On entend, un peu plus qu’un peu, en lisant le beau titre du livre de Marion Grébert, la question fameuse, toujours à la fois évidente et étrange, de Hölderlin, « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? », Or, s’agissant des fleurs, même si un aspect substantiel de la question demeure et agit dans l’ouvrage, il n’y a pas, ou plus, ou encore jamais eu de question. Seulement ce que l’on considère comme une réponse, bien qu’elle soit, si cela est concevable et donc possible, bien davantage que cela. (Même dans la forme, à l’article indéfini « des » s’opposent en vérité « les » fleurs, montrés par l’article cette fois-ci défini, par conséquent bien présentes et là.)
Cela est évident, une réponse suit la question. Ce que les fleurs disent, en effet, c’est une éclosion qui ne répond à aucun pourquoi (« la rose est sans pourquoi… », comme on sait avec Angélus Silésius, ou bien « a rose is a rose is a rose is a rose » en compagnie de Gertrude Stein qui relance et par ses ricochets se substitue à l’interrogation), comme si de simples fleurs, et elles sont d’une simplicité qui défie le sens, impliquaient, à fond, et en la posant très concrètement, l’ultime et donc suffisante question métaphysique, en deçà même du principe de raison dont parlent les philosophes.
Et pour ce faire, l’ouvrage de Marion Grébert, le décline, il existe un lieu d’émergence de l’éclosion qui est l’Italie, qui n’est même pas, en tout cas plus et jamais là aussi un pays, mais en en réalité un lieu, autrement dit, à la différence de l’abstraction spatiale, des géographies variées, des atmosphères et des intensités climatiques qui le sont tout autant, des couleurs bien sûr que les fleurs portent à la lumière du sensible et que les grands peintres ont intensifiées en les exaltant.
Les fleurs, leurs lieux, les peintres… Les fleurs trouvent à se déclarer selon les espaces qui se créent entre ciel et terre, ou plutôt ciels et terres. Dans les Cieux, il n’y a plus de lieux pour nous. Sans doute y en avaient-ils à foison lorsque le Paradis faisait encore partie de nos aurores et de nos horizons.
Quoi qu’il en soit, ce livre à lire autant qu’à regarder, et inversement, dont l’absence de point d’interrogation ouvre l’espace de l’unité entre la contemplation et la pensée par cette liaison que la sensibilité, les cinq sens à la fois différenciés et confondus, ce qui en ajoute un sixième, que l’on surprend ici, réalise et porte au plus haut de ce qu’il faut bien nommer la splendeur (ekphanestaton), autrement dit le comble de la manifestation, la manifestation au-delà de la manifestation, une pure expressivité, ou encore sa déliaison et par conséquent sa libération.
Les fleurs n’en font qu’à leur aise en raison de cette dernière, elles surgissent même dans les interstices les plus étroits, même entre les époques comme ce mille-feuilles qu’est Rome. Rome est d’ailleurs, c’est ainsi que le livre s’ouvre, la ville des fleurs.
(Avant d’y revenir, la réponse des fleurs exige quelques interrogations en forme de méditations qu’en d’autres lieux il faudra, ainsi le souhaite-t-on, poursuivre. On espère qu’elles rejoignent ce dont l’ouvrage de Marion Grébert constitue les récits depuis les lieux de l’Italie et, surtout, les filigranes que son texte élégant et pudique, c’est-à-dire renonçant aux lourdeurs philosophiques dont on a du mal à se délivrer, laisse entrevoir. Ces détours, toujours maladroits, autrement dit si peu à la hauteur de l’ouvrage dont elle parle, forment la seule « critique » qui vaille, qui soit possible et praticable, se dit-on, celle inspirante, celle qui offre une liberté et on non une allégeance, au mieux ou au pire, c’est selon, à ce que l’ouvrage voudrait que l’on dise à son propos là où le lecteur, comme une oreille attentive, renvoie d’autres angles d’écoute et de vision. Peu importe, seul l’ouvrage compte, mais il exige bien un lecteur.)
Les fleurs, c’est vraiment étonnant et même étrange, ne se voient pas tout de suite. Elles se voient évidemment, et rien de plus visible qu’elles, vient-on de dire, mais c’est sans prendre en compte l’aura d’invisibilité, qui est la puissance de la visibilité ainsi que celle d’atteindre l’invisible à partir du visible qui constitue leur propre. Venant de nulle part, depuis un pli que la matérialité a magiquement pris, elles se montrent puis se dissolvent afin de renaître ailleurs, les graines ayant été semées à l’avenant et prodigues de leur abondance de vie.
En vérité, puisqu’on est dans l’incapacité de figurer leur commencement, les fleurs sont l’origine qui ne se confond en rien avec lui, comme si les choses pouvaient surgir non pas de rien, mais du fond obscur de la lumière … L’origine est invisible, c’est à elle que « l’expérience intérieure du déplacement » (11), selon la magnifique expression liminaire de Marion Grébert pour désigner celle de la vision, de la représentation et plus profondément et largement de la pensée qui a retourné les déterminations exclusives du sensible, donne accès.
Le lexique même des fleurs sert à en désigner la nature : la floraison, évidemment, qui porte toute la douceur de l’origine, mais aussi l’effleurement qui, par son tact et plus généralement son toucher, qui est offrande mais aussi réserve qui dit fermement « noli me tangere » au sens de la violence des emprises, qui signifie moins la fragilité que la puissance de transparence et d’accès à l’invisible. Les grands poètes le sont des fleurs : les baroques, ils sont si nombreux, Nerval, Rilke, Jaccottet, pour n’en citer que quelques-uns. Les fleurs, intouchables au sens qu’on a dit, proviennent de l’invisible dont elles portent à la visibilité le monde et font en retour voir l’invisible qui serait le Paradis perdu.
C’est pourquoi, la raison de l’absence de point d’interrogation qui signe la rigueur de l’auteur du livre, Marion Grébert, situe les fleurs au-delà de toute interrogation, certes, mais en les déployant avant même toute question. Les fleurs sont premières. C’est par et avec elles que le printemps vient depuis son intériorité réservée, comme depuis sous ou du fond de la terre.
Si cela paraît trop abstrait, on pourrait dire que les fleurs se placent en deçà d’une pensée en termes de questions et de réponses. Les fleurs ne sont donc pas même des réponses, elles n’ont pas à se justifier. Davantage : en plus de s’imposer dans la réalité (la représentation, la nôtre) et aussi dans notre imaginaire (plus largement, que serait-il sans elles ?), elles déploient le réel, cette instance qui échappe à la symbolisation, s’y soustrait même, sauf chez quelques poètes auprès desquels elles se confient en même temps qu’elles nourrissent ce que « poésie » peut vouloir dire.
(La philosophie quant à elle, en règle générale, n’y a rien compris, au premier chef le pessimiste et délicat Schopenhauer qui voyait dans la floraison le paradigme de l’impudeur).
Les fleurs, en Italie, à Rome en particulier, nous dit Marion Grébert, sont partout. Et dans leurs apparitions dans les lieux les plus improbables de la ville, depuis les moindres interstices jusqu’à leur omniprésence sur les places et les marchés, sans parler des fresques et des tableaux dans les lieux publics, les églises et les musées, elles se tiennent là, elles indiquent à chaque fois un là, un ici, de sorte que la pensée nous vient qu’elles ne sont pas seulement en et pour elles-mêmes des signes, mais qu’elles font signe vers une autre temporalité, une autre histoire et bien d’autres régimes d’historicités. Ce n’est donc pas seulement l’Antiquité qui se rappelle à nous comme un passé, mais une présence, non de ce qui est antique, mais actuel. Le temps consiste à temporaliser, comme lorsqu’on va à la campagne, qu’on y retourne, ou qu’on revient en ville avec la campagne ainsi que le pratiquait Pasolini, si présent dans ces pages (et qu’au passage, on relise, enfin, les poèmes, si beaux, de Pasolini !). À devenir, donc. À revivre, ce qui paraît si impossible. À saluer, comme lorsqu’on s’adresse à l’amour, et aussi à l’artiste. À remercier, toujours les artistes et même les sportifs. À regretter par-delà la vie, pour s’adresser aux morts, comme on sait. Pour signifier la naissance à venir, ainsi que tellement de tableaux le montrent. Et caetera, qui est l’infinité de la puissance des fleurs, d’une puissance (potentia) ontologique, jamais d’une potestas. Les fleurs sont présentes sur la terre et manifestent toujours un désir. Se confier aux fleurs, comme l’a fait Pasolini, c’est reconvertir le langage et par conséquent la pensée à partir d’elles. À cette fin, il leur faut mourir, porter en elle la légèreté et la transparence de l’éphémère pour qu’elles aient la possibilité de renaître. La vie, la mort, entre les deux, voici les fleurs, et aussi ceci, qu’elles proviennent de la mort, autant ce domaine qui précède la naissance que celui qui succède au vivant.
Et une très belle preuve de cela est ce que le livre de Marion Grébert dit de John Keats, de sa tombe à Rome et des violettes qui portent tout le poème de sa vie (les violettes refleuriront plus loin à propos de Robert Walser et au cours de deux pages ressenties comme émotionnellement très intenses – 167 & 168). (On se souvient, on y a songé en lisant, de ce cimetière anglais à Lisbonne abritant tellement de noms illustres et qu’un jardinier a fait visiter, on a songé aussi au déguisement du Christ en jardinier sur tant de tableaux, le Christ en fleurs en somme en était-on venu à penser si le maître des lieux n’avait pas, au terme de la longue visite que lui-même avait initiée, demandé l’aumône…).
Ce n’est pas uniquement et tous les romantismes qu’elle concentre, depuis l’appel du sud cher aux Allemands depuis Goethe, John Keats dont la maison borde la Piazza di Spagna, à Chateaubriand qui a droit à la « figure 1 » de l’ouvrage (un cahier d’images accompagne le livre en en constituant la seconde partie) que Rome est centrale, c’est, outre le signifiant « Italie » qui excède son signifié ou qui se concentre dans la métonymie des fleurs qui elle-même concentre le temps ainsi que parvient à le faire un poème. Car c’est à ce chapitre Prima Porta que l’on s’est attaché au sens physique du terme.
Il y est question d’une fresque qui ornait une pièce de Livia, épouse d’Auguste, et qui a maintenant été déplacée depuis le nord de la ville, nommé Prima Porta, au dernier étage du Palazzo Massimo qui jouxte la gare de Termini. Le cœur du livre peut en effet y battre conjointement à celui du lecteur, car l’anti-Paradis qui s’y trouve reproduit, qui n’est pas l’Enfer, le lieu de condamnation des « fautes », mais le paradis sur terre, fait relire toute l’Histoire et de façon quasiment anthropologique en ce que les fleurs qui y sont présentées forment le cadre des existences qui ne connaissent pas le poids des fautes et par conséquent de quelque expulsion du Paradis. Celui-ci est effectivement ici et là, ce là dont les fleurs sont depuis toujours les implants.
Peut-être, se dira-t-on, que ces fleurs n’existent pas, qu’elles n’ont de ce fait pas même de noms, mais à les contempler, on se persuade aussitôt qu’elles traversent le temps et l’Histoire, une anti-Histoire cette fois-ci pour redoubler l’anti-Paradis religieux, en tressant dans une peinture le poème qui seul est susceptible de réinventer le langage. On se souvient que le Ménon de Platon donnait à penser qu’à travers le temps et les différences entre les langues et les civilisations, tous les esprits reconnaissaient dans la géométrie les mêmes propriétés et par conséquent les mêmes vérités. De même, les fleurs qui servent de langage, non : qui sont le langage avant qu’on en ait perdu l’ordre des pétales, demeurent à travers le temps par la grâce de leur langage silencieux comme celui des « choses muettes » dont parle Baudelaire dans Élévation.
Non seulement les fleurs parlent, nous apprennent à parler lorsque nous n’avons pas ou plus les mots, elles nous indiquent également comment voir. Surtout lorsqu’on ne les voit pas en ne les remarquant pas. En suivant quelques remarques de Roland Barthes, Marion Grébert montre et même démontre toute l’intensité nécessaire de la présence des fleurs, qui ne sont pas des accessoires, mais des cadres ou des fenêtres pour qu’on voie ce qu’il y a à voir. En analogie avec l’invisible comme condition d’émergence du visible, les fleurs sont là pour qu’un monde s’ouvre. L’ouvrage en montre la réalité à partir de l’Adoration des mages par Gentile da Fabriano (1423).
Les fleurs ne se contentent pas d’être là, sans qu’on les remarque, en toute discrétion, elles révèlent l’importance de la discrétion, qu’elles sont même à faire bouquet, qui n’est que la puissance de la présence, ainsi peut-on le suggérer, ou bien la présence continue, presque pleine et sans différence si les fleurs n’étaient pas si prodigues en renvois et plus généralement en toutes sortes de signes émis depuis les profondeurs de leurs minces pellicules.
La page 69, s’emportant de joie, propose un florilège de la peinture. Et il n’y a décidément que les fleurs pour dire ce genre de choses. Aucune figure de style, pourtant nommée fleur de rhétorique, ne peut rendre compte de ce dont les fleurs elles-mêmes sont capables. D’ici à ce qu’elles soient aussi l’origine de la peinture, il n’y a qu’un pas, se dit alors le lecteur…
La rose désigne au demeurant le langage ; Pasolini le savait à la suite ou en même temps, différemment il est vrai, mais malgré tout conjointement, de Paul Celan. Elles passent, elles sont, les roses et les fleurs, passages, le silence ou la plénitude en profondeur du langage, surtout lorsque la verbalisation échoue, ou lorsqu’elle est détruite par la violence, ou encore lorsqu’on va de la campagne à la ville et que les fleurs sont les seules réalités qu’on désire emporter avec soi comme soi-même, ainsi que le fit Pasolini avec sa mère. C’est ce qui fait que les fleurs nourrissent également le souvenir jusqu’à lui donner forme. Toujours entre-deux, les fleurs ne comblent rien, mais lient à la manière des pétales qui dépendent les unes des autres. Temps et espace, les fleurs ne les remplissent pas, ni n’y circulent, mais elles les portent jusqu’à l’identification. C’est pourquoi, à sa manière, sobre et remarquable, Marion Grébert fait savoir que la rose « réussit là où l’homme échoue » et que « la rose est donc à l’image du divin ».
On en viendrait à ne plus en douter, les fleurs sont le « sujet » du livre de Marion Grébert, mais aussi le sujet au sens le plus grammatical et philosophique. C’est ajouter qu’elles fondent comme le poème et son poète, ne serait-ce que parce qu’elles portent la vie, qu’elles connaissent et traversent la mort (elles sont la figure la plus sensible de la résurrection et, une fois de plus, il ne relève guère du hasard que le Christ s’avance en jardinier auprès de Marie-Madeleine alors que le tombeau est vide), qu’elles survivent donc et nous survivent pour désigner ici-bas notre présence dans l’absence.
Certes, l’Italie ne cesse d’être présente et parcourue tout au long de l’ouvrage, mais quelques détours qui ne sont pas arbitraires ailleurs en Europe, Paris, Vienne, Breslau, Jérusalem, Chartres…, mais c’est le bref chapitre presqu’entièrement citationnel qui a pour titre Varsovie, Auschwitz, Athènes qui fait césure dans l’ouvrage, qui ouvre l’espace vide des fleurs, comme ce nom du camp entre les deux villes. On lira le très beau, on ne peut que le dire, texte de Robert Antelme, celui de Kant qui, à la réflexion, parce qu’on a beau chercher à surinterpréter, ne comprend rien aux fleurs, parce qu’il ne voit rien, n’a pas même envie de voir, lui qui a seulement la propension, à tous égards, à parler, on pleure en lisant Charlotte Delbo évoquant sa tulipe, et puis, bien sûr, il y a Paul Celan qui se tient là, qui confie les restes du langage à la rose. Heureusement, pour « finir », on lit les vers de Hölderlin qui semblent ici, rendons-nous compte, privilégier les fleurs à ces divinités que sont les fleuves avec lesquels ils partagent en français la première syllabe.
N’est-ce pas le signe, à travers ce voyage dans l’univers des fleurs (un univers plutôt qu’un monde puisque des plans divers se croisent comme la vie et la mort, l’ici-bas et l’au-delà dans un même lieu) de l’existence d’intimités supérieures, comme celle qui reliait Paul Celan et Ingeborg Bachmann « sous l’orage des roses » ? Ce langage-là est infini, comme ce « pourquoi » que les fleurs annulent, ne serait-ce que parce « à un pourquoi ne répondent jamais en écho que d’autres pourquoi » (227), ainsi que le rappelle Marion Grébert en philosophe des fleurs et d’abord en poète des fleurs qui se passent de philosophie ou qui l’englobent toute.
© André Hirt
NB : ce fut l’occasion de relire Victor Hugo, le chapitre des Misérables, finalement retiré, et qui est intitulé Les Fleurs. Une métaphysique s’y déploie.


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