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Mozart, 6 String Quintets, on historical instruments, SPUNICUNIFAIT, 3 cd, Alpha, 2025. 1/2. 

par | 6/10/2025 | Classique, Discothèque, Musique

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Qui est Mozart ? Car, parlons d’ailleurs au présent, il reste un « mystère », ce mot avec lequel bon nombre de personnes le qualifient dans de très beaux hommages ou textes (on songe, aux deux extrêmes, à Philippe Sollers et à Karl Barth). Un mystère, ou bien au contraire, qui n’en est donc pas un, une évidence.

Peut-être que tout simplement Mozart se dit lui-même, en d’autres termes dit qui il est dans ces quintettes à cordes, un genre nouveau de son temps, dont il a repris l’acte de naissance pour les porter, déjà et comme toujours chez lui, à la maturité. On parlera donc aussi de perfection, et bien qu’évidemment il s’agisse de cela, c’est autre chose, tout autre chose qui s’impose, outre l’évidence ainsi que le naturel confondant.

Plutôt que « mystère », au moins provisoirement ou faute de mieux, on préférera le qualificatif de « secret » mais en un sens très spécial, à savoir que ce qu’il donne à entendre, qui n’est pas caché, on ne le voit ni même le devine. Ce secret-là fait un avec l’évidence. Aussi secret et évident que le sont le désir, le bonheur et la vie à portée de main. D’habitude, la mélancolie des jours nous en détourne en s’appuyant sur les armes féroces et mortifères de l’oubli. Mozart connaît comme tout un chacun, et ô combien, la mélancolie, il sait comme personne l’explorer, en saisir les ressorts, et il sait comment agir avec elle, comment l’envelopper et la retourner ainsi qu’on le fait d’un vêtement pour la faire servir à la vie.

Du reste, à l’écoute de ces quintettes, et déjà comme à l’ombre lumineuse de la grande série des quatuors à cordes, c’est l’existence qui ouvre et traverse la musique. Par conséquent, la musique ne sert plus, ou ne veut plus servir ! Elle se désire comme la liberté sa libération. Et c’est alors la subjectivité, au meilleur sens du terme, celle qui ne fait pas une affaire de la sienne propre, mais qui accueille celle de tout un chacun, qui la chérit, qui s’exprime dans l’histoire. Un moment, Beethoven reprendra cette subjectivité en se laissant prendre par l’héroïsme catastrophique comme ceux qui se laissent contaminer par les idéologies mortifères, celles des « socialismes » en tout genre du XX° siècle, en salissant le mot, opposés et si superposables. Mozart est loin d’elles. Il propose une autre Histoire. Et cette proposition, c’est la sienne. Comme dit la culture populaire, c’est tout lui.

Afin de savoir « qui » est Mozart, on peut assez facilement convenir qu’il se tient là, dans l’embrasure de la porte avec les partitions de ces quintettes, le regard malicieux, le sourire franc, et pour finir en prononçant de façon délicieuse quelques paroles d’invitation, définitives, à « la vraie vie ». C’est ainsi qu’on le voit.

Cependant, il est si difficile d’en parler.  Prononcer le nom de Mozart, c’est de toute façon parler non seulement d’autre chose, mais d’un autre monde, puisque tous les critères de celui dans lequel nous vivons se trouvent retournés, sans violence, juste éteints afin de laisser place à un ailleurs. Pas même un Ouvert, ni même une ouverture à cet ailleurs. Là où Mozart compose et joue dans tous les sens du terme, il nous invite, nous y installe si nous ne résistons pas, comme s’il s’agissait de notre vraie demeure. Pour autant, aucun regret de ce monde-ci n’est à noter, aucun ressentiment, aucune violence gratuite, pas davantage de naïveté. Une puissance sans la moindre intention de pouvoir, se dit-on. C’est extraordinaire et formidable !

Ces quintettes furent avec les quatuors à cordes, comme ceux avec piano, instruments à vent, sans parler des trios (à cordes comme avec piano), une initiation à ce que la vie, la nôtre, aura offert de meilleur. On a beau faire l’inventaire, qu’y a-t-il au-dessus de ces moments d’écoute qui sont en même temps des moments d’insouciance, de bonheur parfois, d’amour (souvent) et de plaisir sexuel aussi, évidemment, conséquemment ? Car, il ne faut pas s’en cacher, avec Mozart, il s’agit de cela, qui n’est jamais uniquement « cela », cette forêt que la sexualité explore, dont elle jouit déjà dans l’attente et malgré la distance.

D’où ce nom donné à l’ensemble qui joue ces quintettes, Spunicunifait, un « mot », un nom, une expression, on ne sait pas, mais peu importe, dont Mozart faisait usage dans sa correspondance non pas platement par grivoiserie, mais innocemment, de façon jubilatoire, comme l’est le jeu sexuel, rappelons-le, avec sa cousine et peut-être (très certainement, et c’est bien), en y pensant, on songeant à ce « terme », en compagnie d’autres femmes. Il faut lire longuement, délicatement, avec bonheur, ce « mot », et même à l’envers, « faire cuni à la peau de lapin », ce qui est « faire catleya » comme chez Proust, ou « battre le briquet » dans Ô clair de la lune

Toute pudibonderie à part, donc, puisque l’innocence de la vie sexuelle s’impose impérativement contre le mauvais goût de notre temps de culpabilisations diverses en la matière ou au contraire, ensemble, des mécanisations de « l’affaire » dont bon nombre de publications et de films, d’injonctions politiques et journalistiques font état ainsi que les contrats de toutes sortes aidant (la disparition de l’érotisme est tragique, déjà très signifiante, avant même toute pensée un peu sérieuse de l’amour). Mozart, lui, nous rend à la vie.

L’écoute de ces quintettes par l’ensemble Spunicunifait renouvelle et leur appréhension et leur contenu. Ils nous appartiennent en ce qu’ils habitent notre désir en le relançant comme en réactivant le présent de l’existence.  Car on n’existe qu’au présent, le reste du temps est ruminations et illusions, autrement dit pertes et abandons. Ressentiment, même déjà de ce qui n’a pas ou pas encore eu lieu. La musique de Mozart, celle-ci en particulier, repose, parce qu’elle en provient, sur une victoire. Sauf que cette victoire s’oublie comme telle, elle a relégué la mélancolie, cet autre mot pour dire le passé, aux oubliettes. Et certainement pas par dénégation de quelque réel, mais parce que le mot comme son contenu ne produisent rien, encore moins créent-t-ils quoi que ce soit. Ils ne nous font pas d’usage.

Écoutez à cet égard le quintette en sol mineur, K.516, traversé en effet par la mélancolie, la souffrance même (ces coups portés dans le 2ième mouvement, violent et désolé dans les douleurs qui résonnent se font écho à partir de 1’40), et puis ce 4ième mouvement, un véritable ensemble et microcosme mozartien, d’une tristesse cette fois-ci abyssale, et qui malgré cette absence de fond parvient, soudainement, dans un mélange de brusquerie, de secousse et de tendresse, à se relever, à se maintenir debout, à 2’20, et c’est alors, en effet, comme une leçon irréfutable de vie. On y reviendra.

Le son que parvient à dégager l’ensemble Spunicunifait nous fait revisiter ces œuvres dont on n’a pas peur de dire qu’elles se situent au sommet de la musique occidentale avec d’autres œuvres de Mozart bien sûr, de Bach évidemment, et de Beethoven (tous les quatuors et bon nombre de sonates pour piano) nécessairement. Ce son, gagné par les instruments anciens, certes, mais aussi par l’engagement interprétatif, sec, violent (on l’a rappelé à l’instant, le 2° mouvement du K. 516 et ses coups portés), doux aussi (le mouvement qui suit, si tendre et rempli de compassion), disons tout de même sur la crête de la douleur, de la souffrance et d’un appel aux ressources de la vie. Une fois de plus, le nom que l’ensemble s’est donné se justifie et on y reconnaît, dans toute cette musique s’entend, un viatique pour toute l’existence. Inutile d’évoquer ni même de rappeler les grands miracles du disque qui ont porté ces quintettes. Nous entendons là, avec l’ensemble Spunicunifait, de quoi les réentendre et d’y trouver des ressources nouvelles pour exister au mieux.

Voilà pour la réponse.

D’ailleurs, Mozart n’est-il pas une réponse ? Certes, d’abord il pose une question, comme dans ce quintette en ré, K. 593, ces quelques notes au violoncelle. Jamais la musique, instrumentale cela va sans dire, n’a aussi clairement parlé ! On y reviendra là aussi.

Dans un très beau livre intitulé De Mozart en Beethoven (Actes Sud), pris de haut par les spécialistes, plus généralement très négligé comme le sont souvent les livres essentiels, les « inlus » comme on se le dit à soi-même sans la moindre réserve en songeant à la fausse note qu’il faut pourtant inclure en vérité dans toute musique pour qu’elle soit musique, ces livres qui en plus de ne pas être lus, sont analogues aux existences qui n’ont pas connu la possibilité, dirait Georg Trakl, de Salzbourg !, de naître, qui ne sont tout simplement pas nées (Ungeborenen) parce qu’elles ont été fauchés par la guerre, la maladie, parce qu’il n’y eut pour elles ni jeunesse, pas davantage de projet d’existence, pas d’âge à cause d’une suppression du temps, des yeux et de surdité à tous égards, le cinéaste Éric Rohmer, l’auteur de ce livre, mozartien et beethovenien dans l’âme, on croit néanmoins comprendre dans un tiraillement du reste inutile, plus mozartien tout de même à cause justement de l’eros souverain,  a longuement parlé de ces quelques notes qui constituent le début du quintette. Il y entend une question métaphysique proche de l’interrogation heideggérienne portant sur le « pourquoi », « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?», pour reprendre la formule de Leibniz.

À vrai dire, on y entend pour notre part non quelque « pourquoi ? », plutôt une « surprise ». Laquelle ? L’étonnement d’être là, une stupéfaction heureuse comparable à la légère inquiétude de l’enfant lorsqu’il découvre le sapin de Noël et qu’il se réjouit aussitôt. Mozart énonce ceci qu’il vaut mieux quelque choseplutôt que rien, et que cela, cette positivité, suffit. Et qu’il n’y a pas de question à poser à une positivité puisqu’on ne se trouve pas devant une alternative, qui n’est jamais que théorique. Engager la théorie, et en rester à elle, est le début du malheur, répondrait sans conteste Mozart. C’est pourquoi il paraît en quelque sorte « insuffisant » aux fanatiques de la théorie, aux philosophes qui philosophent pour philosopher, comme si la philosophie constituait le bon régime pour aborder l’existence… Mais, Dieu merci, il n’y a pas que les philosophes, ces philosophes-là évidemment.

Un jour, un imbécile, il n’y a pas d’autre mot comme on va voir, pourtant par quelque côté instruit, esthétisant comme il faut qu’on soit dans le monde, s’en est violemment pris à Mozart parce que cette musique lui paraissait trop « parfaite » (ce ne fut pas le terme, on va comprendre pourquoi on l’utilise pour résumer le propos tenu), et qu’il aurait dû y déposer des « dissonances », qu’il fallait, qu’il lui fallait à lui, insista l’imbécile comme pris d’un accès de romantisme tardif, incompris et du reste inconscient, des « dissonances » (on se demande d’ailleurs pourquoi, et comme s’il n’y en avait pas, il suffit d’écouter), tout cela énoncé avec sérieux, avec mépris, soit dit en passant et évidemment par inculture, de toute histoire de la musique et de ce que la musique possède une histoire, sans la moindre prise en compte du matériau musical spécifique d’une époque. Peu importe, c’est le « parfait » qui interroge (on résume donc par ce mot le propos tenu, qui, sans le savoir, est finalement intéressant).

C’est qu’il s’agit dans avec cette musique de Mozart de quelque chose d’incompréhensible, donc de dérangeant pour quelqu’un qui est, quoi qu’il en dise, à l’aise dans son temps et avec lui, mais mal à l’aise avec lui-même, sans parler d’un rapport problématique sur le sens, à tous égards, de la musique. À l’inverse, on conviendra qu’une grâce s’exerce dans Mozart, toute une existence qui fait de la musique autre chose qu’une contemplation esthétisante, un sujet, un spectacle, une performance, mais au contraire, en effet, un comblement, une énergie vitale, la force d’un désir, non pas dans la perspective d’une satisfaction ultime, le fameux plaisir et la croyance en la possibilité d’une jouissance, mais dans la considération de ce qui se trouve toujours déjà donné. Si la musique de Mozart nous apparaît si « parfaite », ce n’est point par miracle ou par quelque prouesse métaphysique ou technique, mais parce que tout est toujours déjà offert dans sa perfection, celle d’être présente, là. Comme l’offrande de l’amoureuse dont parle Spunicunifait… Mozart transcrit l’état des choses, des hommes et de lui-même en ayant mis entre parenthèses les représentations et les perspectives qui voient loin et guère ce qui se trouve sous les yeux, à savoir l’existence qui ne cesse de s’inventer, en tournant sur elle-même, en se différenciant, se reprenant et se relançant, toujours en dissonant, oui et en consonant avec sa propre infinité.

© André Hirt

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