Comme une rage entêtée surgie du jeu
Un relief accidenté, l’effort de combattre toute réticence, l’impression que quelque chose, parfois, s’infiltre et menace d’enrayer le rythme, mais la musique se suspend brutalement, presque avec cynisme – comme consciente de priver le monde de son jeu brillant, et duquel il ne peut plus se passer – elle n’hésite pas à se réfugier dans le silence, non un refus, non une capitulation, mais le défi posé à l’obstacle de poursuivre, d’être à la hauteur, du génie musical. Cette désinvolture du rythme est une exigence de virtuosité développée par la musique elle-même, qui ne se satisfait pas d’un jeu apeuré, elle le veut entreprenant, volontaire, à bout de souffle. Elle est prête à céder sa place pourvu que la musique soit maintenue à la hauteur d’une création inégalée, ambitieuse. Elle s’autorise toutes les audaces, même celle d’être invincible à force de prises de risques qui la relancent, la confortent, toujours davantage, vers une maîtrise inhumaine.
L’on est en proie à son emprise, elle semble effectuer une démonstration mathématique, savante, à mesure qu’elle se renforce des forçages qu’elle exerce sur elle-même. Plus que se creuser, elle dévoile des mystères qui concernent tous les hommes. Le cryptage du monde devient peu à peu compréhensible, l’écoute ne se satisfait plus de considérations abstraites, vagues, elle acquiert avec lui une intimité inespérée, mais également impensée jusque-là, et qui devient son unique raison d’exister. Le monde n’en devient pas plus habitable, ni moins hostile, mais il est permis de se perdre en lui sans risquer un démuniment total.
L’on sent, sans pouvoir être plus précis, mais tout de même étrangement et profondément convaincu, que seule vit la musique, qu’elle est pleinement elle-même et que rien n’est à la hauteur d’une telle exigence de présence. Le monde ne semble empli que d’elle, il est régi par elle. Sa présence est si prégnante que l’on ne se sent même plus exister. Non pas que l’on ne sente plus circuler la vie en nous, mais qu’elle est si concentrée en la musique que c’est cette dernière à laquelle l’on doit de se poursuivre.
La musique des sonates beethoveniennes pour piano transmet une profonde confiance en sa force. Elle permet de s’affranchir de ce qui préserve de l’élémentaire et enfin de l’interroger sans travestissement. Un poing qui surgit au cours du jeu pianistique, voilà l’illustration exemplaire de cette musique véritablement connaissante. Elle possède une fronde qui concurrence la puissance de la création humaine. Confronter le vertige des premiers temps de la pensée humaine, de la langue qui nait à peine, toutes ces choses qui terrifient l’être lorsqu’il ose les approcher. La musique, elle, ne semble pas connaître cette terreur, du moins elle s’en dissocie en la narguant, elle sait que quelque soit le génie de la Création, elle ne peut décemment pas le redouter car sa propre virtuosité suffirait à sustenter toutes les âmes humaines.
L’on décèle, en outre, la hantise de cesser toute musique, le tourment du jeu pianistique est prégnant à travers sa virtuosité même. La XIX° Sonate pour piano Opus 106, par exemple, est réputée pour l’extrême maîtrise, expressément difficile, souhaitée inaccessible par le compositeur lui-même, qu’elle exige. Cette hantise se traduit, au-delà du rythme effréné, par un jeu de mains complexe qui permet de développer un rhizome de lignes musicales, autrement dit un faisceau polyphonique de tensions musicales diverses qui ne se télescopent pas mais co-existent à travers un jeu d’appels et d’échos dont la musique prolonge la mémoire. Cela donne l’impression que plusieurs partitions se déroulent simultanément et qu’un espace orchestral hante le jeu pianistique.
Toutes ces lignes musicales ne s’évanouissent pas même lorsqu’elles ne sont plus entretenues, elles se maintiennent suspendues, assiégeant la mémoire de la musique. Comme ces paroles gelées qui attendent d’être réactivées, sans pour autant demeurées inertes, et dont la présence est sensible, ces lignes musicales peuplent le temps pour lui donner une certaine épaisseur. La musique développe alors, à son insu, des créations au potentiel qu’elle ne renie pourtant pas. Elle semble les entendre tandis qu’elle poursuit la partition musicale officielle. La musique, grâce à sa virtuosité, se hante elle-même, se prémunissant de toute disparition, de tout oubli.
Elle est, ainsi, confortée dans la pensée qu’elle ne restera pas figée dans une partition convenue, dont la difficulté du jeu pianistique peut brider la liberté de création en concentrant exclusivement l’effort sur la maîtrise absolue de la technique. La musique se garantit, dans une certaine mesure, de tout assèchement créatif, assurant sa survie dans le temps. Mais, elle est plus ambitieuse, et s’efforce de créer une éternité, l’idéal d’une source de création inépuisable qui exige l’empreinte singulière de chacun de ses interprètes pour se maintenir dans une possibilité de renouveau permanent.
© Sara Intili
Igor Levit joue la XIX° sonate, dite Hammerklavier https://www.youtube.com/watch?v=6JhWhxR7eyI
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