On se souvient que le peu de Nietzsche que l’on sait, on le doit à Eugen Fink pour le fond, à Heidegger, qui n’est que du Heidegger, pour les implications, moins à Deleuze (son « Nietzsche et la philosophie » a gauchi la lecture et le sens), et on se souvient bien moins encore de partout, que Wagner nous fut révélé par le très grand livre de Marcel Beaufils, Wagner le wagnérisme. C’est donc avec avidité que l’on peut désormais prendre connaissance de ce petit (mais important par le contenu) livre que Est éditions de Samuel Tastet a eu le nez de rééditer (il s’agit d’un texte paru à l’origine dans le n° 10 de la revue Contrepoint en 1973) ou plutôt de publier enfin dans la forme d’un livre.
L’ouvrage, court, est en effet d’une densité et d’une intensité qui honorent les deux immenses figures qu’il confronte, parfois mélange, et encore, à l’inverse, distancie l’une de l’autre. Il se conclut par quelques extraits bien choisis d’œuvres du philosophe consacrés au musicien.
L’affaire qui les a liés et déliés n’est en vérité toujours pas résolue, et l’on s’en rend compte une fois de plus, presque définitivement, en lisant ce livre. Car on ignore toujours ce qui s’est passé (déroulé, joué, accompli, décidé, comment dire ?) entre ces deux astres… Quelque chose en tout cas comme un destin de l’Occident, ainsi que Heidegger l’a mentionné dans ses Holzwege en affirmant qu’il s’agissait dans ce « rapport », ou de l’événement moderne le plus important, comme un pivot de l’Histoire. Rien que cela, donc ?
Reprenons ou bien essayons de rappeler quelques jalons. L’un, Nietzsche, ne cessa d’être admiratif (très tard il avoua même : « avant tout, je suis un wagnérien ») ; l’autre, Wagner, fut opportuniste et vit dans le jeune professeur de philologie à Bâle un instrument pour sa propagande. Prit-il vraiment Nietzsche au sérieux, se demande-t-on ? On n’en est pas certain, loin de là, ne serait-ce qu’en raison de l’égocentrisme et de la suffisance, insupportable en elle-même, de ce génie musical. Wagner se voulait « penseur » alors qu’il fut un grand artiste-musicien, l’autre se voulait de part en part musicien, vraiment, en faisant déborder la musique dans l’écriture, et il fut, seulement, mais grandement, un grand penseur.
Le propos de Heidegger auquel on a fait référence à l’instant, reste obscur, en tout cas à tiroirs. Fondamentalement, le rapport Nietzsche-Wagner serait l’événement moderne fondamental. Pourquoi ? D’un côté, l’œuvre wagnérienne promeut, sur un mode catastrophique, aux yeux du philosophe un nihilisme quasiment abouti, la forme suprême de la décadence, la glorification pour ne pas dire la divinisation de la mort ; de l’autre, chez le philosophe, et en opposition frontale, la vie divinisée. Cela est bien connu. Plus avant, s’agissant de la rencontre entre les deux figures, on peut, entre autres points tout aussi cruciaux, faire état de ce que la mort et la vie se rencontrent dans une lutte à mort justement, et que l’ensemble débouche sur une pulsion de mort à deux têtes, l’une étant celle de l’effondrement et de l’anéantissement voluptueux (« Versinken, ertrinken… »), l’autre celle de la folie de la pulsion de mort qui serait cachée derrière la vie.
Au demeurant, ce que, juste un peu plus tard, quelques petites années seulement, Freud mit au jour n’aura été possible que par ces deux figures, et la guerre de 1914-1918 en sera la démonstration sauvage dont on devrait non pas s’inspirer, mais seulement, au moins s’en souvenir (regarder, ce que personnellement je fais, en épelant chaque nom, et c’est très long, peu importe, c’est essentiel, important, dans le plus petit village, la liste des morts sur les monuments). Malgré tout, le « malaise dans la civilisation » n’aura, en son cœur réel mais insituable, pas pour autant su étancher son avidité destructrice. Il se poursuit encore, d’où, pour Heidegger, la nécessité d’une autre Aurore que celle de Nietzsche.
Non qu’on « soit » « heideggérien », bien loin de là (la culture est autre, Lukàcs, Bloch, Benjamin, Marcuse, Adorno, mais le philosophe de la Forêt Noire aura vu juste et il est clair que c’est autour de lui que tout continue de tourner, ne serait-ce que dans l’objection la plus radicale). Comme souvent, avec autant de pertinence qu’il fut inconséquent dans ses décisions politiques… Ce qui néanmoins s’avère incontestable, c’est que quelque chose, à vrai dire tout de l’Histoire, ou l’Histoire comme tout (ce qu’on peut se figurer comme accomplissement, comme Idée du « progrès », comme réalisation de ce que « homme » et « humanité » veulent dire, ou, plutôt, peuvent vouloir dire), s’est achevé dans l’épuisement. Wagner et Nietzsche lui aussi sont des épuisés, des penseurs et des artistes de la fin.
Ainsi, à quoi peut-on reconnaître la fin de quelque chose ? Si ce n’est à sa répétition, à ses dimensions compulsives. À son kitsch, ajoutera-t-on, à la parodie. Ainsi parlait Zarathoustra est d’un kitsch insoutenable. Le livre est en vérité illisible. Sérieusement comme avec rire. Une lecture personnellement impossible. Thomas Mann aura été clair à ce se propos dès 1947 dans La Philosophie de Nietzsche au regard de l’expérience de notre temps (en effet, et le bilan est terrible, il n’est toujours pas établi, sauf, mais avec les raisons qui ne furent pas les meilleures, par Lukàcs). En somme, il reste que nous sommes encore « dans » la fin, pris dans la nasse de son régime puisque Nietzsche fait l’objet d’une sorte de sanctification universitaire, on n’a guère le droit de toucher à l’œuvre (le V° Évangile, en effet, dans le sanctification, Nietzsche lui-même le savait bien, le dernier Évangile, l’accomplissement des quatre autres, seuls et premiers, qui, quant à eux prétendaient accomplir L’Ancien Testament).
Plus concrètement à cet égard et un étage plus bas, nous sommes en présence de la fin de ce que l’on peut appeler « le Grand Art » (,) occidental, à savoir celui de l’assomption de la religion, de la philosophie et de la musique, du mythe qui rassemble tout cela après avoir avalé la raison elle-même en lui révélant, à juste titre et on ne peut donner tort à Nietzsche, sa propre dialectique dont le fond est mythique, le « Grand Art » comme apothéose en flammes au crépuscule. Ce que Nietzsche avait à cet égard pressenti et en et par quoi il dépasse le Maestro, c’est que ce « Grand Art » sera lui-même excédé, donc dépassé, dans le mime, le kitschavons-nous osé dire, à savoir l’industrie du divertissement ultra-dominant, partout et surtout dans les esprits, le grand spectacle (dont le thème principal et encore celui de sa propre destruction, donc de sa fin), le cinéma dans tous les sens de ce terme.
La question est en effet celle du spectacle et, en son sein mimétique, celle du spectaculaire, du grandiose, en un ou deux mots de l’excès et de l’ivresse, donc de la comédie qui n’a plus rien de « divine », parce qu’elle finit mal. C’est en tout état de cause l’irréel et l’illusion qui ont pris le pas sur le réel. Celui-ci, dans sa violence, d’autant plus puissante qu’on ne cesse de l’enfouir, ne peut manquer de se rappeler. Au bénéfice de Nietzsche, on accordera sa haine du spectacle. Mais alors pourquoi recherche-t-il une forme nouvelle de spectacle dont le Zarathoustra est tout de même la forme la plus dérisoire, ridicule, bouffonne ? Pourquoi promouvoir ceci, que tout est illusion et que la réalité serait précisément cela ?
Marcel Beaufils ne formule évidemment pas les choses en ces termes. Il est pris dans la passion de ces deux figures. Il faut lire ce livre afin d’éprouver ce que cette passion possède d’inégalable, de grandiose, d’incontournable parce que nécessaire. Mais la nécessité elle-même appelle son dépassement et cela Nietzsche ne l’a pas envisagé.
© André Hirt
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