Pour éviter tout malentendu, c’est un conte, mais très vrai comme beaucoup de contes, ou bien une parabole, dont le déchiffrement à partir d’indices, appartient au lecteur, ce que doit être un lecteur, qui est proposée ici grâce à l’écriture d’Eugène Green et aux images proposées par Clément Cogitore.
Mozart est le personnage principal de l’histoire qui est racontée, en droite ligne de La Flûte enchantée. Taminet en est l’agent, ou bien l’acteur. C’est lui qui sera initié ici à une vie non seulement raisonnable, grâce à l’exercice du jugement rationnel, mais attentive aux émotions et aux nécessités de penser et d’agir en combinant l’esprit et le sentiment.
C’est que le monde est bien sombre et il s’est encore assombri à certains égards depuis l’époque de Mozart. À certains égards, car son monde à lui faisait mourir bon nombre d’enfants, les adultes pour la plupart très tôt, la misère et l’absence d’hygiène sévissaient partout, il n’y avait aucune sécurité dans quelque domaine que ce soit, c’était le moment révolutionnaire qui avait le goût du sang, de la revanche et du ressentiment et pas seulement celui de la liberté. Il fallait donc déjà beaucoup de lumière dans ce bloc historique au sein duquel écrivait également le Marquis de Sade…
Reste que la nuit du monde ne s’est pas dissipée et qu’elle appelle, si elle est possible, de la lumière. Et Mozart fut, dans son mystère même, comme un fanal, ou bien un phare, une lueur en tout cas, comme un signe indiquant une issue ou une voie à emprunter. Divin Mozart ! a-t-on envie de dire, au regard de son mystère.
Pourtant, et le livre n’en fait pas état, Mozart a connu la noirceur et broyé du noir. Et il suffit d’écouter de près, de tout près sa musique, pas seulement Don Giovanni, évidemment, ou même Cosi fan tutte, mais des passages centraux des quatuors à cordes ou des derniers quintettes à cordes, des concertos pour piano… Toutefois, le noir n’a jamais le dernier mot, et c’est cela la lumière, et Mozart. La lumière n’a de sens que lorsque quelque chose, une forme, un être, un monde, un amour, une œuvre paraissent. Lorsque les choses disparaissent, il n’y a plus rien à voir. La lumière manifeste qu’il y a quelque chose plutôt que rien, et que c’est cela la raison, mais c’est également cela le don et la grâce dans laquelle il s’agit d’exister comme on peut remercier la nature de nous livrer ses fruits, de nous avoir donné un corps pour jouir et un esprit pour penser.
Mais laissons, avec les auteurs du livre, le mystère de côté. Il existe différentes formes de lumières, comme il y en a de la noirceur. Les premières sont il est vrai difficiles à percevoir et à distinguer, les secondes sont présentes partout.
La lumière participe de l’idée, la noirceur de la réalité. Ce qui n’empêche pas la première d’être la plus réelle, diaphane, insaisissable parce que inappropriable, libre par conséquent, et elle est à elle-même toute une politique (toute la politique), et puis libre comme la musique avec laquelle elle partage sa substance impalpable. Libre enfin est la lumière qui traverse un visage, un paysage (c’est un peu la même chose, n’est-ce pas ?), ainsi qu’une peinture ou une photographie.
Le malheur présent tient peut-être à ce que la question n’est celle de la lumière en ses différents états, mais de savoir s’il existe encore quelque chose comme la lumière. Par la pensée et la création, elle demande à être rallumée, au milieu de tout ce qui et de tous ceux qui l’ont éteinte ou s’activent, volontairement ou dans l’inconscience, en ce sens.
Ce qui est certain, c’est que la lumière n’est ni pure matière, pas davantage pur esprit, car dans les deux cas il n’est permis de voir quoi que ce soit. La lumière exige en revanche de transparaître pour être, de fendre pour arriver, de traverser la matière pour éclore et transfigurer un visage ou un paysage, et, dans sa modalité la plus diaphane pour susciter un amour comme son expression, à même l’opacité des choses et des situations.
Et c’est bien en ce sens que la lumière fait un avec le souffle. L’esprit, donc, dont on se demande toujours comment son pouvoir magique a bien pu se déployer jusqu’à créer le monde. Le souffle : la vie, la mort. Deux temps, entre eux la respiration, le rythme, l’existence dans laquelle avec un peu de lumière on peut devenir, on le doit en soufflant dans la flûte dont chacun dispose, un « Mensch », un être digne de ce nom. Et qu’est-ce que la dignité, si ce n’est l’évaluation de soi comme l’obligation en toute occasion d’être plus grand que soi.
Cette dignité réside dans la musique elle-même, comme le chemin à suivre Lisons, page 27, ces mots qui définissent remarquablement cette dernière :
« C’est l’image que, vue, on ne peut peindre,
La voix toujours près, toujours loin,
Qu’on ne pourra jamais atteindre ».
À côté de ce chemin, que parcourt Taminet, on fait de mauvaises rencontres, celle d’animaux qui ressemblent à des figures assombries, comme cette grenouille-Wagner (35). Ce qui est là, qu’il faut voir, c’est le mystère des choses, cette forme profane du sacré, à savoir ce qui est proprement intouchable, comme la terre elle-même, qui partout ressemble à notre corps, ce que les images, avec beaucoup d’intelligence, croisées ou que l’on peut superposer de Clément Cogitore, montrent. Nous sommes, la terre et nous, semblables, un seul et même corps, et ensemble nous sommes esprit. « C’est votre histoire, et celle aussi du monde ». (52) Mozart est ce Chant de la terre qui dit bonjour et non pas Adieu. Il n’y a pas d’Abschied dans Mozart. Lui, Wolfi, le petit loup, l’animal, le petit surnom de Wolfgang, raconte cette histoire de la lumière, à lire pour les adultes, à raconter aux enfants, qui est joie au-dessus de la douleur et des souffrances du monde.
© André Hirt
À l’écoute (Youtube), Golda Schultz chante « Ach Ich fühl’s » de la Flûte enchantée :
0 commentaires