À la lecture de ce livre, vient à l’esprit ceci, qui se trouve par lui relancé :
« Vivre et écrire la même chose », Imre Kertész (Archives de l’Académie des arts, Berlin – fonds Kertész, n° 25, 25 janvier 1963).
De même : « Vivre et écrire le même roman » Journal de galère, trad. Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, p.75.
Il est, je crois, longue réflexion faite, très difficile, voire impossible, de parler du livre de Michel Surya, d’en rendre compte. Cela a dû se faire, sans doute très bien, de multiples manières. Le faire une fois de plus ne serait pas vain, mais le livre s’échapperait plus certainement encore à le vouloir ou le tenter. C’est un livre infini, tourbillonnant, incessant, obsédant. Rien ne s’y achève, pas même sa lecture, tout recommence. Ce n’est pas qu’il reste et persiste dans la mémoire, c’est qu’il impose d’y revenir afin de vérifier si quelque chose n’a pas échappé autant à l’écriture que pour celui qui lit. Dans les plus mauvais instants, on se dit qu’on n’y a rien compris, alors qu’il s’agit d’écouter le ressac des pages, des reprises, des creusements dans le passé, et des recommencements. Les personnages, on veut dire les auteurs convoqués dans ce « roman de pensée », on les connaît. Si on a lu, un peu. Et si ça n’est pas le cas, on les éprouve en soi-même comme les protagonistes par eux traversés davantage même que formés. Nous aussi les répétons, ne cessons de revenir en eux, par ce que nous cherchons à penser et désirons être des amants.
C’est pourquoi, ne résistant pourtant pas à la poussée de réagir à ce livre, comme lorsqu’on se sent interpellé ou simplement touché au sens propre du terme par quelqu’un, il faut s’efforcer, et ce serait cela la lecture, de répondre, quitte à laisser dériver la pensée, comme on va voir, à être infidèle au livre, comme on peut l’être dans l’existence, c’est-à-dire en prolongeant la conversation et en se laissant surprendre, des deux côtés, par elle. Ou bien, c’est la même chose, on s’efforcera d’écouter au plus près ce qui s’y pense pour ensuite par ricochet, et c’est l’autre effet de la lecture, penser dans et à travers le livre (en plongeant une main dans son gant puis, retournant l’ouvrage dans l’autre), ce que celui-ci a abordé, mais en l’écrivant sans doute autrement. Peu importe, sans le livre, cette pensée de la pensée serait impossible.
Voici L’Éternel retour et, retournant le livre, Le Monde des amants, avec, en partage, les mêmes premières pages. Les protagonistes : Dagerman, qui a renoncé à écrire pour aimer, en aimant Nina, sa compagne, le Narrateur à la fois, parfois, mais il faudrait une relevé rigoureux, contaminant Dagerman lui-même, je, tu et il, Boèce, donc, avec lequel L’Éternel retour commence, qui a décidé de se vouer à l’écriture et qui vient au bord de la mer pour écrire sa biographie de Nietzsche (au fond, à la fin, une autobiographie de Nietzsche !).
Le livre de Michel Surya est comme ces deux amants, Dagerman et Nina, liés, tête-bêche. On y lit ce dont on ne saurait être la mesure, une hauteur par rapport à laquelle il n’existe rien de plus haut. Jadis, il y a très longtemps, on a parlé de cet horizon en lui donnant le nom de « Dieu », aujourd’hui, l’espace de l’infini qui reste et qui, au demeurant, l’avait précédé en lui prêtant son contenu, est celui de la pensée. C’est sur le bleu de son ciel mouillé que s’écrit la littérature.
Une géométrie, tout de même, mais une géométrie manquée. Le triangle ne croise pas ses trois côtés, le cercle manque sa boucle, la droite reste une droite, elle poursuit son errance. Ce qui fait qu’ on se dit, et on suspend à cet instant le livre, que l’éternel retour n’est le retour de rien, si ce n’est qu’éternellement le même ratage a lieu, le malheur, c’est-à-dire la mauvaise rencontre, qui n’est pas une rencontre tout court, au mieux un salut qu’on envoie depuis un train ou sur un quai lorsque l’autre s’en va parce qu’il s’en est toujours déjà allé.
Mais une géométrie manquée, est-ce encore une géométrie ? Certainement une sorte de danse, car les côtés du triangle se rapportent entre eux sans jamais se figer, pour le bonheur du désir qui en constitue, sans la former, la raison, et pour le malheur d’une jouissance entravée. On réclame une unité, on se dit qu’elle existe, en effet on la désire, mais l’éternel retour n’est lui-même qu’une suite et non une boucle fermée, un déroulé davantage qu’une rotation sphérique. L’un n’a lieu que comme rapport, un salut et des tentatives successives de voir l’autre côté, l’autre rive, à travers le brouillard de l’existence qu’on cherche à conjurer avec des mots sur la page.
Par ailleurs, ajoutons un personnage au livre, on sait avec Descartes que l’imagination est la faculté de la représentation. En effet, la géométrie et au demeurant les mathématiques, sont conditionnées par l’étendue. Si la représentation des figures se brise, c’est en raison de l’irruption du temps. La géométrie, à l’inverse, suppose l’éternité. La philosophie de Descartes ignore le temps, on comprend pourquoi, parce que le philosophe autant que le savant ne peuvent, sauf à ne plus pouvoir pratiquer ni même envisager leurs disciplines, être athées. Certes Dieu pousse chaque instant, cet autre mot cartésien pour dire la réitération du présent, le monde en avant dans la « création continuée ». Mais le temps, qui est on ne peut plus réel, produit des écarts et des bifurcations, des chutes et des différences qui empêchent l’achèvement des figures. Et c’est ce qui a lieu dans l’amour – parler de la même chose au même instant, penser et sentir de la même façon la même chose –, dans le langage qui ne cesse de devoir se relancer et se reprendre afin de se corriger, et puis dans l’existence qui n’est qu’à se pousser et à s’excéder hors d’elle-même, qui n’est rien au sens où elle ne possède aucune figure stable.
Aimer, exister, écrire : la même chose, dirait un des premiers philosophes avant Socrate, lui, Parménide, qui croyait en l’éternité et à la rotondité des choses, sauf que la différence travaille ces activités et que c’est seulement à ce compte qu’elles se ressemblent et parfois se recouvrent, comme lorsqu’on prend conscience qu’aimer est aussi difficile, et peut-être même davantage, qu’écrire.
Il n’y a pas de véritable symétrie, de pendant seulement à certains égards, mais comme une coulée de deux côtés, de tache qui s’étale.
L’amour, la littérature, ou bien…ou bien… Après la première page des deux faces de « l »’ouvrage consacrée à la pensée, à ce qu’elle coûte, à son intensité égale à celle de la croyance, L’Éternel retour et Le Monde ses amants, on lit ceci : « C’est comme dans l’amour… ». Et quoi ? Un événement arrive dans la pensée et dans l’amour, c’est leur condition. Un événement, ou plutôt un bouleversement, une entrée dans un espace et un temps « sans retour » (on veut dire hors de toute communauté !), mais dont l’éternel retour, celui de la pensée qui s’efforce de penser, et celui de l’amour qui se réaffirme, forme le contenu.
La pensée, l’amour, toutefois jamais les deux, ensemble, mais tête-bêche au point que chaque face ne peut passer de l’autre côté (et on songe aussitôt à Kierkegaard et à Kafka, à d’autres encore comme Lowry), si ce n’est là aussi qu’écrire exige qu’on aille au bout, comme dans l’amour évidemment, mais Lowry justement et par exception, dans Au-dessous du volcan, y est parvenu quant à la littérature (une des plus belles histoires d’amour dont la géométrie, un moment, juste un instant, parfaite, se brise, avec celle des Palmiers sauvages de Faulkner). Mais l’amour ? Qui se réalise parfois dans l’enfant, l’enfant qui est une géométrie improbable, indéductible, qui donc s’échappe. Mais tête-bêche, il y a ce rapport d’entre-pénétration infini, et c’est cet infini qui, alors même qu’il est espéré, nous fait souffrir et que pour cette raison nous lui en voulons jusqu’à le haïr.
(On lève les yeux du livre, et on ne sait pourquoi si ce n’est que des espaces s’ouvrent, on se dit que le poème est ce qui fuit la poésie. La haine de la poésie comme il doit y avoir une haine de la géométrie et des mathématiques. Le poème est ce dont il n’existe pas de résultat. Le poème, dans son infinité est, expose la finitude.)
Fuir par conséquent, édifier des barrières de résistance. Mais, au fond, résister à quoi ? (La fuite, la résistance, deux thématiques majeures de « l’» ouvrage de Michel Surya). Au cours du temps, évidemment. Et résister avec quoi ? Avec la littérature qui ne possède plus, présentement, qu’une voie d’existence très mince et fragile, négligée et méprisée ? Elle est pourtant ce qu’il y a de plus humain, au sens où ce dernier se soustrait, et ce serait cela la résistance, à tout calcul comme à tout compte, quelle qu’en soient la nature ou l’intention. Là où existe le calcul, la perfection formelle, il n’y a plus d’humain. Faire les comptes, de même (toujours les mathématiques qui les aiment justes), c’est toujours une liquidation (ce mot on ne peut plus affreux).
Certes, la politique (et que faut-il, sérieusement, à présent, entendre par là ?) est finie. En plusieurs sens, celui bien sûr de l’achèvement des tentatives pour la réaliser et dont le communisme fut le dernier élan et état, un naufrage avec des dégâts collatéraux monstrueux, les fascismes et le nazisme (« national-socialisme » !), le surplace causé par tous les blocages dans la pensée, la pensée qui ne pense plus dès lors qu’elle s’inféode à des modèles fantasmés, auxquels elle se soumet, qu’au fond elle adore comme dans une religion, et aussi en cet autre sens qui veut que la politique ne soit pas un horizon de la pratique, qu’elle n’est pas la « réponse » à la question que Lénine posait, « que faire ? ». Finie, encore, pour au moins deux autres raisons, d’une part celle du monde et du temps qui restent, dont la nature et ses ressources font état, et cette autre, qui porte sur quelque chose d’inachevé, non que son contraire soit possible, mais, il y a effectivement, dans ce mot de « communisme », global, total, fermé et c’est pour cela qu’il peut rebuter, « quelque chose » d’inachevé, qui s’est échappé, qui, surtout, cherche à faire retour. Cette « chose » (Marx parlait du « rêve d’une chose ») on ne sait pas ce qu’elle est, il est presque certain, néanmoins que c’est elle, la même, qui, envers et contre tout, se tient là et pousse, dans l’existence comme dans la littérature.
Alors, « résister » ? Déjà penser, écrire, le faire au mieux, avec rigueur dans l’infidélité (car, sans y revenir, comment peut-on prétendre être fidèle ? Seuls les soumis le peuvent), et aimer autant qu’il est possible, soutenir l’existence dans sa faiblesse constitutive en ayant souci de la fragilité de toute chose et en conférant du sens à cette même fragilité. Comme est fragile, objectivement inconsistante et dérisoire, la page qu’on écrit, mais qui dans sa poussée propre contient plus de sens que tout l’univers matériel réuni. La vie, disait Freud, ne possède aucun sens (aucune signification voulait-il dire), seule chaque existence est en charge de produire dusens dans l’amour et le travail, c’est-à-dire la création. Décidément, écrire, exister : le même.
La littérature et l’existence sont ensemble nouées comme des amants, mais dans des langages qui ne se recouvrent jamais tout à fait, qui parfois, souvent même, se disputent et se contestent. Il y a un malheur à cela, le malheur comme espace de la pensée. Car l’adéquation du même ne produirait qu’un discours rare, comme celui de Parménide qui, de son côté, posait : « l’être est, le non-être n’est pas » en une pensée qui ne pouvait que s’anéantir et se déposer pour finir au moment de commencer dans le silence. Ce silence-là du moins. À l’inverse, il n’y a d’existence que dans sa répétition et son insistance et de littérature parce que le langage ne se clôt pas (à son niveau, la littérature provient du bavardage, et se présente dans une logorrhée, et il faudrait comprendre enfin cette expulsion qui recouvre celle qui conduit le désir).
Si on peut formuler les choses ainsi, c’est difficile parce qu’on s’expose, d’abord à soi-même, à bon nombres d’objections, mais on peut gager qu’il y a là une réalité et aussi une vérité, la littérature contient une dimension, ou un plan d’évolution, qui ajoute à l’existence. Ne serait-ce d’abord, évidemment, que par le langage (l’existence en et pour elle-même ne parvient à se lover, telle quelle, dans un langage verbal). Et surtout parce que le langage ouvre l’éventail du sens dans le frémissement de ses points de fuite. Hegel, puis Mallarmé montraient comment le langage hisse la chose à son sens, que ce dernier effectue la chose, c’est-à-dire qu’elle n’est telle qu’à la condition d’une assomption. Élévation, dirait quant à lui Michel Surya, et même, on risque de ne pas en croit pas ses yeux, résurrection, mais en expliquant que la littérature s’est déployée dans la fosse vide laissée par le dieu qui s’en est allé. Comme si, mais c’est le cas, la littérature était une incarnation et peut-même l’incarnation de l’incarnation (l’existence incarnée, ce qui veut dire que son cœur palpitant et insituable le serait).
Le point est que, même s’agissant de la pensée, de sa nécessité comme de sa rigueur indispensable, c’est le roman, et un « roman de pensée » (on se demande d’ailleurs, et le constat serait le même concernant « la poésie »), s’il peut sérieusement en exister un autre – il est vrai, de façon irréfutable et ce constat est de consternation, que « la littérature », dans ce qu’on appelle l’édition, se résume actuellement quasiment à cela au regard des publications accessibles, le reste étant devenu confidentiel – , c’est donc le roman qui s’impose, dans son infinité, c’est-à-dire l’insistance et la reprise de la pensée.
À cet égard, on s’efforce de savoir s’il est possible d’en finir avec une pensée ? Si oui, s’agit-il encore d’une pensée et de la pensée, ou bien d’une opinion qui n’est telle qu’à être close et par conséquent ferme ? Et peut-on en avoir fini avec un amour, dans l’amour puisqu’on ne parle pas d’une rupture (et même, l’amour n’excède-t-il pas cette dernière ?).
Le roman, donc, qui embrasse tout ce qui est, autant qu’il se peut, là aussi comme l’amour, en faisant exister ce qui sinon risque d’être englouti. C’est qu’il faut toujours tout reprendre, tout répéter, tout hisser à chaque fois au premier plan, le faire être pour qu’il se répète et qu’il puisse le faire. Le roman, cette création continuée, la répétition, le même dans la différence. Et penser le roman, ou écrire le roman de la pensée, ce serait faire tourner ces notions, ces mots, ces perspectives, ces possibles de l’incarnation.
En vérité, rien ne s’arrête, car il n’existe pas d’achèvement dans l’ordre de la pensée ou dans l’amour. Recommençons, relisons pour voir ce qui fait retour : le personnage de Boèce, qui de Paris se rend au bord de la mer pour rédiger sa biographie de Nietzsche, retrouve Dagerman qui, lui, a cessé d’écrire, pour se donner entièrement à son amour pour la très belle Nina, apparaît si noué, psychologiquement, au point que l’autre versant de ce qui importe, l’amour, n’apparaît pas au bout de son écriture ou de sa pensée. L’alternative, dirait Kierkegaard, toujours ? Les deux pourtant, la pensée comme l’amour, ne sont qu’entrer dans l’engagement de la totalité de l’existence. Mais que veut dire « total », si ce n’est infini, donc la répétition, l’éternel retour. Dagerman s’adonne à l’amour, comme si écrire n’en avait été qu’une ébauche impossible à développer. Une ébauche, autrement dit, une pensée bloquée, qui en vaut une autre, une pensée nihiliste qui à force de nihilisme n’est plus une pensée. À la pensée, se dit-on avec Dagerman, il manquait (faut-il, absolument, parler au passé ? C’est le lieu de la question politique !) et le(s) personnage(s) et l’incarnation. Une pensée d’ébauche est comme une existence à peine affirmée : morte-vivante.
Et voilà, la politique, donc. Nul ne niera qu’elle concerne la pensée, et aussi, comme on dit, « l’être-ensemble », quelque chose au moins dérivé de l’amour, disons du Deux. Quoi qu’il en soit, c’est alors l’amour comme forme sous-jacente du politique (Rousseau en a eu l’intuition et en a reconnu la nécessité lorsqu’il ajoute sur le tard un dernier chapitre à son Contrat social, un chapitre sur « la religion civile », mais qui, de fait, se demande quel est l’affect politique majeur) qui subit un coup d’arrêt, la catastrophe du Deux. Le désespoir. Et la consolation dont parle l’écrivain Stig Dagerman, cette consolation dont parlent beaucoup les deux faces du livre ? La consolation est manifestement un effacement au moins partiel, refoulé, du réel au profit d’un autre supposé, donc une croyance. Mais la croyance, à ce stade, au-delà comme par-delà le parallèle établi à la première page des deux faces du livre, cesse de valoir, car la pensée croit seulement dans la pensée alors que la croyance croit à autre chose qu’elle. En elle, on ne peut s’empêcher de déceler une bêtise, le contraire de la pensée, ou ce qui la menace.
Toutefois, la littérature, quant à elle, possède bien une croyance à sa mesure, disons celle qui prétend « relever » toute chose, donc la répéter dans un retour qui lui rendrait justice. La littérature serait, le mot est très fort, passionnant, la résurrection. Einmal ist keinmal, une fois, c’est jamais, dit le proverbe allemand. La résurrection est un bien curieux « éternel retour », une venue plus éternelle que le temps d’un retour, ou bien, au moins, une venue d’une tout autre temporalité que celle de la cyclicité du temps ordinaire.
Mais il y a un retour avorté, un retour qui n’a pas eu lieu et qui se nomme révolution. Pourquoi, pour deux raisons au moins, se dit-on. D’une part une perspective de pensée a cherché et trouvé son incarnation, mais de celle qui se diffracte immédiatement et qui perd très vite l’image de soi qu’elle croyait porter. Elle a forcé la communauté, elle s’est érigée en forme de communauté, une Église, un parti, une secte, un tout, une œuvre…, oubliant au passage, voulant à tout prix l’oublier par la cruauté, le sang et la rage, que la pensée répugne, par la pulsion qui la pousse à la répétition, la vouant à l’insatisfaction et à l’infini, à l’incarnation communautaire, bien trop définitive, qui ne cherche même plus à se répéter, mais qui insiste et piétine diaboliquement dans sa figure présente. Dans ces communautés, le présent seul compte (l’éternité sans retour), il faut consolider le présent, et surtout pas avoir pour horizon « le-pas-encore-présent » par lequel Ernst Bloch critiquait le communisme « réel ». En face, donc à l’opposé de la communauté incarnée, se tient le drame des amants, celui du Deux, déchirant et apaisé, « la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté », écrivait, on le sait sans qu’on le sache assez, Bataille. Les amants résistent à la communauté. Reste ce mystère de la tentation de la communauté, dont Freud a parlé pour en tirer la leçon qu’il s’agissait de la tentation de la toute-puissance.
D’autre part, concernant cet avortement, parce que la révolution voulu sélectionner et sacrifier, la dimension sacrificielle dans une pensée ou dans l’existence, ce qui veut dire que bon nombre de choses, d’événements et d’être devraient rester enfouies, peut donner la nausée et faire qu’on se détourne des révolutions. Certainement pas pour donner quelque carte blanche au cours des choses, à leur développement dans le « mauvais infini », celui non pas de la répétition qui élève, mais qui nivelle, hoquette et s’accumule lui-même dans le culte, même devenu philosophique, de la conjonction « et », et dont le nom est le Capital. Peut-être qu’il n’y a pas même de malédiction qui pèse sur les révolutions, seulement une erreur de perspective, que Nietzsche, justement, le « sujet » du livre, qui aura pensé comme nul autre, « plus que Descartes », disait-il, et qui aura béni l’existence comme personne, avait très précisément relevée. Nietzsche aura rencontré la pensée en pensée, dévorant Minotaure, en parcourant son labyrinthe pour en définitive non pas en sortir, mais en soulevant malgré tout en plusieurs endroits le réel, en le démasquant, mais pas en personne, car Cosima/Ariane ne sera pas rencontrée et de fait elle ne lui aura pas rendu son amour. Mais penser « plus », c’est encore répéter, mal, sans sauvetage ni consolation, et fragmenter de fait la pensée, jusqu’à perdre ses illusions en cette affaire comme dans d’autres, ce que Nietzsche savait. La folie ? Sommes-nous tous pris dans les filets de la « fatalité mythique » ? L’illusion ? Ou restreints à la résolution seulement esthétique (la littérature !) de toute tragédie comme on voit, parce que « l’art est devenu l’organon de la philosophie », dans Schelling (Lettres sur le dogmatisme et le criticisme X) lorsque une œuvre d’art résout un problème philosophique, dans le texte de Schelling, celui de la liberté, mais achoppe sur le réel, celui-là même que Marx, lisant manifestement Schelling, aura voulu « transformer » plutôt qu’ « interpréter » dans ses Thèses sur Feuerbach ?
Et l’amour ? participe-t-il lui aussi de ce mythe dont on ne parvient pas à s’extraire ? Ou bien n’est-il pas, comme les amants Dagerman et Nina, la résistance à la communauté et en même temps à cette pensée dont la tentation est de s’écrire trop vite, de s’incarner précipitamment, à telle enseigne qu’il se révélerait à lui-même sa puissance de rupture, de retournement, et de renoncement positif à l’écriture ?
À moins que, un peu autrement, mais c’est bien trop abstrait, la révolution se tienne dans cette tension des figures tête-bêche de la pensée et de l’amour, dans l’attente du pivotement de l’une sur l’autre grâce à l’intensité pensante de l’amour, plutôt, on le dira de son côté, que du fait de l’amour de la pensée. Quoi qu’il en soit, reste ceci, qui tient solidement, au-delà de toute fatalité : penser tout pour penser ceci, aimer tout en autrui pour l’aimer lui. On dirait encore du Nietzsche. C’est pourquoi il faut bien écrire son autobiographie.
© André Hirt
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