Contrairement à une idée reçue, la littérature parvient à communiquer l’incommunicable. Évidemment on ne peut nier que les existences et leurs histoires toujours singulières sont selon toute vraisemblance incommunicables, un peu comme les sensations, les maladies,...
Opus 132 | Blog
Musique, Littérature, Arts et Philosophie
(Note d’écoute) À l’écoute de la sonate pour clarinette et piano de Mieczyslaw Weinberg (1919-1996).

CONVERSATIONS Duo Kallos, Krzysztof Grzybowski Clarinet, Fil Liotis, Piano, Dux, 2021.
IRRBERGE, Andrzej Cieplinski, Clarinet, Tymoteusz Bies, Piano, Dux, 2022.
À chaque otage du 7 octobre 2023 détenu par les terroristes.
On a honte, vraiment honte.
Et on devrait avoir honte de ne pas connaître l’œuvre monumentale de Mieczyslaw Weinberg (1919-1996). (La même remarque s’impose à propos de celle d’Allan Pettersson sur laquelle on espère revenir bientôt). On écoutait Mahler dans les années 70, 80 et 90 du siècle dernier, et c’était déjà une découverte puisqu’on ne joua la 3° Symphonie pour la première fois à Paris qu’en 1972 ou 1973, l’intégrale de Bernstein avec New York était inconnue par à peu près tout le monde, et c’est Kubelik qui permit, à moindre frais, de découvrir l’œuvre, le disque coûtait 24, 50 francs, je m’en souvient très bien, à la différence du prix courant des disques qui tournait autour de 40 francs, autant dire une fortune, surtout pour un jeune homme), enfin, et hélas, on ignorait tout de l’existence de ce très grand musicien qu’est Mieczyslaw Weinberg alors bien vivant, traumatisé et très seul.
Dans les deux disques présentés ici, on estime peut-être entrer dans l’œuvre seulement par la petite porte. Or il n’en est rien. Le genre apparemment mineur de la sonate à deux, de surcroît pour clarinette et piano, par rapport aux très nombreuses symphonies (22 !), opéras (7) et quatuors à cordes (17 !), sans évoquer le reste de l’œuvre, ne doit pas tromper. Il n’y a pas de petite porte, il y a des portes. Et celle-ci, doublement présentée par le label polonais DUX et des interprètes de très grande qualité, ouvre sur cette sonate pour clarinette et piano de Weinberg, elle-même trouvant des échos avec d’autres compositeurs, ainsi la sonate de Debussy, celle de Poulenc, celle de Prokofiev (il s’agit de la transcription pour clarinette de la sonate pour flûte ou violon et piano opus. 94 bis, et quelques petites pièces, intéressantes de l’inévitable, dans ce contexte polonais, car Weinberg est polonais de naissance, Krzysztof Penderecki).
On ne peut s’empêcher de penser, et c’est une pensée qu’on n’a jamais mis de côté, car elle s’impose, elle insiste, se creuse dans l’oreille, que la clarinette est déjà en soi l’instrument de l’éloignement. On veut dire, faute de mieux à l’instant, d’un exil, qu’il soit effectif ou mental. Le son fondamental est celui d’une sorte d’effacement – celui que rend la vibration d’une feuille morte, ocre et jaune, qui tombe, celui en effet qu’opère l’automne (c’est presque un cliché), déjà chez Mozart, surtout chez Brahms (la clarinette, si elle avait pu être connue de lui, est impensable dans Bach, qu’on y songe !) – comme si une tonalité nous revenait de très loin. Il s’agit du son d’Écho, encore assourdi par la distance, d’où le terme d’éloignement. On allèguera la rondeur du son de la clarinette. Or il s’agit de celle qu’exprime un souvenir, parce qu’il se livre tel quel, indécomposable. Un souffle vivant a produit dans la matière un densité sonore conférée par le cercle de beauté. Une arche, en réalité. Le hautbois, dans son expressivité si plaintive, d’une tout autre beauté, plus fragile, provient d’une immédiateté, comme celle suintant d’une plaie. À l’inverse, la clarinette fait entendre un son réfléchi, on dira posé, donc pas vraiment subi comme on pourrait le croire, mais déterminé et décidé. C’est ainsi, et ce serait une image possible, si elle est possible, que procédèrent, comme le font toujours aujourd’hui, les exilés qui en ont la force : ils prennent leur violon ou leur clarinette et recréent le son, la musique, le monde, leur monde, à partir de l’abandon qu’ils viennent de connaître.
La clarinette, comme le violon, parce qu’on n’a plus rien, mais aussi parce qu’elle peut redessiner un espoir.
On suppose ici qu’on ignore tout de la biographie de Mieczyslaw Weinberg, mais c’est encore elle que l’on perçoit dans sa musique. Et donc particulièrement dans cette sonate qu’on peut d’entendre dans deux versions grâce au précieux label polonais Dux, en passant de l’une à l’autre, puis en revenant en boucle à la précédente. Après le premier mouvement qui rappelle que le bonheur est toujours, c’est sa condition cruelle, ce qui ne vient au sentiment, puis à l’expression, que tâché, en musique coloré, par la souffrance et toutes les formes de douleurs et de pertes, le dernier ouvre on ne sait trop à quoi, peut-être même, sans doute, à rien, si ce n’est aux autres œuvres de Mieczyslaw Weinberg. Et du reste ce serait bien cela une œuvre, dès lors qu’on entend par ce terme autre chose qu’un objet, fût-il de contemplation désintéressée, si quelque chose de cet ordre, malgré le philosophe Kant, peut bien exister, donc non pas un objet, mais une porte ou une fenêtre par lesquelles s’échapper, ou laisser s’échapper afin de le faire vivre, encore un désir, ou plus sobrement un espoir, aussi mince soit-il. Sur ce fil de la minceur, ce fil pourtant épais dans lequel se joue l’humain, s’entend d’abord le son de la clarinette, comme dans la pièce pour clarinette solo de Penderecki qui ouvre le disque Irrberge que le piano, ensuite pour une fois plus neutre, très délicat, avec tact, ce toucher de la seule éthique qui vaille, qui effleure, ouvre, en lui donnant le la, autrement dit la parole.
© André Hirt
À l’écoute (Youtube) :
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