Il était fragile, très fragile, et ce fut cet excès qui lui donna dans un échange hyperbolique qui nous restera fermé, peut-être l’était-il au fond à lui-même, cette force et cette fécondité. Il y eut cette blessure en Algérie, l’interdiction par Vichy de se rendre à l’école, d’autres blessures certainement aussi dont il n’a presque rien dit (un peu dans Circonfession). Il y eut ensuite cette existence de travail, de conférences (à chaque fois d’une durée toujours importante, imprévisible, avec malgré tout des excuses répétées concernant leur précipitation…), et enfin cette mort si abrupte, dont on ne sait, comme simple lecteur, comment il l’a préparée, si ce n’est qu’elle l’occupa très tôt et qu’elle généra une vie d’angoisse.
Celle-ci se traduisit entre autres, d’abord par des échecs répétés, au baccalauréat, puis à l’École normale, à l’agrégation avant les succès mais au prix d’une réelle traversée de cette angoisse, ensuite par un scrupule extrême dans la lecture des textes, par une rigueur intellectuelle que de mauvais esprits, jaloux, paresseux et mauvais lecteurs, ont pris pour du dilettantisme.
Et c’est toute la différence de la part d’un grand professeur, avec ce livre de Denis Kambouchner, d’abord élève de Derrida à l’École normale, puis son admirateur philosophique. Car ce livre est avant tout un exercice d’admiration et non de piété (qui n’est jamais que celle, indirecte et cachée, que l’on se porte à soi. À l’évidence, Jacques Derrida fut non seulement important pour son élève, mais il lui apprit, c’est plus évident encore à la lecture de ces belles pages, l’équilibre intellectuel (autre nom de la rigueur, autre nom de la raison, oui de la raison, de la rationalité et du raisonnable, mais en effet menés à leur pointe, à leur extrémité, à leur exigence maximale, on devra y revenir plus loin). Et Derrida fut, on peut le croire, cet excès-là : d’angoisse, de travail, et de rigueur. Le trait majeur de Derrida, même si le premier point est ici laissé dans l’ombre, la combinaison d’une pratique judaïque des textes (l’étude infinie, les commentaires en marge, la polygraphie, la graphomanie) avec l’éveil rationnel, dont les yeux plissés, devenant de plus en plus perçants étaient l’expression que chacun pouvait constater en en étant saisi, comme pénétré et, ce fut une impression personnelle, comme radiographié.
Car Jacques Derrida, c’était d’abord un corps, et Denis Kambouchner y insiste à juste titre, explicitement et ensuite plus discrètement dans l’ouvrage (« Derrida était un corps remarquable : traits, voix, peau, regard, chevelure, épaules et gestuelle »). À ce propos, les anecdotes, et on devine qu’elles seraient nombreuses, sont absentes du livre, et c’est important, c’est même très beau, on se tient devant l’inverse de la vulgarité des ouvrages qui sous prétexte d’hommage, finissent par glisser dans le cancan et verser dans l’autoportrait narcissique. Au demeurant, à s’y arrêter un instant, on se convainc une nouvelle fois de ce que le genre de la biographie est des plus difficiles en ce qu’il exige un tact, une délicatesse et une sûreté de jugement qui rendent sa pratique presque impossible et pas seulement pour des raisons de fond, comme l’avait noté Sartre, qui tiennent à la rédaction sous l’angle de la fin, en rendant nécessaire ce qui au fond était une liberté.
Un corps, c’est étonnant, non ? Il se tenait dans un corps puissant, de footballeur, et Denis Kambouchner prend note de sa carrure que l’âge, semble-t-il, lui a fait quelque peu perdre. On ajoutera la mâchoire, volontaire, le front, puissant. Et la voix ! Elle commençait doucement, parfois imperceptiblement, puis, comme dans un éveil nécessaire, elle montait aux extrêmes pour retrouver la tonalité de l’accent d’Algérie. Il fallait bien ce corps, intérieurement certainement torturé, aussi exigeant avec lui-même que bienveillant avec autrui, on dira avec Denis Kambouchner, cette façon d’accompagner l’autre en lui accordant toute sa confiance, de lui laisser trouver la tonalité avec laquelle sa pensée propre pourra se déployer. Un maître en somme, et le contraire d’un maître, presque une dimension socratique. À ceci près toutefois que Jacques Derrida, il n’en est pas fait mention dans le livre, c’est étonnant, était d’une élégance non seulement personnelle, de tenue, de maintien, mais également dans l’apparence vestimentaire. C’est un point non négligeable en commun avec Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe. Car la pensée est évidemment, faut-il le rappeler alors que le négligé conceptuel est devenu presque de rigueur dans le milieu des philosophes et des écrivains, une affaire de goût, au sens fort, autrement dit de jugement et d’éthique. Quant à la pensée elle-même, celle que Jacques Derrida met en pratique, comment la qualifier autrement que par la finesse, celle de Pascal lorsqu’il délimite ce type d’esprit, mais dont on est convaincu qu’il se remarque de prime abord dans un regard, une attitude et la tenue.
L’ouvrage de Denis Kambouchner combine des pages de souvenirs, une note d’hommage après la mort de Jacques Derrida (mais on n’a jamais l’impression de lire une nécrologie, c’est à y réfléchir une réelle prouesse) et des chapitres d’études, consacrés à tel aspect de l’œuvre, ainsi le rapport à Husserl à partir de la longue et séminale préface à L’Origine de la géométrie, à La Voix et le phénomènebien sûr, à la lecture, plus surprenante, croit-on alors que le rapport oppositionnel, sur le langage et l’histoire est fondateur dans la préface, mais peut-être la plus passionnante, de Ulysse gramophone. Cepenfant, le chapitre décisif est intitulé Être juste avec la déconstruction, une conférence prononcée lors d’un colloque répondant à un autre qui s’en prenait, en tous les sens, à ladite déconstruction, accusant Jacques Derrida d’avoir inspiré des mouvements anti-coloniaux, woke, féministe dans ce qu’ils auraient d’excessif ou de pire. D’où ce titre qui comporte le terme de « juste ».
Sans s’arrêter sur son contenu, on soulignera en effet que l’ensemble de l’ouvrage est guidé par ce souci de justice, de rendre justice à Jacques Derrida. Et c’est bien ce que signifie son titre : Écrits pour Derrida. On soulignera « pour », qu’il faut entendre, qu’on peut entendre au sens d’hommage rendu et toujours à rendre, mais aussi en un sens plus radical ou rigoureux de défense de Jacques Derrida, donc contre les suivistes, les imitateurs, les faussaires en tout genre, les « derridiens » qui s’estiment les légataires ou les héritiers, contre ceux qui au contraire de la piété qu’on a dite le vouent aux gémonies, et ils sont nombreux en tordant les concepts comme « logocentrisme », « phallogo-centrisme », « différance », et bien sur (« la ») déconstruction elle-même. Il fallait donc rendre justice, rétablir les choses, relire, Denis Kambouchner y insiste, et travailler (ce fut, croit-on savoir, le seul « culte » pratiqué par Jacques Derrida lui-même et c’est la meilleure manière de lui être fidèle, celui rendu au travail, car c’est en alléguant le sien propre qu’il répondait aux accusations en appelant à l’effort portant sur son écriture « complexe », « compliquée » ou « difficile »).
Rendre justice ? En effet. Jacques Derrida est un penseur de la justice (c’est une lecture possible, même en plusieurs sens, de la phrase fameuse : « la déconstruction, c’est la justice »). Et il lui fallait lui-même rendre justice, à son enfance en Algérie, à la condition coloniale qu’il aura vécues de manière évidemment problématique. Ainsi, Denis Kambouchner rappelle (p.44) ces pages difficiles du Monolinguisme de l’autre (p.60-61) concernant la « langue maternelle », une expression comme une dimension – qu’il n’accuse pas, mais contre laquelle il avance un « grief » « dans la plainte sans accusation, la souffrance et le deuil » –, parce qu’ils auraient donné lieu en vérité à des maux qu’on sait historiques et politiques résultant de la colonisation : « Car jamais je n’ai pu appeler le français, cette langue que je te parle, “ma langue maternelle”. Ces mots ne me viennent pas à la bouche… Voilà ma culture, elle m’a appris les désastres vers lesquels une invocation incantatoire de la langue maternelle aura précipité les hommes ».
Pour être juste il fallait donc déconstruire. Ou bien, c’est la justice elle-même qui commande à la pensée et qui est la déconstruction. Quitte sans doute à paraître parfois injuste… Car la déconstruction elle-même, si on peut dire, n’est-elle pas une sorte de pharmakon, un remède et aussi un poison ? Jacques Derrida n’était pas sans le savoir, en témoigne son aveu de répugner à faire usage du mot, jugé trop négatif alors même qu’il s’agit de laisser place à sa dimension affirmative (« La déconstruction est inventive ou elle n’est pas », lit-on dans Psyché, p.35, en une formulation très radicale, si rare dans le phrasé de Jacques Derrida).
Bien sûr, et il est impossible de le rappeler ici même grossièrement, la déconstruction avait, à la suite de Heidegger, pour fonction d’ouvrir les fondations de la métaphysique afin d’examiner la provenance, la légitimité et la nature de ses pilotis. Elle s’est ensuite étendue à tous les domaines, ceux du sexe, du genre, des identités culturelles, de la colonisation, des régimes de domination, etc. Tout cela est désormais connu, vulgarisé, déformé, déplacé, souvent pratiqué de façon très négligée. D’où sans doute, la raison même de ce livre de Denis Kambouchner qui présente de façon aussi rapide que pertinente les éléments du dossier. En somme, à la finesse et aux nécessités d’une rigueur analytique ne doivent pas se substituer des énoncés péremptoires et grossiers dans le champ politique. Mais il faut analyser, mettre le doigt sur ce qui est injuste, non analysé, non pensé.
(Toutefois, on ajoutera ceci, sans le moindre souci de polémique, ne serait-ce qu’au regard de l’admiration qu’on porte à la pensée de Jacques Derrida, à savoir que la déconstruction est une pratique de l’éveil philosophique, et aussi de la veille. Elle reformule les « Lumières », elle exige toujours plus d’analyse conceptuelle, de raison, de science et de tact. Elle doit s’en prendre aux représentations qu’on confond avec la réalité. Les « Lumières », évidemment ne doivent pas s’éteindre, ni devenir artificielles, ou encore tournées vers l’arrière et le passé. En vérité, la déconstruction est non seulement une pensée, la pensée tout court, certainement son fond dynamique, mais aussi l’instance ce qui doit contester en elle-même toute dérive vers l’idéologie. Woke, évidemment, tel qu’on entend le mot et l’inféodation aujourd’hui. Il reste que les mots qu’on a cité plus haut, « Voilà ma culture, elle m’a appris les désastres… « , – sur lesquels Denis Kambouchner s’arrête à juste titre en soulignant « l’usage indécidable de l’expression “ma culture” : culture imposée, ou culture formée par la conscience de cette imposition ? » – donnent lieu à interrogation et à perplexité. En effet, n’y a-t-il pas quelque chose d’insoutenable, voire d’incohérent dans cette formulation qui tourne autour de l’expression « ma culture », qu’on se l’approprie ou qu’on la critique ? Les deux gestes ne sont-ils pas injustes ? Et qu’est-ce qui les motive ? D’une part un conservatisme sur la défense, , d’autre part on ne sait quel reste de ressentiment dont on se dit que Jacques Derrida veut à tout prix se garder… « Indécidable », donc .
Mais cet aspect important fait naître une autre interrogation tout aussi délicate. Denis Kambouchner se demande « pourquoi il faut lire Derrida ? » et il fournit plusieurs raisons en ce sens, dont on retiendra surtout l’évidence de la première » : « il faut lire Derrida pour ses exceptionnelles précautions ». Ces raisons, on vient de ne parler que de cela. Mais ce régime de pensée propre, incomparable, de Jacques Derrida, s’accompagne d’une « audace hyperbolique » et d’une « folie d’écriture » (l’expression est de Derrida lui-même à propos de Joyce), qui caractérisent bien le « phénomène » qu’était l’auteur de Glas. Ou bien « une machine », « un ordinateur de la 1000° génération », dit Jacques Derrida de Joyce. Or Denis Kambouchner relève chez Jacques Derrida – et comment ne va en convenir ? – « une sorte d’emportement ». On ajoutera en effet une sorte de « folie » d’écrire, de « désir insensé d’écrire », comme disait Mallarmé, ou plus exactement de mise en pratique de ce désir jusqu’à l’essoufflement dans la mesure où d’une part la rigueur exigée par la pensée, d’autre part l’urgence déployée dans l’angoisse, dont on finit par comprendre au moins les raisons par les effets produits, ne se recouvrent pas, et ne le peuvent aucunement. Mais c’est précisément cela, la pensée, dirait à coup sûr Jacques Derrida, l’impossible même comme la seule dimension à emprunter.
Jacques Derrida ne cessa de courir après lui-même.
Et si à présent on recoupe le souci de déconstruire, à travers le français, la langue maternelle, le colonialisme, qui, en passant, s’est déconstruit de lui-même dans la décolonisation, mais seulement de manière négative, sans inventer quelque régime de positivité, en donnant naissance en revanche à toutes sortes de corruptions, de détournement, de victimisations qui se sont transformées en blocages politiques, avec cette folie d’écriture et de pensée, on se rendra à l’évidence que la rigueur et l’embardée ne se recouvrent jamais, qu’elles ne se neutralisent pas, encore moins se confondent. Au regard de cet excès, la course après soi-même, la différence et la différance, l’excès de tous les excès, on s’accordera avec Denis Kambouchner, pour qui le « phénomène [Jacques Derrida] a perdu le cap », du moins qu’il lui est arrivé, très consciemment ajoutera-t-on, ce qui, en l’occurrence prit une allure géniale et si féconde, de le perdre.
Cette remarque terminale a au moins le mérite de corroborer celles de l’auteur de ce beau livre concernant l’absence de tout opportunisme ou de tentation de quelque pouvoir que ce soit de la part de Jacques Derrida. Et on comprendra également par son truchement pourquoi ce génie n’a pas réellement engendré des « disciples », fondé une « école », à la différence de ce qui a succédé par exemple à Deleuze, dont on ne compte plus les fils. Car comment se comparer à Jacques Derrida, ou même le suivre au regard de cette notation de Denis Kambouchner : « Les milliers de pages peuvent se lire comme les fragments d’un grand journal méditatif que Derrida aurait tenu sur plusieurs décennies » ?
© André Hirt
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