On savait que le très grand pianiste Mikhaïl Rudy écrivait, mais on ignorait peut-être jusque-là avec quelle fièvre, quelle intensité, et sans nul doute quelle honnêteté. On n’écrasera pas davantage l’ouvrage qu’il publie aujourd’hui, Le Disciple, ce sera aplatir et son propos et son intention, comme on fait bien trop souvent, sur la dimension biographique, dans la mesure évidente, que même à se raconter, seul le récit parvient à rendre les éléments réels et les événements qui se sont effectivement déroulés signifiants. C’est à cette condition seulement qu’ils peuvent être pensés, si bien qu’à l’inverse l’événement brut, par exemple, vécu, ne possède aucunement cette portée.
Et ce point prend toute sa dimension concernant l’existence d’un artiste de surcroît d’une dimension telle que celle de Mikhaïl Rudy. On ne rentrera donc surtout pas dans le détail et la trame de ce qui s’affiche au demeurant comme « roman », car il réservera au lecteur des surprises en plus de le tenir en haleine jusqu’à la fin qui reprend d’ailleurs la première page et on lui conférant cette fois-ci toute sa signifiance et plus largement son sens, celui-là même qui déjoue tout « biographisme ». Ainsi, à la lecture, on n’aura pas su prévoir, tout comme l’existence réelle en acte, comment le livre allait tourner. On a lu, amusé, parfois irrité par quelques facilités ou clichés (mais ils font partie de nos vie), inquiété, perturbé aussi, dérangé même, indigné aussi, puis finalement estomaqué.
Autrement dit, le roman et la fiction qu’il véhicule sont ce qu’il y a de plus réel. Et ce rehaussement, au sens rigoureux d’une transfiguration concerne tous les aspects de l’ouvrage, non seulement l’histoire, entre autres, d’amour entre un maître et son disciple, mais aussi la Russie contemporaine, ce qu’elle est devenue, hélas, moralement et politiquement parlant, les façons d’envisager et de concevoir la musique, etc. Qui ne comprend pas les raisons de faire récit ne comprendra pas ces aspects, ni la Russie, ni la politique, ni la musique, et pour finir pas davantage ce qu’est ou peut être ce qu’on appelle la littérature.
Mais c’est la musique qui conduit ici l’existence et elle est le personnage qui sera redoublé, progressivement, dans l’ouvrage, par la figure de Rimbaud. Venons-en donc au fait : quel rôle joue la musique dans nos existences ? Que révèle-t-elle de nous-mêmes ? Et que cache-t-elle et que permet-elle de dissimuler, de refouler ou plus immédiatement de tenir à distance ? Ces questions seront également celles de l’interprète, en l’occurrence de pianiste, car les réponses qu’on leur apportera, ou leur absence de réponse qui ont-elles aussi lieu, conduisent vers des pôles opposés, la lecture, la compréhension et partant l’interprétation d’une même œuvre.
Quoi qu’il en soit, les grands musiciens et poètes ne font pas que nous habiter, ils sont encore moins de simples noms sur les affiches de concert, de disques ou de livres, ils sont aussi nous, affectivement, ils sont ceux à travers lesquels nous existons, ou pouvons exister. Ils peuvent comme leur art changer notre vie. Rien, toutefois, de plus dangereux que l’existence. Rien dont l’être soit plus abandonné, sans la moindre ressource d’un savoir. Et c’est dans les creux et les vides de ce dénuement que la musique et la poésie nous portent. Mais elles sont elles-mêmes dangereuses. En effet, Scriabin nous exalte et nous brûle, la fièvre de Tristan nous consume et nous soustait au monde. Comment faire ? Comment vivre ? Ce dérangement existentiel est exemplifié par la Russie, et le pire peut bien sûr arriver (« Nous sommes un pays du tiers-monde doté de l’arme nucléaire »). C’est qu’il y a plusieurs façons de porter la main sur soi comme on dit pudiquement pour évoquer le suicide…
Reste cependant toujours la musique, au-delà même du danger qu’elle porte, ce danger dont Wagner fut, dans son œuvre comme dans ses personnages (on songe à Kundry), le parengon. Et cette musique-là est encore en quelque façon enchaînée à quelque diable ainsi qu’on peut lire dans ce très grand livre qu’est Le Docteur Faustus de Thomas Mann, un ouvrage auquel on songe très souvent en lisant celui de Mikhaïl Rudy. Sans dévoiler quoi que ce soit de l’intrigue, ce n’est qu’à la fin de l’ouvrage qu’une musique « enfin libre » peut se faire entendre à travers l’adagio de la Hammerklavier de Beethoven, une musique sans ambiguïté, franche, nette et claire comme aurait dit Nietzsche (on a essayé de rappeler quelque chose d’analogue dans la trilogie consacrée à Beethoven dans Chantier Faustus, La Dernière sonate et Promesse de Beethoven…). Et, enfin, une musique libre éclaire l’existence. On fera l’hypothèse que cette clarification vaut en retour pour le musicien qu’est Mikhaïl Rudy, que cela s’entendra plus que jamais, avec éclat et joie, dans ses interprétations à venir.
© André Hirt
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