle offre la voi(x)d’une connaissance véritable de l’homme par lui-même à travers le sondage de ses écoutes. Elle est la voi(e) de cette foi dont la conquête, elle, n’est pas évidente. L’homme, afin de se connaître pleinement lui-même, doit se dépouiller de ce qui le parasite, exercer l’effort terrible de se renoncer sans se dénier. Et pour cela, le chant grégorien offre un espace de ressourcement par sa précision acérée de résonance. Celle-ci dit assez la nécessité du retour sur soi, le chant grégorien constituant l’espace de démultiplication de son propre reflet. Autre qu’une célébration, il constitue un exercice spirituel.
© Sara Intili.
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