Rouge cadium
Le rouge cadium fut la couleur de Claude Garache. À peine une couleur, au fond, et la couleur, celle qui les dira toutes. C’est magnifique. Un étonnant « Journal », présenté comme tel, celui « des moments », fait visiter l’atelier et la pensée du peintre ainsi que celui de son épouse Hélène, sculpteur, qui n’aura pas eu le temps de voir sa seule et unique exposition au soir de sa longue vie, menée à côté de son mari, qu’il ne fallait pas quitter malgré la maladie, tenir et résister donc, alors qu’elle-même était malade, inconsolée de sa mère luttant contre sa sclérose. Un couple magnifique, constate-t-on plus qu’on ne le devine, un couple jeune, chacun étant chaque jour surpris de l’autre, travaillant à cet « entre » intime dont parle si bien, selon Nicolas Dufourcq, François Jullien dans Près d’elle.
Nicolas Duforucq, donc, nous offre cette visite, ses visites presque au jour le jour (de mois en mois) de la personne et des propos de Claude Garache, à la Brasserie Plume, au coin du boulevard Raspail, devant son verre de blanc. Et c’est de part en part passionnant, intelligent dans la discrétion, jamais rhétorique avec toutes ces épithètes convenues qu’on lit et entend partout chez les critiques d’art ou dans les vernissages (dont Garache laisse entendre, tout simplement, mais directement, c’est si signifiant !) qu’ils n’existent plus !
Ces belles conversations n’excluent en rien le silence, qui appartient entièrement à la peinture de Garache. Des formes féminines exclusivement, élaborées, longuement, d’après modèles et poses, les figures masculines ne possédant pas, selon l’artiste, d’intérêt, car la forme masculine serait trop imposante et inexpressive (« la femme est le mystère. Elle est l’être humain fini, achevé. Par comparaison, les hommes ne sont pas accomplis »). Les séries de femmes et de poses ont leurs noms : la Questine, la Bresque, la Vou, la Loing, l’Appe… À cet égard,on avouera la fascination éprouvée rien que par sa reproduction au regard de la splendide Appe p. 33) avec son visage qui attend qu’on le voie !
Qu’est-ce qui suscite le « désir de peindre » ? On songe à Baudelaire. Et nul doute qu’il y eut entre Claude et Hélène, cet « entre » justement, un désir érotique constant. Le mystère réside dans ces phallus que sculpte Hélène, et dans « … le corps de la femme comme d’un monde insondable » que peint Claude. Le vivant, en somme, et la vie fut leur passion commune, les mouvements mais cette fois-ci dans leurs énergies profondes et non seulement et uniquement projetées.
Ce n’est pas tout. Rien ne serait dit si on ne mettait pas en avant la capacité d’introspection des corps, « l’introspection infinie de ces jeunes femmes ». Et ce n’est tout de même pas rien que de s’inscrire dans l’histoire d’une peinture de l’introspection, un terme que la philosophie a, comme celui de profondeur, déserté. Et pourtant, quelle lignée, à commencer par Fra Angelico, puis Rembrandt et Vermeer, et Hammershoï, et Hélène Schjerfbeck ! De même, il faut savoir entendre ! Garache y revient à plusieurs reprises, à l’égard de ce qu’on n’entend plus, à l’égard de ce qu’on a nommé il n’y a pas longtemps, « l’amusicalité » de l’époque, disons pour faire vite la fureur croissante de la surdité au sein d’un temps saturé de bruits. Garache revient donc au son, car « les corps ont un son », il est attentif à leur vibration qui est un mouvement en profondeur, qui provient du fond, même « insondable », qui n’est pas une surface qui n’est pas plus réelle que ce que l’on perçoit sur un écran, n’est-ce pas ?
Au demeurant, Garache ne cesse de retravailler ses tableaux, parfois de longues années après leur élaboration. Retouches, corrections, reprises, autant de traits agencés par un peintre du temps long et de la lenteur. La pose l’impose dira-t-on, mais c’est qu’il existe deux sortes de peintres, les deux vérifiant que la peinture est une affaire de temps. Il y a ceux de la vitesse, de l’éclat et du bruit, finalement les peintres du mouvement, de Kooning, Mitchell, et puis ceux de la lenteur, du silence et de la profondeur, autrement dit de la précision et du détail, comme Monet, que Garache dit admirer pour cela. Et à propos de cette précision, comment ne pas retenir comme très importantes les remarques nécessaires de Nicolas Dufourcq concernant « l’œil physionomique de Claude » de même que les traits « précis dans ses commentaires » ? Dans le langage deleuzien à la mode, on dira les peintres de la surface et en effet ceux, discrédités de nos jours pour des raisons philosophes, par refus du terme même, cela aussi est très signifiant, de la « profondeur ». La précision et le détail se travaillent, en effet, elles obéissent, saluons-les toutefois dans leur grandeur propre, à un autre impératif artistique que celui dans lequel Garache se reconnaît.
Il existe une logique de ce partage. Les peintres du mouvement rapide produisent de l’abstraction, là où Garache aura eu le courage, il en a fallu, semble-t-il, pour résister à la poussée contraire, de se maintenir dans la peinture figurative (« le combat pour rester figuratif chez Claude [Garache] a rythmé toute sa vie. Combat de titan face à la vague de l’abstraction. ») Et Claude Garache, d’intervenir, en philosophe, pour affirmer qu’à ce propos, il convient de « se poser la bonne question qui mène à la peinture figurative : que faire de ce que je vois, qui est là devant moi, que faire du réel, qui enveloppe et me dicte ma vie et mes mouvements ? »
À la lenteur propre de Garache correspond l’attente. Car il faut de la patience avant que le regard de l’Appe ne s’éveille et se mette lui-même en mouvement comme une statue animée. Garache, on l’a compris sans même le savoir, vient de la sculpture (« Après tout, ses tableaux sont des sculptures à plat », note Nicolas Dufourcq). C’est ainsi qu’il a su percevoir l’énergie des corps (si l’on peut se permettre de s’immiscer dans ces propos si bien tenus, on affirmera que Garache est un grand percevant, il sait voir et saisir, presque attraper et puis contenir, refermer pour que le temps laisse aux figures la latitude nécessaire pour se déployer). Pourtant, les visages en tant que tels sont rares (« je ne peins pas les visages, car ils tuent le corps par excès d’expression. Ils disent trop, ils signifient trop. ») On songe soudain à Levinas pour lequel – il s’agit d’éviter le contresens majeur, récurrent, à propos de sa théorie du visage – le visage ne se réduit pas à la face, il peut apparaître dans le dos de celui qui me précède dans une file qui attend quelque nourriture. Le visage est dans le corps, il y apparaît partout, jusqu’à l’endroit où la douleur trouve son siège. Et Garache a compris cela, cette présence du visage dans le corps, et que, essentiellement, le visage exprime un infini qui ne se laisse pas réduire à son expression en surface qui, au demeurant, peut très bien être jouée. Voici la puissance de la peinture de Garache, mais on ne veut rien laisser paraître qui ressemblerait à la force, à la virilité. Non, il est question d’une beauté qui submerge et qui, c’est une sensation éprouvée même devant les simples reproductions, et nul doute qu’elle se vérifierait devant les tableaux eux-mêmes ?, enveloppe.
Étonnante, cependant, est cette absence d’ombres. C’est que les corps irradient d’eux-mêmes, ils ne contrastent avec rien d’extérieur. Mais à ce point, une pensée difficile survient qui montre comment l’entour si silencieux est en vérité l’intime même. Autrement dit, le corps féminin entouré de silence, est le silence même, son milieu de manifestation (« j’essaie d’être à la hauteur du motif », on dirait la raison de peindre ; « seule compte la radiation du motif », la récompense de cette raison de peindre, sa justification en vérité). Au fond, c’est en effet le cas de le dire, le mot d’ « intériorité » ne cesse de revenir, en surgissant de la peinture de Garache comme de ses propos et aussi de ceux que Nicolas Dufourcq tient sur lui. Il n’y a pas que « les Penseuses » qui pensent dans l’œuvre de Garache, ses corps, tous, pensent, et les mouvements les plus subtils, et à vrai dire intimes, qu’ils esquissent ou effectuent, traduisent par exemple un désir, donc aussi une pensée qui s’est intérieurement élaborée. « Les Penseuses » sont toujours de face, elles ne cachent rien bien qu’elles conservent leur part de mystère. Et cela dit bien l’art de Garache, qui est plus que de l’art, on veut dire qui n’est pas « seulement » de l’art, un objet d’appréciation esthétique, mais de la pensée et de la vérité, qui du reste, pour cette dernière, reste humaine. On remarquera que ce qui n’est pas soulevé dans l’ouvrage concerne le rapport à la transcendance, inexistante en termes religieux, malgré l’affiliation au baroque, selon l’auteur, qu’on croit purement formelle. En vérité, l’art sans le sacré est possible, semble pouvoir dire Claude Garache, l’homme autant que l’artiste. Certes, il y a ces anges, magnifiques, ces « Anges flottants ». Mais on peut tout de même les voir tels quels, sans référence religieuse, comme des structures ou des énergies internes aux corps humains, et celui des femmes en particulier.
C’est que chez Hélène et Claude Garache on entraperçoit une passion de l’humain, jusqu’au fond du « tragique » dont la pensée n’est de loin pas étrangère à Claude comme à Hélène. Ainsi, et c’est un aussi beau moment qu’il est inattendu, presque étrange, alors qu’il ne l’est finalement pas, lorsqu’est évoquée l’admiration portée à Jean Starobinski et à son épouse, dont Hélène affirme qu’il s’agissait « des êtres les plus parfaits qu’elle ait jamais rencontrés, entièrement vrais, construits pour la vérité, dépositaires d’un immense bagage culturel “qu’ils entretenaient pour devenir des êtres humains plus accomplis encore” ». Hélène leur consacre, pour les représenter, une « statue phallique »..! Et que dire de cette autre œuvre d’Hélène représentant le cerveau d’Yves Bonnefoy, dont à son propos aussi, assurément, il est pensé qu’il fut le meilleur des hommes, des plus accomplis.
Et c’est ce qu’on se dit de Claude Garache lui-même, comme de son épouse Hélène à la lecture de ce très beau livre qui est en même temps un beau Journal et une visite accompagnée, très vivante, dans l’œuvre du peintre et dans celle plus secrète et retenue d’Hélène.
© André Hirt
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