Chacun des mots de ce beau titre, celui du livre de poèmes de Michèle Finck, résonne dans la pensée et à elle puisqu’il renvoie à des lignes de vie, des voies en effet, des expériences d’abord (la voix, la musique avant tout, par-dessus tout comme la profondeur même de l’existence) et du monde (la mer, la Corse ici, l’Alsace toujours, Paris si grande et si petite lorsqu’elle est contenue, et confinée, dans une chambre, puisque le Covid a rétréci le monde et donné comme jamais le désir du large).
Aussitôt, une tension s’élève, entre l’avenir, le large donc, et aussi l’obscur, presque le noir, le fermé et le passé endeuillé par les pertes, du père, de la personne bien-aimée un jour de Vendredi Saint, si important en Alsace. Le passé, toutefois, contient des promesses, ne serait-ce que celle de la fidélité qui, dans son obstination (il est, à l’écart même de la religion question de la prière, le mot s’impose si souvent), suspend le temps, dans la douleur comme parfois, aussi, dans l’ardeur d’un souvenir.
En réalité, le monde aura très récemment été ébranlé par un virus, comme il l’a déjà été et malheureusement risque bien, on ne sait toujours pas par quel fond de nécessité régi par la pulsion de mort, de l’être encore dans la guerre. Les ondes de choc, comme on dit du Covid, nous ébranlent toujours, elles ont renversé, interrompu et détruit des vies et des liens, et ont contraint les poètes, car eux en ressentent les effets, plus profondément que d’autres, eux qui sont si fragiles et en même temps si forts, à écouter. Eux savent que le langage ne sort pas indemne des épreuves de l’existence individuelle et collective.
Il n’y a de langage que d’un cours continu des choses, il n’y a d’origine du langage que d’un événement et cela se nomme le poème. Certes les poètes « fondent », on le comprend toujours mieux, et aussi ils transforment, déplacent, puisqu’ils se font remarquer en ce qu’en effet ils bouleversent le langage. De telle sorte que le poème est la résultante d’un ébranlement qu’il retourne et à son tour ébranle. À la violence le poème répond par le récit de la douceur qu’elle aura suspendue.
La voie du large est un grand poème-récit, comme il se doit des grands poèmes qui déposent en nous le flux de la pensée ainsi que le feraient des fleuves. Dans le désordre, mais intimement reliés, Williams Carlos Williams et son Paterson, Phrase de Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Christophe Bailly et Temps réel – en tout cas peu importent les références de chacun, ses préférences ou ses rejets, la constellation que ces poèmes installent, on songe alors à la musique, puisqu’elle est ici le régisseur, comme une forme nécessaire à partir de laquelle l’intelligibilité en toute chose devient seulement possible.
Car la très grande affaire est celle du lien, de ce qui relie, qui aura également été délié, comme abandonné, coupé comme un suicidé pendu qui, à tous égards, a perdu pied parce que le tabouret posé sur l’existence vient d’être repoussé (« … ne plus avoir pied c’est la condition humaine » ). La grande affaire est celle du « verbe », cet auxiliaire en effet, « être », cette copule, dont on se demande bien si quelque réalité trouve ainsi sa martingale ou au contraire n’est qu’illusion. Où est « Dieu », Celui qui est censé relier, fonder ? Souvent, tout se vide, et se met à sonner creux, comme ces journées pendant les confinements, le premier surtout, si étrange, si cotonneux, si régressif. De Profondis, sans cesse. Qu’entend-on ?
Dans la nuit, néanmoins, on ne cesse également de s’approcher. Mais de quoi ? Ce sont les êtres chers et perdus qu’on entend dans la musique, grâce à elle qui justifie le monde, sans pour autant déposer dans cette grâce la moindre raison. La musique, si individuelle, si intime recouvre pourtant le monde entier, « Grâce à la musique tous les morts de la pandémie/Sont devenus mes morts comme toi. (…) ») Et « Qui écoute devient musique ». On se demande bien comment il est simplement possible d’entendre sans la musique, car entendre c’est aussi parler, c’est s’approcher, c’est apporter au souffle l’air qui manque dans les mots et qui les empêche de dessécher. Voici le poème.
La musique élargit, lie, lit. C’est encore elle qui écrit, et comment en serait-il autrement puisqu’elle provient de l’absence de fond. De Profondis clamavi. « (J’écoute donc je suis)», est-il écrit après « Je sens donc je suis » qui ouvre l’écoute.
Partout donc la musique, partout Strasbourg, même à Paris. Partout avec la radio. Partout avec les morts en soi et en effet la condition que le poète endosse : « Die Welt ist fort/ Ich muss dich tragen » *.
Tout cet immense poème qu’est La voie du large écoute, ne fait qu’écouter, tendre l’oreille, partout, sans cesse, même vers les morts qui eux aussi semblent entendre en répondant dans la musique et grâce à elle. (Et c’est pourquoi Saint Bernard est cité : « Si tu veux voir écoute »). C’est encore pourquoi, on n’y insistera jamais assez, un poète ne peut poétiser, c’est-à-dire parler vraiment et parler vrai sans la musique, elle l’affirmative, la vivante, l’inconditionnelle. Et dans les moments et les périodes les plus desséchées de l’existence et du monde, comme on dit à l’instant, sans la mer et sa liberté, alors que le langage s’est dégradé et épuisée, elle éveille ce dernier comme l’eau que l’on dépose soigneusement sur une plante afin qu’elle ne plie pas.
Mais voilà, le mot de « doute « est certainement celui qui traverse et scande toute ce poème-récit. Le doute est l’écart, la distance. C’est lui qui marque le fait de perdre pied. Et c’est lui encore qui se tient dans le silence et la perte. C’est lui qui nage, qui ne touche pas le fond. C’est lui l’ouvert au loin, comme cette journée de demain dont on ne sait rien. C’est encore lui lorsqu’on se souvient, troublé(e), des journées évanouies de l’enfance. Et la musique recouvre et remplit, comme cette écoute de Weinberg, en lisant les correspondances de Nelly-Sachs, de Tsvétaieva/ Parsternak/ Rilke et de Paul Celan/ Ingeborg Bachmann.
Le doute, le poème, la radio, le téléphone, la musique – écouter, nager, voici la constellation. Elle ouvre malgré tout, envers et contre tout, « la voie du large », car il faut comme l’art élargir l’existence, ne serait-ce que pour entendre résonner les voix, celle d’Elizabeth Schwartzkopf qu’on réentend ici. Ainsi le poème s’approchera au plus près de l’existence au lieu, dans les mauvais poèmes de celles et ceux qui se croient poètes en alignant des mots et des blancs, sans la moindre résonance ni échos, de se projeter comme on pousse pour avancer sa personne au premier plan sur les photos, alors il sera si près qu’il entrera en nous, comme introjeté. Voilà qui mérite avec les mots musicaux de Schubert, ces mots d’amour : « Ich danke dir ». La constellation se nomme « amour » et c’est avec elle et en se laissant diriger par elle, à pied, sans avoir pied, en nageant, en étant seul(e) dans une chambre que « peut-être » (may be a dû dire l’aimée) l’approche aura lieu dans la plus grande et tendre proximité. « Peut-être » est déjà au-delà du doute…
Au demeurant, ce poème-récit de Michèle Finck, d’une très grande inventivité formelle, au service de ce qu’il y a dire, c’est-à-dire le ton, le confirme : il n’existe pas de certitude, elle est inutile, comme les preuves d’amour puisqu’on ressent le souffle de l’aimé(e), et que se tient juste à côté de nous, d’une présence incontestable, par-delà la mort, c’est alors beaucoup, son ombre protectrice.
*Un poète lit et relit un autre. Ils se reli(s)ent et chaque lecteur devient poète. Le lecteur, cet interpellé. Le poème fait revivre les morts, ou si on ne croit plus à rien, pas même au poème, les morts sont pourtant là, juste derrière sa musique.
* Volens nolens, on n’a jamais aussi bien lu et relu le poème suivant qu’on peut lire dans La Rose de personne, de Paul Celan, et cet autre vers, bien connu, toujours à reprendre, dans lequel il faut sans cesse essayer d’entrer comme on entre dans la mer et comme on y brasse et embrasse le monde, de AtemWende, Renverse de souffle, « Die Welt ist fort ich muss dich tragen » :
« AVEC TOUTES LES PENSÉES je suis sorti
hors du monde : tu étais là,
toi, ma silencieuse, mon ouverte, et –
tu nous reçus.
(…) »
© André Hirt
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