La tonalité fondamentale des œuvres de Stifter n’est pas aisée à qualifier. Telle lecture y entendra une sérénité presque hors d’âge, une autre l’atmosphère de conte qui, néanmoins, se contredit parce qu’il ne peut que mal finir, une autre encore s’interrogera sur la nature duplice de la prose au sens où elle nous cacherait l’essentiel ou du moins quelque chose, une autre enfin percevra directement la violence dont presque jamais on ne rencontre directement les manifestations. C’est pourtant bien d’elle qu’il s’agit, à y réfléchir. Le fond de la prose est violent et son objet l’est tout autant. Au cours de la lecture, on en revient toujours au même constat : la violence est là, hors-champ, mais son ombre s’étend dans le cadrage de la prose qui suit paisiblement son cours. Un tout autre texte est à chaque fois lisible dans la moindre page. Stifter, sans trop allégoriser, aura produit un type d’écriture dont le résultat est la tension entre des pôles, d’une part la sérénité d’un lieu, d’un paysage ou d’un moment, d’autre part l’angoisse insupportable, que l’on soupçonne déjà folle, qui peut jaillir à n’importe quel moment des marges du texte. L’effet général pour le lecteur attentif est celui de la saturation. On sent à l’égard de la scène la plus paisible qu’elle est à la limite de l’explosion. C’est pourquoi la lecture superficielle ne retiendra que la prose surannée et même kitsch, alors que ce qui a guidé la plume est d’une intensité psychique exacerbée. Stifter écrit depuis le versant affectif qui ne lui est pas familier, celui de l’apaisement et de la sérénité. Il écrit pour laisser s’écrire l’autre versant. Si l’option d’écriture avait été inverse, la prose n’aurait pu accéder à l’ampleur et à l’envergure requises par l’intention et le propos. C’est en l’occurrence toute la singularité et le secret du style de Stifter.
La violence à laquelle on a fait référence est assurément celle de l’Histoire. À cet égard, Stifter appartient encore au romantisme. Mais elle est aussi celle de la subjectivité. Celle-ci n’expérimente plus seulement sa douleur dans son affrontement avec l’élément opposé, qu’il s’agisse de la société qui se modernise, de l’État qui impose sa loi ou d’un ordre plus général qui viendrait détruire un ordre plus ancien. La violence de la subjectivité est devenue interne. Sa tension est telle qu’elle frôle la congestion. Certains personnages de Stifter semblent sauver les apparences alors qu’ils n’en peuvent plus. Et s’ils se font si discrets, c’est qu’ils savent en quelque façon leur grandeur, mais aussi qu’elle ne possède plus aucune valeur et qu’elle est au fond négative. En position d’héroïsme, ils ne sont pas des héros. Ainsi s’accentue en eux le sentiment qu’ils sont perdus. Même les enfants ont le pressentiment de cette réalité. Ainsi, au creux de Cristal de roche, une lecture intensive débouchera sur le malaise. C’est ainsi, par en-dessous d’une certaine manière, que Stifter tient et retient son lecteur.
Il reste que considérer Stifter comme un romantique attardé, ou encore comme un conservateur tardif et d’autant plus naïf, n’avoir de considération pour cette œuvre que parce qu’elle fournirait quelles belles pages pour les exercices d’écolier, ce serait ne pas avoir perçu, donc compris ce qu’elle a vaincu et dû surmonter pour pouvoir atteindre le niveau d’une telle prose, et par conséquent cette voix si singulière.
La violence est tapie sous la simplicité de la phrase. C’est une simplicité conquise, à laquelle Nietzsche, comme on sait, ne fut pas insensible. Tout le mystère, et par conséquent aussi la clef de cette œuvre tient au point où le langage trouve sa direction, nous dirons son issue. C’est comme l’ouverture d’une bouche longtemps fermée et réservée, parce qu’elle a beaucoup crié. Comment, en vérité, Stifter a-t-il pu non seulement écrire, mais écrire ce qu’il a écrit ?
Il est certes possible de concevoir ce qui l’a fait écrire – saisir avant qu’il ne soit vraiment trop tard une vérité que l’Histoire allait enfouir et à laquelle nous n’aurons plus jamais accès que par un regard nostalgique, honteux comme on a dit (tout comme, de notre côté, nous nous sentons un peu honteux d’aimer lire Stifter en secret) –, mais il est manifestement plus difficile de surprendre le moment, temporel et logique, où la forme de l’écriture a bien pu prendre consistance.
Du reste, il y a la forme – la maîtrise stylistique, une sorte de hauteur que Nietzsche a précisément à l’esprit, soit une force et une noblesse – qui forme le pendant du contenu vrai qu’elle soutient et enveloppe. Ce n’est pas qu’elle aurait su trouver la forme pour l’informer, ce qui en soi constitue le moteur de l’illusion artistique, c’est qu’elle se détache de l’informe, se compose d’elle-même en rejetant la violence pour mieux, sans doute, pouvoir parler et se donner les moyens d’être entendue, comme au loin un orage qui menace, la violence du monde dans laquelle l’Histoire est entrée. C’est ce qui fait que Stifter compose à l’aide de deux régimes de la forme : la première qui neutralise le chaos, le délitement et le délabrement qui viennent, en toute chose, d’avoir lieu ; la seconde qui tient la première en respect, sur laquelle elle flotte, fragile comme un oiseau, et par laquelle la prose parvient, malgré tous les vents contraires, à son propre envoi.
© André Hirt, éditions Kimé, 2015, Col de la Passante Littérature, p.47-49.


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