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(Note de lecture) Laurent Sagalovitsch, Le dernier été de Gustav Mahler, roman, Le Cherche Midi, Les Passe-Murailles, 2024.

par | 14/04/2024 | Bibliothèque, Classique, Littérature, Musique, Notes de lecture

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Entendre la musique de Gustav Mahler

Il ne sera pas surprenant que ce livre très grand public, heureusement intitulé « roman », trouve un lectorat à sa mesure qui, connaissant à des degrés divers le nom de Gustav Mahler, ou ayant croisé à l’occasion un de ses portraits, lui le compositeur sans doute le plus photogénique qui soit avec ce visage et sa silhouette d’intellectuel myope (qu’il était au point d’être perdu, dit-on, dans ses pensées lorsqu’il traversait Vienne à toute vitesse), dont l’expression encore si romantique laisse entrevoir la complexité et le drame de l’existence, ainsi la maladie qui l’a frappé à à peine cinquante ans, la perte d’une toute jeune fille ainsi que, dans un autre ordre, ses difficultés quant à la sexualité et comme leur conséquence l’infidélité de son épouse Alma qui s’est abandonnée avec sensualité à Walter Gropius. On connait la suite : la maladie, le retour des Etats-Unis, le bateau, l’agonie… Et le dernier cri de la X° Symphonie, inachevée comme l’existence, « Almschi », la dernière invocation de l’amour. La romance était donc impossible, le roman oui.

Toutefois, un fois l’ouvrage refermé, on se trouvera pour sa part face à plusieurs interrogations, la première étant la suivante : si les personnages portaient des noms communs, l’ouvrage conserverait-il son intérêt ? Autrement dit, le nom du compositeur Gustav Mahler est-il le sujet plein et entier du livre ou bien une accroche comme celle que connaissent bon nombre de célébrités ?

Qui est Gustav Mahler ? Qui était Gustav Mahler ? La différence temporelle est loin d’être anodine, et, à la réflexion, elle ne cesse de se creuser tout en impliquant des manières fort hétérogènes d’y répondre. Déjà la seconde question porte sur la biographie, dont chacun sait ou devrait savoir, à l’étude du genre, qu’il est des plus difficiles dans la mesure où la reconstruction d’une ligne d’existence doit recourir non seulement à l’imaginaire, mais à la présupposition d’une finalité (on connaît la fin que l’existence en cours ignore). La première question a l’artiste pour sujet, qui ne se confond pas avec l’individu. Elle impose de se demander comment écouter la musique de Gustav Mahler, et au préalable comment se donner les moyens, réels, de l’entendre et encore plus en amont, par conséquent, à quoi faut-il être attentif pour entendre et finalement écouter cette musique qui est sortie d’une pensée décidée et travailleuse et non directement d’une existence, comme toutes les autres, et chacune à sa manière, exposée aux joies, aux malheurs et à l’impuissance, autant d’états qui ne sont pas en eux-mêmes des lieux ou des moyens de création ?

Partant, à l’examen, on se résoudra à l’idée que ce n’est pas l’individu qui fait l’art tout comme ce n’est pas l’artiste qui, disons-le ainsi, existe. Les superposer est certainement une faute et à tous égards trompeur. Pour autant, la question « qui » n’est pas celle de la vérité, ni même de l’exactitude, mais celle d’un réel, à savoir ce qui compose un être et que cet être ne réfléchit qu’en partie, et surtout, on en conviendra également, dont le ressort pulsionnel lui échappe. De même, on éliminera, quel que soit le traitement du sujet, celui d’un artiste tout particulièrement, autrement dit d’un être qui sort de la norme, toute forme d’indignation quant aux erreurs éventuellement commises, et principalement aux considérations psychologiques aventureuses. L’intitulé « roman » protège à cet égard. Le problème ne tient donc pas à cela et ne mérite guère qu’on s’y arrête.

En revanche, l’affaire a trait au premier chef à ce qu’il faut bien nommer, dans le registre artistique, le geste de création que nul ne saurait démêler au risque de le ramener à une production. Un peu de philosophie apprend en effet que les règles de la création ne sont pas communicables, ne connaissent pas le progrès, quel qu’il soit, une fois défalquées les dimensions et les moyens techniques disponibles à tel moment de l’histoire. C’est pourquoi la subjectivité de l’artiste et son jeu interne s’avèrent impénétrables. En effet, il est impossible de leur donner la parole, il n’est possible que de la leur prêter.

Cette intériorité du créateur, elle-même cryptée pour l’individu concrètement existant qui la recouvre, et cela quoi qu’on dise à leur propos et tente de déplier s’agissant des modes de production, est ce qu’on peut nommer « l’idiotie » de l’artiste, sa Blödigkeit comme la signifiait Hölderlin (sa singularité, si  l’on préfère, sa solitude aussi, et c’est dans cette solitude que résident, impénétrables, les ressources et les raisons de la création). C’est pourquoi le mode d’existence d’un grand artiste ne recouvre pas davantage son existence dans le monde.

Est-il vraiment nécessaire de le préciser ? L’approche d’un artiste s’effectue en principe à partir de ce que manifestent les créations plus que leur créateur. C’est là la différence, qui est de mouvement, soit celui des œuvres vers ce qui leur a donné naissance, et dont on suppose que le ressort s’est déclenché bien en deçà de la volonté et de la décision de son auteur (quel désir et surtout quelle pulsion ont bien pu y présider, avons-nous laissé entendre ?), soit celui qui cherche par la fiction à conjecturer sur les mêmes origines. Cette dernière manière, en effet la plus commune car la plus immédiate dans la demande, la plus curieuse, certainement la plus excitante, méchante aussi car la curiosité se porte avant tout sur les défauts et les défaillances existentielles de l’artiste. Or, il y a là une humiliation, pas tellement à l’égard de la personne, elle est si évidente, qu’à l’égard de l’œuvre.

Un principe recouvrant à la fois l’éthique et le jugement n’est-il pas de ne pas se prêter à une telle humiliation ? De fait, on ne comprendra rien à l’œuvre, et même le génie, si on y croit, disparaîtra sous l’apparence de problèmes psychologiques qui feraient, aujourd’hui encore, pâlir d’indignation Freud en discussion un jour, comme on sait, avec Gustav Mahler à propos du fond de sa personnalité et des difficultés qu’elle connaissait. Stefan Zweig, cependant, est parvenu à approcher cette psychologie dans Le Retour de Gustav Mahler, mais il est vrai que la musique était un de ses terrains d’élection, lui le salzbourgeois… Sur un autre plan, celui du comportement et de ce qu’on peut en induire, Robert Seethaler, très récemment, dans Le Dernier mouvement, a touché des aspects sans doute exacts de cette personnalité, dans son rapport avec l’œuvre, sans parvenir, cela dit, à la conviction que l’œuvre commande malgré toutes les apparences de l’existence. C’est pourquoi, il faudrait se convaincre que de celles-ci à l’œuvre la conséquence n’est pas bonne.

Le mérite d’un livre comme celui de Laurent Sagalovitsch,  et c’était déjà le cas de celui de Colm Toibin, Le Magicien (le titre désigne Thomas Mann) est de soulever un problème très général, celui du rapport qu’on dira exact à un artiste (et non, comme celui si souvent traité, à l’œuvre d’art). À savoir ceci : comment parler, si d’ailleurs il le faut (…), d’un créateur ? Et, plus précisément, s’agissant d’un musicien, se demander ce qu’on écoute au juste dans cette musique, celle de Mahler, la musique, de la musique ou bien quelqu’un avec ses difficultés et ses problèmes qui sont ceux, au demeurant, de tout un chacun (l’amour, heureux ou pas, la fidélité, l’adultère, l’abandon…). Mieux encore : que s’efforce-t-on, pour ne pas dire que cherche-t-on à écouter ? Car dans l’hypothèse, ici réalisée, comme très généralement dans ce genre d’ouvrage qui traite de la biographie ou d’un moment d’existence d’un personnage célèbre, et davantage encore d’un artiste, le lecteur (ou le spectateur lorsque la réalisation est faite au cinéma, sur un mode qu’on dira le plus souvent, (presque) toujours catastrophique) se laisse aller, dans une sorte d’ effondrement de toute tenue et de la moindre idée, à la seule curiosité, disons à l’indiscrétion portant sur ce qui dans un texte ou un film est non seulement mentionné, mais souligné tout en se conjuguant à son propre fantasme. C’est sur ce dernier qu’en réalité devrait porter, si on en avait le goût, l’étude. Dans la dimension analytique, c’est le patient qui parle et découvre, peut-être, les strates obscures de son existence, ici, en revanche, c’est celui qui se tient en position d’écoute qui parle à la place de l’analysant. C’est pourquoi, comme l’analyste, on se doit, ce que l’écrivain ou le scénariste ne peuvent faire dans cet ordre de choses, ayant trait au biographique, d’ignorer, entendons de mettre entre parenthèse toute affirmation ou certitude, en principe et déontologiquement jusqu’au terme des séances, quel est ou serait le bon rapport à avoir concernant le sujet dans son rapport à sa création, et plus généralement à ses actions dans l’existence même et la plus quotidienne. Le problème est donc que dans les réalisations biographiques fantasmées, la question ne se pose même pas. En cela, c’est le réel qui échappe et se trouve de fait contourné. On relèvera alors au pire une transgression majeure, aussi bien morale que théorique, quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de l’artiste, puisque d’une idole ou d’une star le public estime derrière l’adoration affichée qu’il peut en faire ce qu’il veut, par exemple porter atteinte à sa mémoire en attribuant à son existence des pensées, des rêves et des actions dont rien ne dit qu’ils furent réellement tels quels les siens. Le reproche que Sartre fait aux biographies vaut également ici : elles privent autrui de sa liberté. Et cette violence est d’autant plus radicale qu’elle porte sur des personnages morts qui ne peuvent évidemment plus ni répondre et encore moins se défendre, par exemple en tenant des propos sans vergogne et sans risque, pour ne pas dire dans l’impunité, à leur sujet.

Un autre aspect, plus général, mérite qu’on s’y arrête. Il s’agit de ce qu’il faut entendre par « romanesque ». Il ne concerne pas seulement ce qui relève du genre « roman », car il possède assurément une dimension plus immédiate et large, celle, composite, d’événements, d’accidents, d’instants, le plus souvent notoires, même si, en effet, ils sont communs comme la perte, l’abandon, la maladie et la mort, l’amour, l’infidélité, la, trahison, etc. Le romanesque est ce qui élève ce commun à la singularité. Cela suppose un récit, du moins une mise en intrigue, une mimèsis, une représentation. Et il s’agit d’assurer au récit une continuité, en le saturant, en comblant les trous de de l’ignorance par l’imagination qui, comme on sait, procède dans cet ordre de choses par compositions, déductions plus ou moins rigoureuses ou légitimes, parfois très fantasmées avons-nous dit, afin, justement, d’élever à la singularité tel ou tel épisode. Cette manière de procéder accède à d’autant plus d’intérêt pour le grand public qu’elle a pour sujet un personnage déjà par ailleurs célèbre. On projettera alors sur lui tout un habillage et un ensemble de traits caractéristiques. Il existe par conséquent une dimension inquiétante du récit en ce qu’il fait fi, se cachant derrière l’irresponsabilité romanesque, de la liberté, dirait Sartre, on l’a rappelé, du personnage concerné. Il n’a plus droit non seulement à sa propre image mais à sa réalité, autrement dit à ce qu’il s’est représenté de lui-même. Du point de vue de l’art, la frustration est patente puisque le réel est laissé de côté.

Inversement, même le grand connaisseur de la musique de Gustav Mahler, et de sa personne, autant qu’il se peut, comme Henri-Louis de la Grange en a produit l’impressionnante somme dans sa biographie, ne peut se soustraire à la tentation de remplir les vides du savoir par ses projections fantasmatiques. Celles-ci ne sont pas en principe délirantes car il est indéniable que l’imagination sait creuser, combiner et finalement instruire, ne serait-ce que par des rapprochements, des analogies et des hypothèses construites. L’imagination, en effet, est l’expression la plus sophistiquée de la pulsion scopique qui marque, chez l’enfant, l’émergence de l’intelligence. C’est pourquoi on lira un livre comme celui-ci avec toute la juste distance requise, sachant que chaque genre d’écriture ou de spectacle la requiert.

© André Hirt

Pour la musique de Gustav Mahler, à l’écoute, l’adagio de la X° Symphonie par Leonard Berstein et Vienne (Youtube) :

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