Il faut bien sûr reprendre. Mozart n’entre dans aucune logique, pas plus que dans les systèmes d’oppositions convenus : pessimisme-optimisme, joie-gaîté, foi et athéisme, travail et désinvolture, etc. Cette distanciation par rapport à tous nos critères de rationalité, à toute philosophie (on entend en revanche une penséeimplicite dans la musique de Mozart, qui échappe à la philosophie, quelle qu’elle soit). – Heidegger l’avait pour sa part remarqué, sans pouvoir ni savoir, pas même vouloir en rendre compte de manière un tant soit peu dépliée, justement dans l’ouvrage intitulé Le Principe de raison qui tourne autour de la phrase d’Angelus Silesius, « la rose est sans pourquoi »). La référence à Mozart porte sur une lettre écrite par ce dernier concernant son mode de composition. Au terme d’une rumination dans laquelle une musique s’élabore, la nuit surtout, Mozart écrit, note Heidegger :
« …le morceau est presque achevé dans ma tête, même s’il est long, de sorte que je puis ensuite, d’un seul regard, le voir en esprit comme un beau tableau ou une jolie personne ; je veux dire qu’en imagination je n’entends nullement les parties les unes après les autres dans l’ordre où elles devront se suivre, je les entends toutes ensemble à la fois. Instants délicieux ! Découverte et mise en œuvre, tout se passe en moi comme dans un beau songe très lucide. Mais le plus beau, c’est d’entendre ainsi tout à la fois. » (Le Principe de raison, p.158-159)
Concernant Mozart, c’est à peu près tout de la part de Heidegger… Mais l’essentiel se trouve dans les phrases de Mozart et entre en résonance contrastée avec le principe de raison tel qu’il domine la raison en général, bien sûr, toute méthode rationnelle ensuite, toute logique, de la plus savante à la plus commune, et bien sûr l’ordre comme le cours du temps, sans parler, évidemment, des sciences. Heidegger souligne seulement qu’ « entendre, c’est voir » et que « “Voir” le tout “d’un seul regard” et “entendre ainsi tout à la fois” sont un seul et même acte ». La notion même de « pourquoi », mine de rien, s’évanouit. Et Heidegger de conclure :
« Mais qu’est-ce que l’essence, le cœur de Mozart ?
(…) Dans le Pèlerin chérubinique (V° livre) nous lisons (distique 366) :
Un cœur calme en son fond, calme devant Dieu comme
celui-ci le veut,
Dieu le touche volontiers, car ce cœur est Son luth.
Ces vers sont intitulés Le Luth de Dieu. C’est Mozart. »
Texte étrange, elliptique, c’est le moins qu’on puisse dire. Toutefois, il dit l’essentiel, du moins sous l’angle qui nous occupe : Mozart est ailleurs, son cœur bat ailleurs, ou alors à côté, ou, peut-être, au plus profond du nôtre, cet inconnu si personnel, puisque nous l’entendons battre, parfois, à l’écoute, ce cœur profond. Mozart sent mieux, plus profond. Un peu plus haut, Heidegger précise que
« ce passage (dans le texte de la correspondance) nous prouve que Mozart a été l’un de ceux qui ont le mieux entendu parmi tous ceux qui entendent : il l’ “a été” (gewesen), c’est-à-dire qu’il l’est essentiellement, qu’il l’est donc encore ».
Mozart est donc ailleurs, mais pourtant pas au-delà (étrange référence, mythologique, à « Dieu », par Heidegger), il se tient dans un « monde » qu’il nous offre, dont il témoigne en effet quelque peu angéliquement. Cet écart, presque ce « monde » à côté du monde, ce monde que concentrent au mieux les Quintettes à cordes, surtout eux, est inscrit dans la musique elle-même. On reconnaît cet écart à sa couleur, si l’on préfère la lumière très particulière, avec laquelle elle résonne et dont elle se sert comme d’un support pour sa manifestation. Lumière ou couleur d’or, d’un jaune incomparable de terre rouge, d’orange de Pyrolle, d’or de Quinacridone. Cette couleur éclaire la Flûte enchantée ou dans le dernier acte des Noces de Figaro, dans ce Divertimento K. 569 de 1788 pour trio à cordes. Et dans les Quintettes, évidemment. Elle provient, semblable à un fruit qui s’ouvre, de la tonalité de mi bemol majeur.
La question de fond, hyper-métaphysique si l’on veut, événementielle quoi qu’il en soit, se demande ce qui s’est passé avec Mozart. Qu’est-ce qui, avec lui, est arrivé ? Et d’abord comme par conséquent pas uniquement en musique, même si tout ce qui arrive, dans l’Histoire comme dans l’existence, s’avance sur une tonalité musicale. L’entendre, puis l’écouter, cela s’appelle penser. Et le critère qui fait un poète, un penseur et au préalable n’importe quelle personnalité réside inconditionnellement dans cette capacité d’écouter, d’avoir l’oreille tendue, cette oreille qui se doit d’être animale, peu éduquée aux airs du temps, non distraite au contraire de celle qui n’entend que ce qu’elle veut bien entendre (c’est cela la jouissance esthétisante, « bobo », amusicale, c’est cela le plaisir immédiat pour tous, la marchandise). Le terme d’événement ne s’impose pourtant pas à l’évocation du nom de Mozart : on dit en lieu et place, gentiment, « miracle », ou comme rappelé, mais c’est plus juste : « mystère ». Or, derrière ces termes, que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui passe ? On se risque à esquisser juste ceci : l’image rêvée et révélée d’une « chose » dont on n’a aucune idée, qui porterait en elle jusqu’au bord de la manifestation le bonheur de chacun dans le cadre innocent d’un monde. Mozart est un seuil, lui-même pointant son allure, sa tonalité depuis une fracture de l’Histoire. Il faut, au temps de la révolution, parvenir à entendre et donc à penser la vraie Révolution (celle qui ne se fait pas « contre », mais depuis son propre fonde et son rêve). On n’a pas bien entendu, on le sait, cette musique qu’on a enterrée très vite, pour faire fructifier d’autres intérêts que les promesses de cette musique dans le dernier acte des Noces de Figaro par exemple, ou dans ce qui est pourtant on ne peut plus explicitement exposé dans la Flûte enchantée. Formulons les choses autrement : depuis la mort de Mozart, la musique comme les Temps modernes qu’elle soutient en faisant entendre sa basse continue, est devenue mélancolique, d’une mélancolie qui a perdu sa profondeur pour n’en retenir que le vide et l’angoisse qui en constitue la mauvaise haleine. La musique est en effet, pour ne s’en tenir qu’à elle, ombrageuse, subjective, c’est-à-dire religieuse, protestante, confuse (Wagner), épuisée en un sens très spécial dont Nietzsche ne s’était même pas douté, celui d’affects eux-mêmes vidés, des affects désaffectés dans la musique qui s’est faite cerveau, purement intellectuelle, parce qu’elle a perdu toute chair (tout un pan de ce qu’on appelle « musique contemporaine » qui, Dieu merci, en possède tout de même de plus vivants).
Mozart est dans l’Histoire présente ce dont elle n’a pas voulu. Sa musique est une rencontre avec ce qui est et qui est resté voilé. C’est en ce sens qu’elle est événementielle. En l’écoutant nous rencontrons à notre tour ce qui ne se rencontre pas. C’est pourquoi elle ne consiste pas en une césure, mais une inversion ; elle n’est pas un adieu comme tant de par ailleurs belles musiques, mais une présence continue que l’existence peut, si elle sait écouter, si elle reste attentive, peut entendre et voir.
Et ce serait au moins une des raisons pour lesquelles Mozart n’est pas comme dans le Quintette en ré, ce que soulignent autant Éric Rohmer que Michel Tamisier dans son livre néanmoins très beau, Mozart, Hölderlin (La Délirante, 1975), une « question », et cela malgré ces quelques notes en effet parlantes du début et que Spunicunifait rend avec encore plus d’éloquence, néanmoins discrète, disons sobrement insistante, grâce aussi à ces instruments anciens qui ont le mérite non pas de nous ramener en arrière dans l’Histoire, ce qui ne présente aucun intérêt (entendre comme on entendait, alors qu’il s’agit d’écouter au présent !).
S’il ne s’agit pas d’une question, de quoi Mozart nous informe-t-il ? De toute une histoire qui mène de la naissance jusqu’au seuil de la mort, et c’est à ce moment-là qu’a lieu un sursaut comme dans cette fin stupéfiante, celle de l’énergie du désespoir, de l’énergie vainquant le désespoir, de la fin du Quintette en sol mineur. Ces Quintettes sont pour la plupart des œuvres totales de l’existence. On a parlé à leur sujet d’opéra. Peut-être, ou évidemment, mais on en reste à leur dimension dialogique, alors qu’ils parlent. Oui ils parlent, Mozart est une musique qui parle, peut-être la seule avec celle de Schubert, des musiques qui soufflent à l’oreille s’entend, ils parlent de la façon dont l’existence nous apparaît, est éprouvée dans toutes ses dimensions les plus tragiques, la façon dont finalement elle se pardonne et s’innocente comme elle innocente le monde. Prenons une image : la mort disparaît de l’œuvre de Mozart comme lui-même se rendit à l’évidence de sa propre disparition dans une fosse commune. La tragédie de l’existence n’est pas annulée, mais dépassée. Drama giocoso, c’est unique, comme dans Don Giovanni. Kierkegaard ne comprenait pas et Mozart fut une des grandes affaires de sa vie, à certains égards le seul concurrent à la foi et à la religion. Kierkegaard n’avait donc pas davantage compris comme la plupart d’entre nous ce que Nietzsche avait quant à lui très bien perçu dans la musique de Mozart, cette Heiterkeit, cette sérénité, ce côté tendu, imperturbable, cette joie si spéciale nourrie par la tragédie.
Et il faut lire dans la Correspondance de Mozart ceci, justement, écrit à l’orée de la composition du Quintette en sol mineur :
« Comme la mort (à y regarder de près) est le vrai but final de la vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable et parfaite amie de l’homme, que son image non seulement n’a plus rien d’effrayant pour moi, mais m’est très apaisante, très consolante ! » (Lettre du 4 avril 1787).
Ce serait une grande erreur de voir dans ces lignes quelque forme d’ironie. Ou encore de légèreté ou de facilité rhétorique. Et sans doute aussi la figure, assez courante, que peut prendre le désespoir, dans lequel, au demeurant, Mozart a certes dû tomber à plusieurs reprises mais qu’il n’a pas embrassé, pour dire qu’il ne s’y est pas complu, autant que sa musique le laisse percevoir et entendre dans les moindres détails. Autre chose se trouve donc engagé.
Ainsi, la mort se trouve approchée comme l’existence se tenant au plus près d’elle-même, au point que toutes deux apparaissent inséparables. Ne pas exister dans la présence proche de la mort reviendrait à ne pas exister. Et cette présence, lorsqu’elle a lieu, se met à rayonner, sonner, résonner, de telle sorte que la mort prend la tonalité de la résonance de l’existence tout comme cette dernière ne sonne, n’est, ne vient à elle-même que grâce à la proximité étroite de la mort. Quelle serait alors la différence entre l’existence et la mort ? Ceci, peut-on suggérer, que la mort est au risque de son oubli, que par suite l’existence ne se pense plus comme existence, parce qu’une distance, comme l’oubli, se serait installée entre elles.
Il est concevable, à la réflexion, de prolonger ces réflexions, toujours dans la suite de l’écoute de ces quintettes à cordes de Mozart qui recèlent, il est vrai comme d’autres pièces du répertoire, mais ici avec une évidence (ce serait définitivement le mot caractérisant au plus près, et en général, la musique du compositeur), une évidence telle, par conséquent, qu’ils se prêtent à la méditation philosophique. La mort, puisqu’il s’agit d’« elle », l’innommable et pas nécessairement pour les raisons les plus communes (la fin de la vie, l’ignorance qu’elle recèle quant à l’au-delà, son non-sens, etc.) serait dans ce que cette musique approche et que les paroles citées corroborent très explicitement, ouverture. Ouverture de l’existence à elle-même, doit-on le préciser. Loin de toute facilité rhétorique et d’une jonglerie pseudo-philosophique, le premier point à souligner concerne le rapport humain à la mort qui en fait un horizon, celui-là même de la temporalité, de toute temporalité en soulignant que l’être se signale en cela, comme le montre, à sa manière incontestable, quoi qu’on pense de lui, le philosophe Heidegger qui du reste, on y a fait référence, cite ces mots de Mozart sur la mort, sans pour autant les développer.
Cependant, il est possible de prolonger une telle pensée quitte, peut-être, à l’infléchir. Le rapport à la mort n’est pas, ainsi, une simple attitude qui apporterait authenticité à l’existence, elle qui affronterait la mort au lieu de se la dissimuler. Encore moins serait-elle une aptitude, une capacité, une forme d’héroïsme. En revanche, on suggérera que la mort serait le moyen pour l’existence d’être auprès de soi, ou avec soi. L’essentiel, néanmoins, porterait sur un autre plan, celui que le philosophe nomme la « possibilité », mais qu’on entendra ici, avec Mozart et ses mots, dans le cadre de l’amour. L’amour étant ce qui ouvre, qui se donne ainsi, gratuitement, sans par conséquent la moindre intention, objectif dans le but de produire quoi que ce soit. Un mot est incomptable avec l’amour, il s’agit du verbe faire. Avec l’amour, on ne fait rien, on existe seulement, on est dans l’existence. Et ce serait seulement dans ce non-faire que l’existence trouverait sa possibilité, également dans le retrait de la volonté qui possède toujours déjà, pour et dans les raisons de son déclenchement, une visée et un programme. Cette tenue, cette manière d’être ou cet êthos décrivent l’espace comme le temps de la musique. Ce qui s’ouvre, cette ouverture même, ce desserrement (Erschlossenheit), cette clé qui ouvre (la clé !) en effet marquent le temps de la musique, celui de sa venue. Dès lors la « possibilité » intensifie son sens, qui n’est pas modal en ce qu’il ne se différencie pas de la nécessité et de l’existence de la réalité, celui en revanche de la tonalité de l’ouverture. Et la mort, un espace indéfini, se met à résonner, à renvoyer l’écho qui l’appelle en personne avec et dans le nom d’existence.
Il y a autre chose : on se satisfait, à des fins d’excuses personnelles, de l’idée selon laquelle Mozart n’avait guère besoin de travailler… On lira cependant ceci que le diariste Niemtscheck a rapporté, juste ces quelques mots de Mozart à propos de son Don Giovanni :
« Je n’ai épargné ni peine ni travail afin de faire quelque chose d’excellent pour Prague. On se trompe en général quand on dit que mon art m’a été facile à acquérir. Je vous assure, mon cher ami, que personne n’a eu autant de mal que moi à étudier la composition. Il ne serait pas facile de trouver un maître célèbre en musique que je n’aie étudié avec application, et souvent étudié à plusieurs reprises, d’un bout à l’autre ». (Et à ce propos Niemtscheck ajoute : « Et en effet, on voyait les œuvres des plus grands compositeurs sur son pupitre, même alors qu’il avait atteint à la perfection »).
On a ramené de surcroît Mozart à l’enfance, au génie précoce, à l’enfant prodige, etc. Le tout est de savoir de quel enfant on parle… On ne considérera sûrement pas l’âge (l’enfantin), et bien moins encore l’infantile, puisque cette enfance tient à ce qu’il y a de plus profond dans l’homme et de plus éloigné de lui. Les hommes se trouvent et se dirigent au demeurant vers l’immaturation toujours grandissante, alors que l’enfant-Mozart excède ces hommes et l’homme dans l’homme. Il est cet « enfant qui joue » dont parle Schiller ; il est ce désenchaînement à l’égard du train du monde ; il est cette liberté. En vérité, Mozart n’a jamais été l’enfant que l’on croit. Il est la maturité à laquelle Freud, « si peu musicien », prétend-on, et répète-t-on là aussi en se justifiant de ne pas entendre, en tous les sens, la musique, ou alors très musicien si l’on y regarde de près (l’écoute, la capacité d’écouter et d’entendre, toute de même, qui le savait mieux que lui ?), cette maturité donc à laquelle il appelait les hommes, depuis leur enfance, leur vie sexuelle et joueuse. Oui, Spunicunifait !
© André Hirt


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