En 1965, Art Blakey songe à renouveler, après douze années, ses célèbres Jazz Messengers. Un soir à New York, il entend au Village Vanguard un jeune musicien de 20 ans : Keith Jarrett. En dix minutes, il sait qu’il tient là le pianiste de ses ‘New’ Jazz Messengers. Mais à peine quatre mois de tournée et un unique disque plus tard, Jarrett s’en va. Le leader est fataliste : « Il était dans le groupe à cause de moi, parce qu’il m’aimait bien. Mais c’est comme un enfant à l’école : mettez-le dans la mauvaise classe et il s’ennuie. » Jarrett dit : « J’[ai quitté Blakey] et le surlendemain j’étais avec Charles [Lloyd]. » Quatre années durant, le quartet de Lloyd enflamme les salles d’Amérique et d’Europe, jusqu’en Union soviétique (Talinn, trois concerts à Moscou…)
Après Lloyd, il y aura Miles Davis qui aborde lui aussi un grand tournant après la dislocation de son légendaire second quintet. Il repère Jarrett un soir de la fin 1969 dans un club parisien et l’invite à se rapprocher de sa table :
« Comment fais-tu ça ?
— Quoi ?
— Jouer à partir de rien.
— Je ne sais pas, je le fais, c’est tout ».
Ensuite, il n’y aura plus d’employeur – juste d’épisodiques collaborations. Tout le reste se fera sous son nom : le premier trio, le quartet américain, le quartet européen, le second trio (celui des Standards), les duos, et bien sûr les solos, sans oublier le travail (considérable) de l’interprète et, on le sait moins, du compositeur – en complicité et quasi exclusivité, dès le début des années 70, avec le producteur Manfred Eicher et son label ECM (pour Edition of Contemporary Music, ce qui annonce clairement la couleur).
De toutes les facettes que ce musicien génial et kaléidoscopique aura révélées de lui-même durant plus de 50 ans et au long de 100 albums (vidéos non comprises), nulle ne manque, disséquée disque après disque, dans l’ouvrage que Ludovic Florin vient de lui consacrer.
La somme, malheureusement, est désormais exhaustive : paralysé du côté gauche à la suite de deux attaques cérébrales en 2018, Jarrett n’enregistrera plus. On peut le voir dans un long entretien, très émouvant, réalisé par Rick Beato en 2022 chez le pianiste, en Pennsylvanie dans sa maison dans les bois (The Keith Jarrett Interview, toujours visible en ligne sur YouTube).
Ludovic Florin pour aborder son sujet multiplie les angles de vue dans son fort volume, aux pages abondamment illustrées (photographies diverses, intégralité des pochettes des disques) : contexte des diverses phases de la carrière de l’artiste et de ses enregistrements, données discographiques complètes, extraits d’interviews, citations, statistiques de reprises des thèmes, rien ne manque dans ce travail riche d’une recherche de longue haleine. Et si l’ouvrage est séduisant, il aide aussi à mettre en lumière les zones généralement restées dans l’ombre (le travail de l’interprète classique, en particulier) ; surtout, il est éclairant quand la pertinence des analyses minutieuses du musicologue, toujours ciblées vers l’essentiel, multipliant les rapprochements à l’intérieur de l’œuvre (et parfois en-dehors), invitent à réécouter sous un jour neuf une somme musicale aux implications inépuisables. Il n’est pas indifférent, cet exemple parmi mille, de remarquer que « Little Girl Blue » (sur l’album Standards in Norway) est conclu sur un rare enchaînement d’accords de sixtes – qui relèvent davantage du répertoire romantique.
C’est qu’on est invité avec Jarrett à revisiter la question infiniment débattue des processus d’improvisation. Ici, les sources variées d’une culture, servies par la technique hors-norme du pianiste, se croisent librement entre musiques savantes, blues et jazz des origines aux avant-gardes, musiques du monde… très au-delà du développement mélodique classique construit sur la grille des accords, et cependant traversées toujours par cette énergie propre au jazz qui se traduit de la façon la plus immédiate dans les célèbres ostinatos qui constituent une partie de son style, et ont contribué pour beaucoup à sa réputation. Prendre garde cependant à l’arbre qui cache la forêt, et à l’apparente simplicité qui ne découle que de la clarté de l’énonciation, de la perfection d’exécution d’une musique autrement complexe. On en vient à se demander comment la conjonction de tant de facteurs est possible dans le jeu d’un seul homme…
La réponse vient de Jarrett lui-même : ce n’est pas lui. L’artiste est un « canal » : « Je crois au Créateur, c’est pourquoi, en réalité, cet album est le sien, de moi à vous, avec le moins de temps possible entre les deux » (texte de Solos Concerts. Bremen/Lausanne). Un médium donc, la résultante d’un ensemble complexe de forces : celles qui le constituent par son éducation et ses dispositions présentes, l’énergie que véhicule, le cas échéant, sa relation avec ses acolytes, celles venues de son environnement : l’acoustique du lieu, le public, l’instrument… Alors, la musique advient. Ou pas.
Les exigences de l’artiste sont connues : tempérament ombrageux, hyper-sensibilité aux conditions matérielles du concert et à l’attitude du public, prestation interrompue pour un toussotement intempestif dans la salle, etc. Caprices de star ? Certains l’ont dit. Mais il y a la musique, et il ne fait pas de doute que, pour Jarrett, l’environnement matériel aussi bien qu’humain en détermine le déploiement : c’est vrai pour les trois extraordinaires soirées du trio au Blue Note de New York (200 places, 914 m2, précise l’auteur) comme pour l’orgue « de la Sainte-Trinité » de l’abbaye bénédictine d’Ottobeuren (RFA) où Jarrett improvise ses Hymns et ses Spheres, et d’ailleurs de tout le reste, studios d’enregistrement inclus. « On dit que je maltraite le public mais on ne comprend pas que c’est à lui de refermer le cercle que je trace. » (Interview parue en 2009 dans le Corriere della Sera.)
La photographie retenue pour la couverture de l’ouvrage (qui semble avoir été discutée jusqu’à en retarder la parution, et finalement retenue pour des raisons imaginables car elle n’est autre que celle du célébrissime Köln Concert) s’avère de ce point de vue plus polysémique qu’il n’y paraît d’abord : l’artiste intensément engagé dans un corps un corps avec son instrument, dans un dialogue intime d’où le dehors est exclu, peut aussi être regardée dans ce qu’elle ne montre pas : le cercle que forment l’homme et le piano, un vide de blancheur d’où la musique advient. La calligraphie de Gyokusei Jikihara qui illustre la pochette de l’album Changeless ne dit pas autre chose – et même un peu plus, car le relevé du pinceau qui s’assèche, au terme de cet unique trait, ménage à la libre circulation des souffles vitaux l’indispensable ouverture.
© Daniel Baillon
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