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Lire Adalbert Stifter 1.

par | 13/07/2025 | Editoriaux et chroniques, Littérature

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Nous ne pouvons plus comprendre les personnages de Stifter. L’empathie est difficile, tellement ils nous paraissent éloignés dans le temps et l’histoire. Nous ne leur ressemblons plus en rien. Lire Stifter, ce n’est pas simplement opérer le saut nécessaire dans un livre, comme lorsque nous changeons d’époque, de milieu et de condition, c’est être le spectateur d’un monde que nous avons oublié, le plus vraisemblablement refoulé, parce que la contrainte qui nécessita de le quitter fut notre trauma. Ainsi, lire Stifter, pour celui du moins qui s’y est pour on ne sait quelle raison une fois engagé, sera comme la répétition de cette scène traumatique. À chaque fois, l’oubli épais se lèvera ne serait-ce qu’un peu, mais toujours en abandonnant le lecteur à l’impuissance de sa lecture. Celui-ci se demandera alors ce qu’il a bien pu lire, ce qui l’a si fortement ému, et, en même temps il éprouvera une sorte de honte à l’égard de son émotion, comme lorsque, en raison de la distance, nous nous souvenons de certaines situations de notre enfance. Stifter expose un monde, et nous expose en lui, sans le moindre commentaire. Il nous renvoie à notre propre texte incompréhensible. C’est que nous sommes devenus des autres et que nous savons, mais d’un savoir qui ne saisit pas sa signification, que nous sommes encore restés les mêmes. Simplement, ce que nous pouvons toujours rêver – une existence paisible, harmonieuse, fidèle à nos engagements de l’enfance – nous fait honte, parce qu’une telle perspective est devenue définitivement impossible. Les enfants de Cristal de Roche sont exemplaires à cet égard : ils sont nous et nous sommes eux, mais que nous sommes loin les uns des autres ! À supposer que nous rêvions encore d’une telle existence, nous aurions présentement l’apparence de personnages grimés et ridicules.

Or, quelque chose d’irrémédiable a eu lieu dans l’histoire comme en nous-mêmes. Contrairement à ce qui arrive dans l’œuvre de Proust, rien ne peut d’une manière ou d’une autre être racheté. Et même, rien ne peut plus être recherché. Le cours du temps, chez Stifter, est cruel : jamais il ne pourra se courber ou se retourner. Cet état de choses n’empêche pas que notre désir, dont nous avons perdu l’objet, soit comme éveillé, recueilli et cadré dans la lecture. Stifter nous met en présence de notre désir figé, au moment de son basculement et de son éclatement. Ainsi, quant à sa plus haute destination, nous savons que notre désir non seulement appartient au passé, mais qu’il y aurait dérision à vouloir le réactiver. Pourtant, nous en avons encore le désir, malgré toutes les impossibilités des perspectives objectives. Et c’est cela qui nous fait éprouver de la honte.

Nous ne pouvons donc plus nous comprendre en lisant Stifter. Son seul texte brouille le nôtre, à supposer qu’il en existe encore véritablement un, et nous renvoie à notre propre brouillage. Il fouille et feuillette le palimpseste que nous sommes, et exhibe comme un vieux tableau issu d’un héritage oublié un paysage dans lequel nous nous trouvons et où nous semblons être heureux tout en regardant avec inquiétude au loin dans le hors-champ de l’image. Ainsi, le texte se transforme en vitre, celle qui sépare ce temps figé de l’image du nôtre. C’est depuis cette vitre, venus depuis le verso d’un écran, que nous percevons ces personnages en train de parler. En même temps, au sein de cette parole, nous sommes comme au spectacle d’un film muet. Car, entretemps, leur parole s’est perdue – nous en faisons le constat dans le trait en quelque sorte illisible, pour notre époque, de Stifter – et surtout elle s’était vraisemblablement déjà perdue dans leur tête au moment où elle se formulait dans leur bouche. En parlant sur une limite ou sur un seuil dont ils n’osent entrevoir l’au-delà, leurs propos se brisent, comme lorsqu’on ne croit déjà plus à ce que qu’on est en train de dire, ou quand on éprouve un doute sur sa véracité. Sourdement, ce savoir les possède et les a déjà, au moment de l’écriture de Stifter, fait vaciller. 

© André Hirt, éditions Kimé, 2015, Col de la Passante Littérature, p.36-38.

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