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Lire Temps réel de Jean-Christophe Bailly, Seuil, 2024.

par | 8/04/2024 | Bibliothèque, Littérature, Notes de lecture

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

(On avait déjà signalé ici même la parution de l’ouvrage important de Jean-Christophe Bailly : 

https://www.opus132-blog.fr/bibliotheque-jean-christophe-bailly-temps-reel-seuil-2024/)

Si jamais on ne se rendait pas compte que le titre de ce livre insolite dans l’édition contemporaine du livre de Jean-Christophe Bailly, et croit-on savoir, ne serait-ce qu’à la seule lecture, très particulier pour l’auteur lui-même, n’était pas d’abord exact avant d’être magnifique, on ne se mettrait pas au niveau d’intervention qui est le sien. Intervention, c’est-à-dire dans ce qu’on appelle couramment et sans plus réfléchir un seul instant « poésie », un terme que l’auteur va à l’évidence jusqu’à récuser en raison, pour faire vite, de sa grandiloquence et plus rigoureusement de son inexactitude quant à la réalité de l’intention et, surtout, avant tout, de son inadéquation non seulement à la réalité (l’époque, l’histoire, le présent au sens de ce qui se donne actuellement comme cadre d’existence), mais au réel sur lequel bien sûr, en raison du titre de l’ouvrage, il faut nécessairement venir, et sans cesse revenir, ce qui précise déjà un tant soit peu le sens du terme.

 

On s’arrête déjà et on se convainc un moment qu’un commentaire, surtout celui portant sur un ouvrage qui n’est pas d’idées, ainsi qu’on en produit tellement, sous ce nom du moins, ne saurait se substituer au livre dont il serait l’effet. Certainement. Et puis on se laisse tout de même emporter et cette fois-ci on se persuade que du sens vient de se manifester en cours de lecture, qu’on est en train de le chevaucher, lui qui vient de s’ouvrir et de s’offrir. Du sens, rien que du sens, pas le sens en tout cas, aucune signification, rien de cet ordre, mais un emportement sur une tonalité d’être, d’existence et de pensée qu’on devine d’emblée, une nouvelle fois s’agissant de cette sorte de livres, rare, à laquelle Temps réel appartient, infini, sans achèvement donc et comportant une dimension de retrait qu’on aimerait spontanément tellement écoper, mais sans d’ailleurs du tout y croire, parce que d’une part c’est impossible et que d’autre part on a affaire à une étrange beauté, de celle qui ne cherche pas à tromper.

 

En lisant on se sent comme un enfant en train de colorier des formes toutes dessinées, des pochoirs en vérité, mais en débordant. Mais ce n’est rien se dit-on, personne ne viendra le gronder, car ce sera son dessin à lui, même s’il aurait rêvé d’être plus fidèle à ces formes et ces images. L’adulte qu’on est, quant à lui, n’est pas sans savoir qu’en lisant un tel livre, un imaginaire propre se construit, presqu’un autre livre possible, et c’est alors un sourire, presque de reconnaissance, qui accompagne le mouvement qui tourne les pages.

 

Mais un livre ? Est-ce bien un livre dans la mesure où il ne contient aucun discours, ne prend pas la pose, ne suggère aucune figure et encore moins se laisse séduire par elle (la figure, en effet, ou bien une continuité verbale, non chosale, un langage comme paralysé dans la présence et fasciné, ou encore subissant un blocage du temps dans le temps, alors même que ce qu’on comprend ici, en lisant, c’est que le temps n’est pas, mais se forme). Ou bien s’agit-il de ce qu’on désigne couramment par le terme facile de recueil ? Matériellement, il s’agit bien d’un livre, mais en un sens ici très spécial, celui qui rendrait compte d’une existence entière, dans le temps qui jusque-là lui a été imparti, dans sa chair même ou si l’on préfère dans sa substance active, déployée, attentive, pensante et voyageuse. Ce qui, sobrement, ne veut rien dire d’autre que l’expérience, autant qu’on puisse la rassembler et en faire l’inventaire, de la présence au monde. Et ne s’agit-il pas en l’occurrence, sans qu’on ait davantage besoin d’en faire mention parce que l’expression pourtant si précieuse, mais si souvent galvaudée, dans la somme, inachevée, d’une verbalisation, de ce qu’on peut entendre dans « vivre poétiquement » ou à propos d’une « existence poétique » ?

Mais cela est déjà, encore, trop grandiloquent. Rien dans cet ordre ou sur ce plan de l’existence ne se décide ou ne relève d’une volonté, ou pire encore, d’une pose ou d’une posture que « la poésie » ou les « poètes » qui s’auto-déclarent tels incarnent trop souvent et, on doit le dire, en feuilletant certains recueils ou en assistant à des lectures publiques, souvent si pieuses qu’on éprouve l’irrésistible envie de se sauver, ce qu’on ne fait pas, si triste que l’on est à l’égard d’un fond, qui doit bien exister en chacun, à vrai dire une trace que le poème non écrit aura laissé malgré son abandon au profit de quelque recherche d’effet ou d’effusion de soi.

 

Voilà. Voici des pages reprises dans l’ordre chronologique, jusqu’en 2022 et puis ce moment, est-ce juste un moment ? intitulé « finale » suivant le titre La balle et la barque. Et, pour une fois, une reprise chronologique ne manque pas d’intérêt, d’une part parce qu’elle est portée par une sorte d’élan, sans cesse repris et dont les lieux visités et les moments en mouvement (le rôle majeur du train et « sa mélancolie native » (74), son travelling – il y aurait tout un « traité » à écrire qu’on pourrait intituler « le train et le réel ») sont comme les reprises ou, dans la sensation comme dans la pensée, les recommencements, le plus souvent étonnés, jeunes, curieux de ce que les choses et le monde peuvent offrir.

Car il n’est pas question ici de simples mots dont très fréquemment « la poésie » se nourrit et semble se satisfaire, mais de « moments » de « temps réel ». La plénitude, on veut dire ce qui est plein d’histoire, de lourd passé, de couches d’expériences devinées, d’existences qu’on entrevoit, de langues si multiples et chacune très savante d’un savoir dont le mystère demeure comment il a pu ainsi s’accumuler dans les mots. Cette plénitude en effet, par la grâce de l’occasion (comment ? on ne sait, toujours est-il qu’il ne s’agit pas d’inspiration, mais de capacité d’attention, ou alors d’appels secrets que font les lieux, les choses et les atmosphères parce qu’elles touchent, comme par aimantation ou on ne sait quelle forme de reconnaissance quelque chose en nous, que ce soit un souvenir, un désir pourtant bien réel mais qui n’avait jusque-là pas trouvé son objet) est celle du monde traversé. La langue et les langues disponibles forment en quelque sorte les yeux pour le voir, de loin ou de plus près, ce qui donne toujours lieu à des plans rapprochés très étonnants dans les différents textes et dont l’une des ressources notables et insoupçonnée pour le lecteur est la peinture de Seurat à laquelle il est souvent fait référence, afin de souligner, toujours, la texture de l’image offerte, le nombre de ses éléments qui sont comme des pixels ou de la pluie de lumières momentanément projetées.

 

Car ce sont bien des instants, parfois on songe à des clichés photographiques, ou bien très souvent, comme on y a déjà fait référence, des travellings, en tout cas des « éclairs » dans la nuit du temps ordinaire, chronologique, lourd mais insensible, qui s’en va et qui se voit fendu, et donc arrêté et saisi par les mots qui s’imposent, là, et dont l’extension se montre tout à coup très grande, ce qu’on n’aurait jamais cru. D’un coup en effet, agissant comme sur un seuil, le silence est parlant, ce qui n’est jamais que le vrai silence, sa manifestation comme sa révélation. Alors viennent les images, et on se rend compte, s’il le fallait, qu’une image est ce qui s’ouvre, insoupçonnée, comme celle en Italie de la jeune fille sur le balcon « Ô toi que j’eusse aimée… ». Et si l’on y tient, on peut dire alors sans le moindre risque de prendre la pose qu’il s’agit de moments poétiques, avec la certitude toutefois, car c’est cela l’important, qu’ils sont très réels. D’abord, on les croit plus que réels et on a tendance à les surligner, ce qu’aura fait si souvent le surréalisme, sur le tard, jusqu’à s’user ce faisant dans la rhétorique pour ne pas dire le verbiage, alors que l’épaisseur réelle qui les habite suffit amplement pour les conforter, puisqu’on n’a de très loin pas fini d’en recueillir la force encore formatrice. Ce n’est pas pour rien que Jean-Christophe Bailly peut faire mention dans une belle page, avec la présence de Lucrèce, de la poussière d’atomes comme autant de pixels en formation d’une image (à ce propos, que serait, est-il écrit en 151, l’équivalent du dripping de Jackson Pollock pour l’écriture ?) ou d’un « temps cassé ».

 

Le « réel » est encore du temps, voilà qui est désormais certain lorsqu’on referme le livre, mais c’est alors d’un présent très spécial qu’il s’agit. À un moment, on ne sait plus trop à quel endroit, toujours est-il qu’on a été surpris et on ne sait trop quoi en penser Jean-Christophe Bailly laisse se prononcer le mot d’ « éternité ».(Vérification faite, le mot provient, répété, de La Véridiction à propos surtout d’« une éternité perçue dans le temps » qui marque ce qui est nommé « la césure », cet « atelier de l’élargissement du langage hors des régimes du nom et du concept », « un infinitif de la césure », donc, qui donne son titre au grand chapitre de LaVéridiction, lorsque le langage bascule dans l’infinitif du « vivre », du « mourir », de « l’exister », etc. Et on a envie de parler tout autant à ce propos d’un « infinitif de la présence »). Par ce mot d’ « éternité », peu maniable,  on croit toutefois comprendre ce que Jean-Christophe Bailly veut dire, à savoir ce travail continu du temps jusqu’à son éclosion, alors même que le monde était déjà là, mais sans doute en état d’attente de lui-même en nous et de nous en lui, autrement dit nous, encore « lui », en train, et c’est vraiment le cas de le dire tellement cette façon de voyager se trouve décidément, c’est son point de vue, son œil, sa caméra – et son crayon ! – au centre du livre, d’opérer « un voyage dans les choses » afin de constater se trouver devant ou dans des Denkbilder, des images de pensée, pour reprendre le mot très beau de Walter Benjamin, lui aussi un très grand voyageur, et en tous sens, de toutes les manières et dans toutes les directions même les plus insoupçonnées. Car qui ne voyage pas ainsi, même sur place, ne touchera pas au réel. Et c’est alors tout autant un mode de vie qui se signale et se conforte, car enfin en toute certitude il recouvre suffisamment ce qu’on appelle toujours un peu, en parlant trop fort, une vie poétique.  Ce toucher au réel, c’est bien ce qu’un poème veut dire, ou bien à quoi il pousse du bout de la langue à faire attention.

 

Et ce présent auquel on s’est laissé aller à penser ? Non pas un état, ce qu’il n’est certainement pas, mais une dimension active, celle en effet qui engage à prononcer le mot d’éternité, de celle qu’il arrive qu’on la rencontre parfois, elle qui est l’effet d’une rencontre, dans une image, au creux imprévu d’une musique ou sur une page qui soudainement, par on ne sait quel hasard, et se pose sous nos yeux et s’impose. Actif, donc, serait cet élan, comme au travail, perçant soudainement, remontant à la surface du monde, à l’apparaître, y montant et s’y manifestant en vérité pour la première fois, et dont l’image offerte comme présent, un présent, laisse entrevoir, mais en échappée, un reste. Oui, je ne sais plus, je préfère ne pas y regarder à nouveau, mais ce mot de beauté est-il prononcé au cours de ce livre ? Et s’il ne l’est pas, cela ne change rien, car ce qu’il recouvre est bien ce qui s’offre, car le « temps réel » est le sien, très souvent, d’une certaine manière, en tout cas. Et elle est en quelque façon ce reste, si bien qu’il ne saurait se confondre avec cette « beauté » cruelle, fausse et donc trompeuse à laquelle Lenz a réglé son compte, marquant ainsi la fin d’une époque et davantage que cela, tout un régime de pensée. Néanmoins, aucun autre mot que le sien ne se présente à l’esprit, en tout cas au mien, et devant cette interrogation, une solution à l’embarras pourrait bien être que ça n’est pas parce qu’une époque vient d’épuiser un mot autant qu’elle s’est épuisée en lui que ce même mot ne pas nous revenir, image dans les images, temps réel dans le temps, nouveau, autrement. Si cette hypothèse s’avère en quelque façon tenable, alors la conséquence en serait qu’une part importante de la pensée se joue là, sur la différence interne, radicale, qu’un mot connaît déjà mais qu’il faut reconnaître.

 

Et c’est pourquoi les lieux, les endroits, les pays, les paysages parcourus – comme des moments ! – se montrent si importants. On songe à l’Italie (72), à celle de Pavese, à ce pays si singulier qui, lorsqu’on le parcourt redonne consistance à la notion même de beauté, celle du monde, et pas seulement des grandioses œuvres d’art dont il n’est pas question ici, parce qu’alors que « tout est extraordinaire » (79) dès lors qu’on a été capable, on ne sait pas trop comment, de « serrer au plus près » ce qui se tient là recueilli dans le lieu, la situation et les choses. C’est cela « donner du présent une image exacte » (74), un désir qui se fait aussitôt injonction et mesure de la pensée. Et la chasse à cette exactitude, en quoi consiste le travail de la pensée et du poème, mais c’est de l’existence en général qu’il est question, c’est elle qui est en jeu et que l’on désire la plus exacte possible à l’égard du monde et des choses, ce serait cela la fidélité, cette chasse donc, qu’on perçoit, bien que d’autres raisons plus secrètes les motivent, dans les pages apparemment étranges, pour ne pas dire au premier abord incongrues consacrées à Diane et Actéon (162-166). Parmi les lieux, il y a l’Iran, et c’est étonnant (on connaît aussi les pages consacrées par Jean-Christophe Bailly à ce pays dans Café Néon et autres îles), il y a la Russie, bien sûr, mais on est aujourd’hui si malheureux à ce beau nom, il y a même Lille, et à chaque fois c’est une étrange beauté du monde (170) qui apparaît, c’est-à-dire une profondeur du temps, là où il touche au réel qui est autre chose que lui encore, qui sans doute le fonde, le fait bouger, parfois l’étouffe dans la mémoire et puis, soudain, le fait sortir de ses gonds pour se manifester en portant l’odeur d’oranger du seringat, plusieurs fois évoqué, qui n’est pas pour rien surnommé « le jardin des poètes » et présent dans ces pages lorsqu’on les tourne comme pour mieux en jouir.

 

L’Allemagne, toutefois, reste centrale, et de diverses façons. D’une part, grâce à la collection « Détroits » des éditions Bourgois, fondée et dirigée par Jean-Christophe Bailly, Michel Deutsch et Philippe Lacoue-Labarthe, qui nous a offerts tellement de livres importants, dont ceux de ce dernier, qui passe comme une ombre dans ces pages, comme celle de Jean-Luc Nancy aussi, auquel on ne peut pas ne pas penser en lisant Fin de la visite, cette page qui donne le tournis en évoquant d’ailleurs celui du temps, une page écrite deux jours avant la mort du philosophe, une page encore dont la métaphysique nous laisse désarmés, sans doute en raison du déséquilibre que fait résonner comme un fil tendu, quasiment rompu, le mot « fin » et parce que la visite est la dernière, qu’elle est désormais derrière et que son contenu, ce qui s’y est déroulé, dit ou seulement ressenti, est élargi à l’existence comme au monde.

L’Allemagne, donc, celle de Benjamin, pas celle des fous furieux, ni celle de Wagner évoqué par Heiner Müller, celle qui sent le propre et qui dégage « l’odeur du savon » (174), bien propre sur elle, croit-elle, celle, reprise brisée, meurtrie, saccagée, de Celan bien sûr, mais auparavant celle de Büchner à Waldersbach, avec Lenz, ce lieu « où tout a commencé », est-il écrit ici. Pour qui ? Pour Jean-Christophe Bailly et son ami Henri-Alexis Baatsch, toute la littérature moderne, et puis, on se permet de l’ajouter, notre propre existence ainsi un peu élargie, dont le moyen fut et est encore, plus que jamais, « l’invention d’une autre langue, la Woyzecke » (178), cette langue à laquelle on s’efforce, sans jamais y parvenir, mais il le faut tout de même, au moins en idée, d’être fidèle. Il y eut Kafka, qui parle cette langue, qu’on entend, même à plat, on veut dire projetée horizontalement en paraboles comme autant de chemins, de l’Allemagne à l’Amérique et de là sur le monde. Et puis, et bien avant, et toujours devant, Novalis, inépuisable, l’infini même.

 

Et justement, à propos de Novalis, il faut pourtant en venir à ceci, essentiel, toute une existence – si on se fie aux indications de dates, de mois, parfois de jours – est ponctuée, on dira rythmée par le poème, son souci ou sa recherche, à travers le monde, car l’univers parle. On peut lire, en caractères majuscules, rares parce qu’aucune hystérie, si commune ailleurs, un peu partout, au geste poétique, ne peut être constatée dans ces pages, cette phrase de Novalis, qui tout ensemble, est déjà un poème, n’ayons pas peur du mot pour une fois, l’essence du poème ainsi qu’un « discours », qui n’en est pas un, de la méthode, et même mieux : la règle de toute raison qu’il y a à écrire afin de rendre possible « l’élargissement du poème » (c’est, on le sait, le titre d’un grand livre de Jean-Christophe Bailly) : « L’HOMME N’EST PAS SEUL À PARLER, L’UNIVERS AUSSI PARLE, TOUT PARLE – DES LANGUES INFINIES » (177).

Ce qui met définitivement le lecteur sur la voie menant à ce qu’il faut entendre par « poème », dont on comprend qu’il est une voix parmi d’autres, celle des animaux, des choses et même des atmosphères. Cet ensemble résonne, c’est un bon mot, exact, consonne, dissone aussi (ce qui n’est qu’une manière que l’univers a d’orchestrer). Et puis on lit ceci, après des segments de poèmes de William Carlos Williams, auquel Jean-Christophe Bailly emprunte, je crois bien que c’est à lui, mais peu importe, le double point (:), mais en début de phrase, parce qu’il faut respecter la battue, la respiration et la tenue des choses et des êtres :

« Maisons timbales croisées tranchées prodiges :

Chaque mot comme en excès de lui-même,

L’intensité du sens qui apparaît à chaque fois, à chaque sursaut,

Que devient-elle dans le phraser qui est son voyage ? » (185)

C’est que cette rythmique (on songe à l’instant que l’ami Philippe Lacoue-Labarthe se rêvait batteur de jazz), en ses césures, ses relances et donc ses recommencements met en relief, autrement dit fait entendre et sentir, du « temps réel ». Entendons surtout qu’il n’y a pas une réalité du temps par opposition à son éventuelle apparence, mais qu’il y a du « temps réel » et que c’est lui qui ponctue le tracé d’existence qu’on a sous les yeux et que plus généralement on perçoit avec tous ses sens en lisant ce livre. Pour s’en convaincre, il suffit de s’attarder un moment sur ces pages 83 et 84 dans lesquelles se combinent d’ailleurs un souvenir de Lisbonne, la sensation des « accélérations soudaines/ pourtant vécues comme un long ralenti », l’enfance et donc ceci :

« : l’émotion du temps qui recommence, la bobine

du film enfantin revenu sans bruit

mourir une nouvelle fois dans le clapot vivant ».

L’enfance, il est question de l’Abgrund der Kindheit, à la fois, croit-on reconnaître, l’enfouissement et l’émergence du temps à partir de son abîme (cela ressemble à des formulations de Hegel) :

« une barque lancée dès l’enfance et par laquelle

Paris, par des mousses, des plantes d’eau, des colonnes

rejoint son pont d’enfance et l’Abgrund de ce point

cousu en moi par toutes les petites mains du temps. »

 

Plus haut, tout se justifie quant au poème (55) :

« écrire, par conséquent, c’est toujours relancer

c’est revivre le mouvement éperdu

qui ne peut pas se poser

qui n’a ni temps ni lieu pour cela »

 

Toutefois, on a encore et toujours l’impression d’être bien loin d’avoir touché au ressort du poème, qui, quant à lui, se légitime par le courage du retrait. Mais de quoi donc ? On le comprendra dès lors que l’on se sera arrêté sur la fausseté, pour ne pas dire le scandale, de la rhétorique, de la piété, de la pose, de l’emphase, de la fascination du silence et des blancs qui l’accompagnent. Le mot « reste », chargé comme sait par le « singbarer Rest », est déjà parlant dans son apparente négativité que, justement, il n’est pas. Ainsi dans Restes d’avril, ce poème lui aussi venu après les

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qui marquent la battue et la relance des phrases. Car beaucoup de choses sont avancées dans cette page 104, elles y sont avancées et appellent un commentaire si difficile et sans doute, à tous égards, infini qu’on n’est pas en mesure, matériellement et par insuffisance comme par incompétence, produire ici. Il suffit peut-être de dire que le poème se retire en se déposant tout comme le temps qui ne conclut pas. Ce qui ne veut rien dire d’autre, au fond, car cela est énoncé en toute lettre sur la page, que « le sens » n’est pas concluant, ni pour et sur lui-même et encore moins dans la surenchère qu’on est toujours tenté de lui donner en lui accrochant tant de mots et de formulations aussi inutiles que fausses.

Ce qui indique, on ne peut plus fortement, que le poème, mais on l’avait compris avec Novalis, n’est pas une affaire comme on dit de mots, mais de choses, ou plutôt, dans cet ordre, de choses allant jusqu’aux mots. Mais qu’on comprenne bien, et c’est ce que ce lambeau de « moquette rouge » (89) suspendu en face de la maison, qui intrigue jusqu’au chat qui regarde dehors, qu’on ne peut en terminer avec ce bout de moquette, d’une manière ou d’une autre, qu’on ne peut donc en finir parce qu’il est de la nature des choses de contenir, non : d’envelopper un reste, qu’on dira aussi bien « infini », que désignant du « sens » qu’aucune signification n’épuise. Et cela mène également à ceci, que le regard que l’on peut jeter sur le monde, les choses et les êtres qui le composent, doit se voiler en quelque façon en une sorte de suspension, car le mutisme seul, qui n’est pas le silence ou la pure et simple absence de mots, et la cécité, qui pas moins ne voit, parviennent à pressentir l’infini et le sens, l’infini du sens et le sens infini (91).

Pour en rassembler d’un mot ou de quelques-uns seulement la pensée, on peut se persuader, et même se convaincre que les mots eux-mêmes résonnent et que le poème le fait entendre lorsqu’il réussit, si l’on peut le dire ainsi, donc lorsqu’il parvient aussi à le faire entendre. D’où la musique, désormais inséparable du mot, cette musique qui n’est rien d’objectivement composé mais qui se trouve nouée au langage, les deux nous antécédant, s’ouvrant en nous (et ce n’est sûrement pas nous qui sommes en capacité de les ouvrir) et formant une phraseque chacun porte, ainsi que le rappelle Philippe Lacoue-Labarthe.

Résonner, la résonance, c’est en effet « la parution du sens » (8) Il n’existe pas de sens de quelque chose, cela c’est la signification, mais ce vent, ce souffle, cette tonalité, ce rythme, ce sera le poème dont il est dit en italiques à l’orée du livre qu’il « est le récitatif du vouloir dire de la langue ». Mieux : il est « chanté » (149), et son lieu, pour ainsi dire sa salle ou son plateau, est « l’oreille interne » (139), cet espace et ce temps, en raison de la distance, des allers et des retours que ce dernier impose, cet espace donc de l’image qui est « une tresse entre l’aperçu et le retenu » (75). (On se souvient tout à coup des ces mots de la Véridiction, cet ouvrage consacré à Philippe Lacoue-Labarthe, lorsqu’il parle du langage et de son « chant originaire », un langage donc qui perçoit « le chant même de sa venue : non comme une éclosion mais comme un retour, comme l’éternel retour de son commencement »). Tout cela, tout ce processus, est à la fois si rapide, si fulgurant, d’un seul coup si lent et si ralenti. Ou bien, l’interruption du temps, son recommencement, autrement et surprenant dans sa présentification qui n’est jamais ce présent donné là.  Ainsi, pour y revenir juste un instant, la beauté des ralentis, se dit-on en faisant surgir tant de directions de pensée, que nous disent-ils au juste, si ce n’est que rien de l’image, comme rien du poème et de la phrase ne sont, comme on croit, de nous. Lisons S’est envolée (200) avec ceci, qui est décliné à propos de toute phrase : « aucune phrase

n’est à moi, n’est de moi »

 

Le livre était donc le plus souvent conduit par les trains dont les trajets en tous sens, ce « brouillon perpétuel » (9) qu’on imagine tracé sur une carte avec ses zigzags, que Novalis a su mettre en évidence dans la pensée en exigence d’elle-même, ont laissé entrevoir du sens jusqu’à ce que le temps se suspende et qu’on entende son clapotis, à présent depuis une yole ou une barque qui conduisent l’existence, et qu’émerge des profondeurs de l’enfance ou seulement du passé, icicomme venue de l’ « eau-delà »,  l’image  toujours et encore à venir d’une « forme de vie » (10).

© André Hirt

Le 8 avril 2024.

 

 

 

 

 

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