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(Note de lecture) Célia Houdart, Les Fleurs sauvages, Pol, 2024.

par | 6/02/2024 | Littérature, Notes de lecture

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

On début, on se croit plongé à nouveau dans l’atmosphère des très grands livres de Vesaas. Le frère (Théo), la sœur (Milva)… La sœur qui dessine, elle a 16 ans, le demi-frère en réalité quelques années de plus. Le père de la jeune fille fondeur, de cloches en particulier, et puis une mère chauffeur de taxi. Et puis les ami(e)s de l’une et de l’autre, Sam pour l’une, Kyoko, japonaise en effet, pour l’autre.

D’un côté, celui du dessin, les forces de vie ; de l’autre, un jeune homme qui s’est fait prendre dans un trafic d’armes et qui est recherché par les bandits. C’est en effet qu’on passe d’un côté à l’autre, jusqu’à ce que les deux se rejoignent parce que l’un regarde ce carnet de dessins que l’autre lui a confié, lui qui vivait caché dans une sorte de tunnel, celui d’un enfermement, qui s’est retiré de la vie afin d’échapper à ses poursuivants. Les deux côtés, donc : la vie et la mort, Eros au sens large de l’embrassement, de l’union, et puis Thanatos et ses forces de soustraction, de négation et de division.

Mais on comprend très vite, de plus en plus intensément, qu’on lit un roman de la vie, de sa possibilité et surtout de sa renaissance. Plus exactement, on lit un roman de la grâce, celui de la vie, et de la grâce dont ceux qui créent peuvent « sauver » ceux qui ne créent pas mais ont choisi, le plus souvent piégés qu’ils étaient et qui au fond ne souhaitaient que d’être délivrés, de pratiquer le geste inverse à toute forme de destruction. Et si le beau mot de grâce chagrine les esprits défaits, effondrés et nihilistes du temps, on peut suggérer celui de « chance » pour une vita nova.

Et puis, on se demande pourquoi le livre qu’on est en train de lire est écrit de cette manière : des phrases courtes, l’absence de tout effet rhétorique (de « style » au sens où on l’entend généralement). En revanche, on ressent quelque chose de coupant, comme des traits, l’écriture se faisant précise, factuelle. Les traits du dessin ici s’écrivent.

 C’est aussi que derrière ces mots et ces courtes phrases se trouve une époque : la guerre, le marché, et le marché de la guerre pour ne pas dire la guerre pour le marché. Le frère est marchand d’armes, minable sans doute, mais, en effet, ne demande qu’à être sauvé.

Cela dit, ces lignes du livre flottent sur l’époque, elles se transforment très vite en images, celles que l’on dessine.

Mais tout commence par la pêche à la ligne, et le lecteur qu’on est doit avouer que c’est ce qui l’a attiré, en découvrant le livre en librairie et en lisant les premières pages. Jeune, on pêchait, on attrapait des goujons, et les meilleurs jours une perche, jamais davantage. On ne savait pas pourquoi on pêchait. On savait en revanche qu’on ne voulait pas se rendre au collège, qu’on s’y ennuyait alors que l’attente propre à la pêche suscitait une attirance tout inverse. On attendait, on ignorait quoi. Et à lire Les Fleurs sauvages, on comprend un peu mieux.

Le dessin, donc, plutôt que les phrases. Ces dernières sont nécessaires, mais juste pour dire les faits. Les dessins expriment ce que l’on est, c’est très différent. Et qu’est-ce qu’un dessin ? D’abord, on l’ignore et on ne sait pas du tout ce que l’on dessine, ce qui va apparaître sur la feuille de papier. C’est un peu, beaucoup, comme pour la pêche à la ligne : qu’y a-t-il au bout de la ligne, et qui, alors que cela allait se manifester, échappe ? Le dessin attend la venue d’une forme. La forme de ce que l’on est, justement, de ce qui nous traverse si l’on préfère, la façon dont nous nous configurons par devers-nous. Le dessin, comme la pêche, exige de la patience, à la différence des commerces d’argent facile. L’époque est au contraire à l’immédiateté, cultive, si l’on peut dire qu’elle cultive encore, la vitesse, même et surtout à l’école, comme si la vitesse était la vertu dominante de l’esprit (n’est-il pas en revanche très lent, flottant, planant, presque distrait, diraient Goethe et Schubert, patient affirmerait Hegel ?)

Oui, le dessin, voici un roman qui parle du dessin. Et si l’affirmer paraît trop étroit (bien que d’autres perspectives soient ouvertes par le livre, par exemple le cinéma, le Japon, l’univers si particulier des sons, qui se retrouvent d’ailleurs dans l’écriture (par exemple « clicclicclicclic », le professeur de dessin Hermann dit : « Regardez cette tigette… Il faudrait… (Il chercha le verbe juste.) la feuillir, la feuiller… Shrrrhhh… shrrrhhh. », les noms des protagonistes, l’inattendu « Milva », le flux des chansons et de leurs interprètes, le nom de Messiaen tout aussi inattendu, les crissements des choses, le son des cloches …), on dira que l’existence est considérée et vue à travers le dessin, et celui des fleurs et des arbres en particulier, des réalités vivantes si l’on préfère.

Sans doute le dessin possède-t-il structurellement une composante d’écriture, et réciproquement. La question est en fin de compte philosophique et elle possède sa grande importance (elle est également musicologique, car la musique s’écrit dans le cadre des portées et certains musiciens et philosophes comme Adorno portent une attention extrême à la partition considérée pour elle-même). Ce que l’on peut avancer toutefois concerne ceci, que l’écriture s’effectue à l’aide de signes, déjà connus, avec des instruments. Ces signes ne sont pas en eux-mêmes propres à ceux qui en font usage. Le dessin, quant à lui, est silence, in-signe si l’on veut et même a-signifiant. Il est très proche de la vie dans ses diversités. Et la vie est bien le « sujet » du livre, n’est-ce pas ? Toutefois, ce même silence se tient au cœur des mots, suspendu et comme retenu alors que ces derniers se projettent.

À l’égard de ces quelques considérations, il est impossible de ne pas se demander une fois encore pourquoi l’on dessine ? S’agit-il d’une difficulté avec la parole (elle apparaît à l’occasion d’événements traumatiques), d’un inconfort avec elle, d’un simple stade pré-linguistique ainsi que le pratiquent, avec passion, les enfants, ce qui est en vérité signifiant, ou bien de l’origine de l’art.. ? Sans doute un peu tout cela, mais toujours le dessin se confronte à une obscurité comme lorsqu’il s’agit de chercher, au sens propre comme figuré, son chemin. Le grand dessinateur est comme aveugle, avait développé Jacques Derrida dans son Mémoires d’aveugles. Cécité et silence, donc, mais il n’en reste pas moins que le dessin, disons l’acte de dessiner constitue une prise en main du sens que les mots étouffent ou détournent. Ainsi le sens est-il recueilli.

Un livre est, sans facilité de jeu de mots, souvent un recueil, un album. Il est l’effet d’une vie donnée et les fleurs dont il est fait forment les phrases d’une très réelle écriture. Le dessin écrit tout ce qui n’est pas écrit, ou ne s’écrit pas pour une raison ou une autre, dans l’absolu certainement aussi. Toujours est-il, également, qu’un texte que l’on peut considérer comme « littéraire » est de toute façon dessiné et c’est en cela qu’il fait contraste avec les usages du langage en circulation. Et l’insistance sur la vie se confirme dans le cours de dessin du professeur Hermann, décidément un magnifique professeur, lorsqu’il donne pour conseil principal de « respirer », comme s’il fallait retrouver, et d’abord en la reconvoquant, la vie.

Car la vie demande à être retrouvée, parfois même pour la première fois trouvée comme ce sera le cas pour Théo. L’au-delà est déjà ici, il se tient, ainsi que l’enseigne le dessin, en chaque petite chose, surtout la plus fragile, comme les fleurs. L’œuvre d’Olivier Messiaen, Éclairs sur l’au-delà, le signifie. Des éclairs, des traits, des ouvertures pour le regard. Le dessin s’affirme par son lien tissé avec l’invisible. Au demeurant, celui-ci est la vie bien davantage que l’espace de la mort que l’on voit partout à l’œuvre.

Le dessin se fait alors sonore comme ces cloches dans la seconde partie de l’œuvre de Messiaen (La Constellation du Sagittaire). La Carnet de dessins de Milva en recueille toute la substance vitale. Les fleurs qu’on y voit n’ont rien d’artificiel, de toxique. N’est pas « sauvage » ce que l’on croit. Ainsi les armes, les machines, les ordinateurs… Et puis, les fleurs sont en réalité des anges, ces êtres à la fois mystérieux, fantastiques, mais si réels et proches. Les fleurs se dessinent, et alors elles s’ouvrent et se mettent à chanter avec joie.

Ce roman, qui gagne en beauté au fur et à mesure qu’on réfléchit sur lui et qu’on en recueille l’insistance du souvenir, n’est « minimaliste » qu’en apparence. Il embrasse en vérité le monde entier, du Japon à la Suisse, certes, mais aussi la vie et la mort (si discrète ici, retirée, mais menaçante – il suffit de s’attarder sur la mention de Pluie noire de Imamura, une présence donnée exacte puisque c’est la vie importe). La vie, c’est-à-dire la liberté libérée par les formes de la création, ici le dessin. Malheur à ceux qui sont sans œuvre ! Et il faut porter secours à ceux qui, jusqu’à présent, n’ont pas pu ou su créer quelque chose, du dessin jusqu’à la fonderie ou l’amitié ou l’amour… Le « seul critère », est-il avancé avec certitude par le professeur Hermann, est « le sentiment d’avoir créé quelque chose ». « Oh, mort, où est ta victoire ? »

© André Hirt

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