La venue d’un grondement, parmi tant de silence durant lequel l’attente est angoissée, l’on espère le secours de la musique pour conforter notre écoute qui est emportée par l’avènement d’une naissance monstrueuse, l’enfantement d’un son inconnu. Il semble que l’on hallucine des voix tant l’angoisse serre les entrailles, une orchestration en devenir d’où surgissent des voix aux bouches béantes. Mais, tout cela est si irréel, l’on croit entendre des spectres de voix, d’instruments, des résonances intérieures. L’on se persuade que cette musique, personne parmi les hommes ne l’entend, pas même soi peut-être. Et, subitement, l’on se rend compte avec stupeur qu’un orchestre joue vraiment, il apparaît, accompagné d’un chœur. Et cette vision nous terrifie bien plus que nos propres hallucinations. Cette musique que l’on entend, elle existe véritablement.
À la première écoute, les voix paraissent des lambeaux de vent tempétueux, insaisissables et inquiétants. L’on a peine à distinguer des instruments qui ne sont pas elles. Ils émergent d’une profondeur infinie qui est le canal de résonance des sons, des fœtus de sons. Il nous semble que des présences tourmentées hurlent un chant assourdi par le déchaînement des éléments. Une catastrophe imminente menace d’une disparition totale que ces voix impuissantes s’efforcent de conjurer à travers leurs extrêmes déchirements, comme si elles étaient en proie à une consumation intérieure. Ces cris sont la gestation de sons qui tourmentent les corps. Ils sont hors de l’humain, et pourtant, ils représentent les formes originelles de la voix humaine.
Il y a ce pressentiment de mort dans l’acte même de l’enfantement. Une terrible séparation advient pendant que se déroule un processus de formation. Ces voix errent dans des limbes, on ne saurait leur attribuer une origine, elles sont intemporelles, voire atemporelles. Elles possèdent la démesure du mythe, autrement dit, elles participent d’une cosmogonie dont elles dictent l’écriture. Si elles paraissent si inhumaines, c’est parce qu’aucune histoire n’a encore été actée. Elles sont partie prenante d’un entre-deux, elles n’appartiendront jamais à un monde formé pleinement. L’on pressent qu’elles iront tourmenter d’autres dimensions qu’elles contribueront à peupler.
Et si elles nous sont si indéfinies, terrifiantes, inhumaines et cruelles, c’est parce qu’elles ne sont pas, en définitive, des voix, elles sont ce qui précède toujours, l’informe. Non pas qu’elles ne possèdent pas de forme, au contraire, elles sont susceptibles de toutes les adopter. Elles ne sont proprement pas entendables d’oreille humaine parce qu’elles précèdent la naissance de l’écoute. Mais alors, pourquoi entend-t-on, malgré tout, quelque chose qui, même si elle n’a pas de forme définie, est un monstre et n’est pas à mesure d’écoute humaine ? Quelque chose que l’on parvient tout de même à différencier au sein d’une sorte de magma en fusion ? Comment est-il possible d’entendre l’avènement de sa propre naissance sans disparaître en même temps ?
Ces voix – que l’on appelle ainsi par commodité, mais peut-on vraiment les qualifier ainsi ? – qui semblent résonner sont des sons qui créent l’écoute elle-même, qui, à peine enfantée, n’est pourtant pas encore humaine. Les sons sont l’infinie prosopopée de l’écoute. Comment peut-on entendre quelque chose sans le filtre formé de l’écoute, elle, sans l’entremise de laquelle un accès à vif au son semble fatal pour l’être. Et pourtant, c’est ce que donne à vivre la musique de Giacinto Scelsi, la pulvérisation à vif du son en l’être. Et si ce dernier ne succombe pas, c’est parce qu’il possède un embryon d’écoute que la résonance des sons a formé.
Le son ne semble pas pouvoir se départir de l’écoute, mais alors pourquoi entendre le son à vif est-il si périlleux, voire mortel, s’il offre, à peine émis, l’outil interprétatif, bien qu’imparfait, de son élucidation ? La musique de Scelsi donne à vivre le son sur l’extrême limite entre une autarcie absolue, originelle, insoutenable à hauteur d’homme, d’une part, et d’autre part, une naissance inachevée de l’écoute, puissance interprétative. Ce que l’on entend, au sein d’une brèche d’irréalité, de déréalisation, c’est la résonance du son comme matière monstrueuse, informe. L’écho prémunit de l’infime distance qui sépare l’être du son, et c’est pourquoi, il nous semble entendre un volume grondant qui accompagne l’émission du faisceau de sons. En cette sorte de halo sonore survivent plusieurs formes du son qui sont la matière même de l’écoute en formation.
© Sara Intili
À l’écoute, Giacinto Scelsi (Youtube) : https://www.google.com/search?client=safari&rls=en&q=youtube+scelsi+uaxuctum&ie=UTF-8&oe=UTF-
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